PLAIDOYER POUR LES EHPAD
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Il est habituel de dire beaucoup de mal des EHPAD ; de leur coût exorbitant, de leurs services insuffisants, du manque criant de personnel, de l’épuisement des soignants.
C’est là une position qui me met mal à l’aise.
Bien sûr, on n’en fera jamais assez. Bien sûr, les conditions de travail dans les EHPAD sont le plus souvent inacceptables. Mais je me demande si on s’interroge assez sur les raisons de cette situation. On a déjà oublié, ce n’est pourtant pas si vieux, l’état des maisons de retraite à la fin des années 90. On a déjà oublié l’effort colossal qui a été consenti à l’époque.
Bien sûr, cet effort a été largement écorné par l’augmentation du nombre de personnes à servir ; bien sûr les décisions ineptes prises en matière de lits de long séjour ont terriblement contribué à alourdir la dépendance des résidents.
Mais quand on a dit cela, on n’a pas tout dit.
Dominique contribue largement à la vie de ce site. Elle m’a offert ce texte, que je publie intégralement, me bornant à le commenter dans des notes de bas de page.
PLAIDOYER POUR LES EHPAD
Je commencerai par un souvenir désagréable - aujourd’hui, on dirait peut-être traumatisant... J’ai autour de dix-huit ans, on est dans les années 70, et nous allons rendre visite en famille à ma grand-mère. Je n’aime pas ma grand-mère, et je ne crois pas qu’elle m’aime beaucoup non plus.
Ce dimanche-là, on va donc à R... Pour mes parents, c’est une expédition : nous habitons à 350 km de là, on a fait le trajet en voiture sur la nationale la veille après le boulot, cinq heures sous la pluie, on est arrivés à minuit, je sais que mon père était crevé, mais bon, c’est sa mère, il doit. Je sais aussi que mes parents râlent, parce qu’ils payent "plein pot", comme ils disent, ils payent "pour les autres", ceux qui sont là gratuitement [1] ...
C’est un ancien château, reconverti en "asile de vieux" - c’est comme ça qu’on dit. On a dû y mettre ma grand-mère après la mort de mon grand-père. Il y a quelques années en effet qu’elle fait des siennes : pendant tout un temps, elle a insisté pour que mon père l’emmène voir sa tombe chaque fois qu’il venait la voir (la tombe de mon père, s’entend, puisqu’elle pense qu’il est mort) et demandé des nouvelles de Saint-Pierre chaque fois qu’il lui téléphonait. Je me souviens qu’on en rigolait quand il raccrochait. Ça a pris un tour plus dramatique quand elle a tenté de se suicider en se coupant les veines du poignet avec un ciseau de couturière. Il se dit dans la famille qu’elle est devenue folle après le départ de son deuxième fils (mon oncle, le petit frère de mon père, le préféré) en Afrique, il ne revient qu’une fois par an, le reste du temps, c’est mon père qui s’occupe de leur mère [2].
Je trouve que la bâtisse est grise, hideuse et sinistre - je n’ai pas encore l’âge d’apprécier les détails architecturaux. L’intérieur est carrelé, verdâtre et maronnasse, ça sent mauvais, odeurs de vieux, de pipi, d’eau de Javel, de bouffe de cantine. Je déteste cet endroit. Ma grand-mère est dans une grande pièce où il y a quatre lits, elle en occupe un. Elle tourne la tête quand nous arrivons, et puis c’est tout. Cette vieille femme échouée me fait peur et me dégoûte un peu, et je crois que je lui en veux de ce qu’elle fait "subir" à mon père. Elle a 78 ans et mourra deux ans plus tard - c’était son plus cher désir, vivre jusqu’à 80 ans, graal mythique de sa génération...
Quarante plus tard, me voilà confrontée à la même situation que mes parents : mon père est décédé, ma mère est atteinte d’une démence de type Alzheimer (ce qui est nettement plus chic que de dire qu’elle est devenue folle, comme on le disait de ma grand-mère), et j’ai dû la "placer" en EHPAD (ce qui est nettement moins moche qu’ "asile de vieux"). Et je mesure la différence : ma mère a 87 ans et à ce jour, rien ne permet de penser qu’elle ne vivra pas jusqu’à 100 ans, si on en juge à ses excellents paramètres (mesures de tension et analyses de sang, je suis sûre qu’on n’a jamais mesuré les "paramètres" de ma grand-mère avec autant de zèle qu’on mesure ceux de ma mère, ni d’ailleurs qu’on n’a mesuré ceux de ma mère avec autant de zèle que depuis qu’elle est en EHPAD...), elle dispose d’une chambre individuelle avec salle d’eau et toilettes privées, les menus affichés chaque semaine sont plutôt appétissants, (même si pour ma mère ils sont "interprétés" en mixé et assez insipides, puisqu’il faut, pour des raisons médico-diététiques, éviter le sel, le sucre et le gras [3]), la révolution Pampers est passée par là et on change ses couches trois fois par jour, le bâtiment est joliment et joyeusement décoré dans des tons doux et chauds, ça ne sent ni le pipi ni l’eau de Javel (d’ailleurs, à ce que j’en sais, on a banni l’eau de Javel des établissements de soin, trop toxique pour le personnel d’entretien), plusieurs jeunes gens très motivés animent et stimulent avec conviction les résidents encore valides même si ce n’est jamais assez selon les familles... Je sais que l’EHPAD-bashing est à la mode, mais ce n’est pas mon expérience. Ma mère est entourée par une équipe professionnelle, attentive et ... le mot peut sembler étrange dans ce contexte, affectueuse. Pour ma part, j’habite, comme mes parents en leur temps, à 350 km de l’endroit où l’on "garde" ma mère, mais il ne me faut qu’1h20 en TGV pour m’y rendre. La seule chose qui n’a pas changé, c’est les proches qui râlent parce que ça coûte trop cher.
Et à ce sujet, je voudrais faire part de mes calculs. Ma mère m’ayant cent fois répété qu’elle ne voulait pas finir dans un mouroir comme sa belle-mère, j’ai essayé de la "maintenir à domicile" (encore une façon neuve de dire les choses : pourquoi pas simplement "rester chez soi" ?). J’ai aussi failli écrire, "j’ai essayé de toutes mes forces", mais ce n’est pas vrai : je n’ai jamais envisagé de quitter ma maison, mon travail, mon mari et mes enfants pour m’installer avec elle et me dévouer entièrement à ses soins. Mais je me suis vraiment battue pour qu’elle puisse rester chez elle, et j’ai découvert ce que j’appelle la course infernale : au fur et à mesure que la situation empire, mettre en place des solutions qui n’ont pas le temps d’être efficaces avant que la situation n’empire encore plus, ce qui appelle de nouvelles solutions, qui à leur tour n’ont pas le temps d’être efficaces, [4] etc . Car disons-le tout net : prendre en charge une personne démente, dès qu’on a franchi les premiers symptômes, quelques bizarreries anodines et même parfois rigolotes, c’est l’enfer. Je passe sur la violence psychologique de la chose - le fait que la personne démente ne perçoit en aucune façon les efforts déployés pour la protéger (puisqu’elle n’a déjà plus complètement conscience de son état [5]) fait qu’elle vous lâche d’incroyables méchancetés, qu’il faut bien avaler si l’on considère que de son point de vue, en effet, on la "traite mal".
Il se dit qu’autrefois le problème ne se posait pas, parce que le noyau familial prenait "naturellement" en charge ses aînés au sein de la même habitation. Je veux bien, mais si j’en juge par l’exemple de mes parents, ils ont été "quittes" de leurs obligations filiales bien avant d’avoir 60 ans. Et leurs parents avant eux ont été orphelins avant 40 ans. Aujourd’hui, quand je rends visite à ma mère, il me faut bien constater qu’au vu de la moyenne d’âge, les "enfants" pourront bientôt partager la chambre de leur vieille maman ou de leur vieux papa... il faut donc compter que les petits-enfants pourront se retrouver, à plus ou moins brève échéance, avec non pas un ou deux vieux parents sur les bras, mais jusqu’à deux parents et quatre grands-parents [6]...
Et j’en viens maintenant au "dur", les sous : une personne âgée démente nécessite une surveillance 24 heures sur 24. Une personne âgée démente, elle déambule, elle n’a plus aucune notion du temps, elle ne dort pas paisiblement la nuit, elle a peur des voleurs et des agressions, il faut la rassurer sans cesse, éteindre sous la casserole, fermer les robinets, raccrocher le téléphone, courir après le chéquier ou la carte bancaire qu’elle a planqués Dieu sait où, et elle tombe, lourdement, avec des os fragiles. Une personne âgée démente, c’est pire qu’un môme de trois ans, il n’y a pas un instant de répit. Or une surveillance 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ça a un coût. On entend souvent : "Ah, mais prenez donc quelqu’un chez elle, ça vous coûtera 1500 euros par mois, et vous serez tranquilles." Oui. Il y a sûrement des personnes qui sont prêtes à prendre soin d’une vieille personne démente à temps plein pour 1500 euros par mois [7].
Je n’en ai pas cherché, pour les raisons suivantes :
On trouve dans certains romans du XIXème ce personnage admirable de la domestique fidèle, employée dans la famille depuis toujours, qui sur ses vieux jours se consacre exclusivement aux soins de la vieille maman ou du vieux papa. Aujourd’hui, il n’est pas inhabituel que beaucoup de gens considèrent que la bonne solution, c’est l’immigrée sans papiers qui accepte ce travail, qui lui procure un revenu non négligeable et lui permet de nourrir sa famille.
Mais, et c’est mon premier mais, non, je ne serais pas tranquille. Quelles sont les qualifications de cette personne, dont je connais à peine l’état-civil, à part sa bonne volonté éventuelle ? Que se passe-t-il le jour où elle n’est pas là, pour quelque raison que ce soit (et des raisons, il peut y en avoir des quantités, si vraiment elle a une vie en dehors de la personne qu’elle est censée assister 24 heures sur 24...).
Mais, et c’est mon second mais, qui relève de ce que j’appellerai mon "éthique idéologique" : il existe aujourd’hui une législation sociale, qui prévoit un salaire minimum, et une limitation de travail à 35 heures par semaine, et je ne vois aucune raison de ne pas m’y plier "parce que ça coûterait trop cher". Or l’un dans l’autre, une présence 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, c’est quatre personnes à temps plein. En les payant au SMIC, avec charges sociales, moins déductions fiscales, ça tourne autour de 10 000 euros par mois, et on n’a pas vraiment de garantie sur la "qualité" de la prise en charge. Il y a quelqu’un, elle prépare le repas et fait la lessive, donne les médocs préalablement disposés dans un pilulier. Mais au-delà ? (J’ai connu quelques "assistantes de vie" pilleuses, qui disparaissaient aussi vite qu’elles étaient apparues dans les registres de la société de services qui les facturait à ma mère - "Ah, on ne sait pas où elle est partie, mais de toutes façons, vous ne pouvez pas prouver que c’est elle qui a volé, n’est-ce pas " ?).
A ce montant, il faut ajouter le coût du logement (toutes les personnes âgées démentes ne sont pas propriétaires de leur domicile), la nourriture, la location du matériel médicalisé, les couches, le kiné et la pédicure à domicile. Par contre, la Sécu étant bonne fille, les passages à l’hosto, les médocs, la visite quotidienne des infirmières, celle du médecin par ci par là sont "gratuits" (mais ils ont aussi un coût, totalement occulté). Bref, on doit bien arriver à quelques 12.000 euros par mois. Et avec cette somme, je doute encore que la "prise en charge" soit celle que nous voudrions pour nos aimés, linge impeccable, coiffeur, attentions diverses... Un chiffre qui serait VRAIMENT intéressant, c’est quel était le budget mensuel de l’entretien de Madame Bettencourt dans ses dernières années, là je crois qu’on aurait le tournis...
L’EHPAD (le mouroir, selon la vision de ma mère, avant qu’elle n’ait plus d’opinion du tout sur le sujet), c’est, en moyenne, entre 2000 et 3000 euros par mois. Donc c’est sinon une bonne affaire, du moins un bon compromis, à la fois financièrement et qualitativement, pour les familles comme pour les personnes concernées.
J’entends, bien sûr, les familles qui disent qu’à ce prix, la façon dont on traite leurs vieux proches est scandaleuse. Oui. Et je suis toujours tentée de leur demander pourquoi, alors, ils ont fait le choix de placer leur proche en EHPAD, si eux feraient tellement mieux à ce prix. Quand je suis d’humeur plus empathique, je me dis que cette façon de "râler contre les EHPAD" est une manière d’évacuer le chagrin et la culpabilité - chagrin de constater l’inéluctable décrépitude d’un parent aimé, et culpabilité de s’être mal conduit en s’en "débarrassant" [8].
J’ai conscience que ce discours n’est pas audible. Le séjour de ma mère dans son EHPAD lui coûte près de 3700 euros par mois, ce qui est dans la moyenne en région parisienne. C’est beaucoup d’argent, beaucoup plus qu’un bon salaire et une excellente retraite. Il ne suffit pas de dire que les "investisseurs privés s’en mettent plein les poches". C’est sans doute vrai, mais seulement dans une certaine mesure. Supprimons les dividendes, et les EHPAD (s’il reste quelques philanthropes pour en construire) ne factureront plus "que" 2700 euros au lieu de 3000 aux familles (à 10% de rendement, on explose déjà tous les records d’investissement spéculatif !). Les EHPAD sont déjà subventionnés à 40% par des recettes publiques, provenant de diverses sources. Faut-il augmenter cette proportion ? Le problème de fond, c’est qu’une personne âgée démente et/ou lourdement dépendante coûte une fortune, et que notre société n’en a pas les moyens [9]. Elle pourrait les avoir, mais il faudrait rogner sur le reste - l’éducation, la culture, les transports, la justice, l’armée, l’environnement... Quel serait l’avenir d’un pays qui consacrerait la plus grosse partie de ses ressources à prendre soin de ses vieux [10] ?
La question suivante, c’est que faire ? En Belgique et aux Pays-Bas, des députés ont émis l’idée de cesser de financer les soins après 85 ans. On peut supposer que cela diminuerait le nombre de résidents en EHPAD, et donc que cela diminuerait le coût global de la "dépendance". L’idée est profondément choquante, mais moins que celle qui se cache derrière le discours "euthanasiste". On entend couramment (et récemment encore, quoique dans un autre contexte) : "Personne ne voudrait finir comme ça". "Même son chien, on le traite mieux que ça - on le pique". Il paraîtrait qu’une "majorité des Français" réclame le droit à l’euthanasie et au suicide assisté.
Mais il faudrait savoir ! Ma mère n’avait et n’a sans doute aucune envie (si tant est qu’elle ait encore envie de quoi que ce soit) qu’on la pique ! Et quand dix vieilles personnes meurent de la grippe dans un EHPAD, on entend hurler au meurtre de masse, au génocide de vieux ! N’y a-t-il pas une immense incohérence dans le fait de vanter ad nauseam la légalisation de l’aide active à mourir, tout en clamant qu’il est plus grave de mourir de la grippe ou de quelque prétendue "maltraitance" que d’une injection létale [11] ?
Il y a sans doute toujours des progrès à faire. Mais il serait bon aussi, parfois, de se retourner sur les progrès déjà faits. Dans l’immense majorité des cas, j’ai l’absolue conviction que les vieux de 2019 sont infiniment mieux traités que ne l’étaient les vieux de 1979. Tout le reste est spectacle et manipulation des esprits.