Pour solde de tout compte : Clap de fin sur l’euthanasie ?

8 | (actualisé le ) par Michel

La convention citoyenne sur la fin de vie a rendu ses conclusions. Je ne m’y suis pas intéressé : il y a longtemps que la messe est dite, et que les militants de la mort pour tous ont course gagnée. J’ai eu l’occasion d’écrire sur ce site que les deux lois Léonetti y auront puissamment contribué, mais ce n’est plus le sujet. Bref, puisque plus rien ne sert à rien, j’avais décidé de me taire.

Pourquoi dès lors revenir sur cette décision ?

Pas pour lutter, j’ai renoncé. Mais peut-être, pour d’autres luttes, qui sait, pour ne pas laisser passer sans réagir le monceau d’approximations, d’âneries, de mensonges, dont ce débat aura regorgé. Et pour essayer de faire sentir en quoi le combat était inégal.

J’ai déjà parlé de l’opinion des Français : 93% d’entre eux seraient favorables à une aide active à mourir s’ils étaient en proie à des souffrances insupportables. Et j’ai dit que les militants qui brandissent ce sondage ne se rendent même pas compte de l’anomalie : il n’y a certainement pas en France 7% de masochistes pour souhaiter mourir dans des souffrances insupportables. Mais ce sondage montre que l’escroquerie continue : car il y a clairement deux problématiques :
- Celle des malades (en fin de vie ou non, peu m’importe, mais je reviendrai sur ce point), qui ne sont pas soulagés de leurs souffrances.
- Celle des citoyens (malades ou non, en fin de vie ou non, peu m’importe aussi), qui ne souhaitent pas vivre les jours qui leur restent.
J’accorde sans peine que le fait de vivre une vie dont on ne veut pas peut entraîner une souffrance insupportable, dont nul ne peut juger à la place de l’intéressé ; c’est en tout cas ce que nous disent les zélateurs de la loi. Il n’empêche que chacun peut voir l’abus de langage dont on se sert ici ; il est vrai que notre époque n’en est plus à un abus de langage près. Notons seulement que cet abus est nécessaire si on veut maintenir le mythe des 93%. Mais peu importe, après tout. Ce que je veux relever c’est qu’on justifie la loi par la souffrance.

LA SOUFFRANCE :

Alors parlons de la souffrance. Sommes-nous sûrs que cette question est claire ?

Il y a la douleur, et il y a la souffrance.

Tout le monde sait qu’il n’y a pas de différence entre les deux : la douleur et la souffrance sont même chose. Voilà qui est clair. Les choses se compliquent cependant quand on se demande pourquoi tout le monde est d’accord sur ce point… alors que c’est faux. Expliquons.

Schématisant à l’extrême, je dirais que quand l’organisme subit une agression il envoie un message d’alerte ; c’est ce qu’on appelle la nociception ; ou la douleur. En ce sens la seule définition correcte de la douleur a été donnée par Arnold Schwarzenegger qui, dans Terminator 2, indique : Pour moi la douleur est une information comme une autre. Le problème est que quand je ressens une douleur il me vient immédiatement deux questions :
- Qu’est-ce que c’est ?
- Cela va-t-il durer ? Ou se reproduire ?
De la réponse à ces deux questions dépend l’apparition et l’intensité de la souffrance que je vais éprouver. C’est la raison pour laquelle, par exemple, le soignant explique au malade ce qu’il va lui faire : si le patient sait à quoi il doit s’attendre, il n’en aura pas moins mal, mais il souffrira moins. Ajoutons une conséquence de ce qui précède : la souffrance suppose la conscience, et plus précisément peut-être la mémoire. Il y aurait à se demander ce qu’il en est de la souffrance chez le dément (sans oublier toutefois que le dément ne perd pas conscience, et que la perte de mémoire est un problème compliqué).

Il n’y a donc pas de sens à dire que la douleur et la souffrance sont la même chose. D’ailleurs chacun sait qu’il y a des souffrances sans douleur : se noyer n’est pas douloureux, et d’ailleurs c’est bien de souffrance sans douleur dont on se sert pour justifier la généralisation de l’aide active à mourir. Inversement il y a des douleurs sans souffrance : il n’est nul besoin d’être masochiste pour savoir qu’il a des plaisirs qui entretiennent d’étranges relations avec la douleur ; mais plus simplement le boxeur, qui sait pourquoi il prend des coups, supporte la douleur bien mieux que celui qui se fait tabasser ; ou encore vous savez bien que votre chien, qui court se réfugier en hurlant derrière le canapé parce que vous lui avez donné une tape sur le museau, c’est le même qui rentrait juste d’une bagarre épique avec les clébards du quartier.

Ce qui est vrai c’est que dans la réalité douleur et souffrance sont tellement mêlées qu’il est un peu vain de vouloir les traiter séparément. Il n’en reste pas moins qu’il y a deux notions, deux éléments, deux phénomènes. Et que la définition de l’association internationale pour l’étude de la douleur (IASP) : La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle ou décrite dans ces termes est une catastrophe parce que délibérément elle mélange les deux.

Pourquoi est-ce important ? parce que les conséquences thérapeutiques sont majeures. Ce contre quoi nous avons à lutter, ce n’est pas la douleur, c’est la souffrance : si la douleur ne faisait pas souffrir elle ne mériterait pas qu’on s’en occupe. Bien entendu quand on souffre d’une douleur le meilleur moyen de guérir la souffrance est de traiter la douleur ; pour autant l’ennemi est la souffrance, non la douleur.

On ne le voit nulle part mieux que dans la pratique de l’anesthésie.

Chacun sait que le premier agent utilisé en anesthésie a été le chloroforme. C’est un produit qui n’a aucune action contre la douleur, mais qui fait perdre conscience : pas de conscience, pas de souffrance. Plus tard, et même encore maintenant, on a employé les barbituriques, avec le même effet.

Au fil des années on s’est aperçu que, tout de même, il valait mieux traiter la douleur du malade endormi : par exemple quand on prenait la tension artérielle du patient endormi on voyait bien que son organisme réagissait d’une manière fâcheuse. On a donc pris l’habitude, dès qu’une chirurgie est un peu douloureuse, d’ajouter un peu de morphine, ce qui calme l’organisme et évite d’avoir à utiliser des doses de barbituriques qui, trop élevées, pourraient poser problème. Il n’empêche que c’est sur l’hypnotique, non sur l’antalgique, que repose la prise en charge de la souffrance.

Une situation particulière est encore plus éclairante : dans certaines chirurgies de très courte durée, en ORL par exemple, on recourt à des drogues comme le flunitrazépam (nous y reviendrons). Le patient dort, mais assez peu ; par contre il perd la possibilité de mémoriser ce qui se passe. Le chirurgien fait son geste, et on voit bien que le malade le ressent : il s’éveille, s’agite, il faut le tenir. Mais quand le geste est terminé il ouvre les yeux et demande si on va bientôt commencer : pas de mémoire, pas de souffrance.

Pourquoi se perdre dans de telles considérations ? pour deux raisons au moins :

La première est que ce préalable est obligatoire si on veut comprendre, par exemple, ce qu’est la sédation.

La seconde est qu’il faut comprendre qu’on ne peut pas discuter de l’euthanasie en faisant mine de ne pas prendre conscience de la complexité de ce dont nous parlons. Prendre en charge la souffrance, du moins le faire honnêtement, sincèrement, c’est garder à l’esprit ce que je viens d’expliquer. Et tout de suite saute aux yeux une difficulté insurmontable : allez donc expliquer ça à une heure de grande écoute. C’est la raison principale pour laquelle le combat est trop inégal pour pouvoir être mené.

LA SÉDATION :

Qu’en est-il de la sédation ?

Il existe une famille de molécules qu’on appelle benzodiazépines ; la plus connue d’entre elles est le Valium®. Ces molécules partagent peu ou prou plusieurs propriétés :
- Ils sont anti-épileptiques ; ceci nous intéresse assez peu.
- Ils sont décontracturants musculaires ; c’est un effet nettement plus utile, car on sait bien que le malade douloureux se crispe.
- Ils sont tranquillisants : l’utilité est évidente.
- Ils sont sédatifs, entraînant une somnolence, voire un sommeil complet.
- Ils sont amnésiants : le sujet perd plus ou moins la possibilité de mémoriser ce qu’il vit.
- Ajoutons un sixième effet, qui est un inconvénient : ils sont dépresseurs respiratoires. Disons rapidement que la respiration n’est pas un phénomène automatique, comme le sont les battements cardiaques : il existe un centre de la respiration, qui analyse la teneur du sang en oxygène, et qui déclenche un mouvement respiratoire quand cette teneur baisse trop. Certaines substances, comme la morphine (mais aussi, donc, les benzodiazépines), diminuent la sensibilité du centre respiratoire, qui cesse d’envoyer ses instructions en temps utile : au sens propre le toxicomane en overdose ne sait pas qu’il est en train de s’asphyxier : il oublie de respirer.

Dans cette famille de médicaments, il en est un dont les caractéristiques sont très particulières : c’est le midazolam, ou Hypnovel® ; il présente toutes les propriétés qu’on vient de décrire, mais il est surtout sédatif et amnésiant. Toutefois il se distingue surtout des autres par son extraordinaire brièveté d’action : on l’injecte, le malade s’endort presque immédiatement ; on cesse de l’administrer, le malade se réveille dans la minute qui suit. C’est à cause cette propriété unique qu’il est utilisé, puisqu’il permet d’endormir et de réveiller le sujet à volonté. Il y a très peu de variations d’un patient à l’autre, et nous savons doser et évaluer la profondeur du sommeil induit.

Cela est-il dangereux ? La réponse est non, à telle enseigne que c’est un produit couramment utilisé en réanimation. On préfère souvent endormir les malades de réanimation, non seulement parce que souvent le séjour en réanimation est tout sauf agréable, notamment en raison des soins agressifs qu’on y dispense, mais aussi parce que dans de nombreuses circonstances il est bon de mettre en quelque sorte le cerveau au repos. Ces malades restent sous sédation plusieurs jours, voire plusieurs semaines, alors qu’il s’agit de patients dont on espère bien qu’on va les réveiller quand ils iront mieux ; c’est ce qui est fait quand on entend dire que telle victime a été placée « en coma artificiel », expression qui ne décrit nullement une situation d’une extrême gravité.

Autrement dit quand on nous raconte que la sédation n’est rien d’autre qu’une euthanasie déguisée, on ment. Ou on n’y connaît rien. Il existe d’ailleurs des études, déjà anciennes, qui montrent qu’en toute fin de vie les malades meurent moins vite quand ils sont sédatés que quand ils ne le sont pas, tout simplement parce que la souffrance est délétère pour l’organisme.

Il faut toutefois faire attention : l’Hypnovel® est un médicament très fiable, à condition d’être manié par un médecin qui le connaît. Rien n’est plus simple en effet que de provoquer un arrêt respiratoire en injectant d’un seul coup une dose massive. Pratiquer une sédation demande de la compétence, mais aussi de la droiture. C’est ce qu’il y a d’impardonnable dans la loi Claeys-Léonetti, qui dispose sans autre forme de procès :

A la demande du patient, la sédation profonde et continue peut être mise en œuvre à son domicile, dans un établissement de santé ou un établissement mentionné au 6° du I de l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles.

Ce qui est impardonnable, c’est d’annoncer cela sans la moindre précaution. On peut évidemment pratiquer des sédations à domicile, je l’ai moi-même fait. Mais que fait-on quand on écrit cela sans rappeler que toute sédation demande un médecin formé et entraîné, une surveillance de tous les instants et un minimum de matériel pour parer aux éventuels incidents ? Ce que la loi Claeys-Léonetti met en scène, c’est que pour ces patients il n’y a qu’à envoyer la sauce, et tant pis, ou plutôt tant mieux, si ça casse. C’est pourquoi j’ai écrit en son temps qu’elle ouvrait à deux battants la porte à une légalisation de l’euthanasie, qui aurait au moins le mérite de l’honnêteté. Nous y sommes. Il ne fallait pas s’en étonner.

La sédation se pratique depuis trente ans. Nous la connaissons fort bien, nous n’avons pas besoin qu’on nous dise comment faire.

Il n’y a aucun sens à écrire dans la loi qu’elle doit être « profonde et continue » : la sédation doit avoir la profondeur et la durée nécessaires, et cela s’évalue au lit du malade, cela fait l’objet d’un contrat moral avec lui ; dans ce cadre on peut parfaitement convenir avec le patient d’une sédation profonde et continue ; encore cela veut-il dire que cette profondeur sera simplement celle nécessaire à son sommeil. Si on veut standardiser un geste présenté comme définitif, alors c’est qu’on parle d’autre chose, c’est qu’on déclenche une euthanasie soft qui n’ose même pas dire son nom. Si c’est pour faire cela, alors, qu’on les tue, au moins ce sera clair.

Il n’y a pas davantage de sens à préciser qu’elle doit être associée à une analgésie prévue au présent article : on prescrit une analgésie quand elle est nécessaire :
- Souvent ce sont des sujets qui ont mal. Souvent, mais pas toujours. C’est là un des grands motifs de surprise, voire de conflit avec l’entourage : « Comment, Docteur, vous ne lui donnez pas de morphine alors qu’il a un cancer ? » Allez donc expliquer à un proche que dans près de la moitié des cas les cancers évoluent sans aucune douleur. C’est qu’il faut que ce drame qu’est la mort mérite son nom de drame, et que tout s’y déroule dans le feu et le sang, le bruit et la fureur. Il est agaçant d’entendre répéter qu’ « on meurt mal en France », comme si on mourait mieux ailleurs, comme si on n’avait pas lourdement développé les soins palliatifs, et comme si la réalité n’était pas que dans, disons 90% des cas le mourant n’a tout simplement besoin de rien, la mort fait plutôt bien son travail quand on la laisse le faire sans s’en mêler plus que de raison. Ceci dit sans méconnaître les immenses progrès qui restent à faire, et le scandale par lequel il existe encore une quinzaine de départements qui n’ont pas de structure de soins palliatifs.
- Pour autant, quand le malade a mal, il est sous morphine, et il n’y a aucune raison de supprimer ce traitement quand on l’endort. Cela exigerait au minimum d’approfondir la sédation, et on s’approcherait alors dangereusement des doses toxiques.
- Enfin beaucoup de médecins jugent sage d’instaurer systématiquement un verrou de morphine chez ce malade sédaté dont il serait tout de même difficile de détecter une douleur. Mais ce n’est qu’un pis-aller, et d’autres solutions sont au moins aussi efficaces.

LIMITES DE LA SÉDATION :

Reste à savoir si la sédation permet de répondre à toutes les situations de souffrance. Et ce que nous entendons témoigne d’un consensus assez fort : il y a des situations qui échappent à cette technique.

On voit moins souvent décrire ces situations. Peut-être parce qu’on ne précise pas ce qu’on entend par là.

Si nous considérons les situations relevant de ce que nous appelons la sédation terminale, celle du sujet condamné à très court terme, force est de constater qu’on n’en observe pas. De fait, il suffit de réfléchir : la sédation est une technique d’anesthésie générale. On connaît peu de gens qui doutent de l’efficacité de l’anesthésie générale. Dans la pratique le médicament utilisé est le midazolam, et nous n’en utilisons pas d’autre. S’il en est ainsi c’est tout simplement parce qu’il n’est pas utile d’en employer un autre. Rien ne s’opposerait à ce qu’on emploie si nécessaire des produits plus puissants, même s’il faut bien reconnaître que leur maniement serait sans doute plus délicat.

On a décrit des situations où la sédation a été prise en défaut. L’un des exemples les plus parlants est sans doute l’affaire qui voici quelques années a fait grand bruit de ce patient, jeune, qui avait été mis sous sédation terminale et avait agonisé six jours durant, enchaînant les crises d’épilepsie et finissant par mourir de faim et de soif.
1°) : Je suis parfaitement conscient du risque que je prends à parler d’une situation que je n’ai pas vue. Je suis encore plus conscient d’entrer ici dans la discussion la plus compliquée qui soit.
2°) : Par contre je ne vais pas tenir compte de ce qui a été dit par les experts qui ont étudié le dossier, et qui ont conclu que la sédation avait été mal faite. Je ne vais pas en tenir compte parce que ce n’est pas, au fond, le plus important.
3°) : La question posée par ce cas est uniquement, ou devrait être uniquement, celle de la souffrance du malade sédaté. Cela conduit à analyser trois points :
- Il a enchaîné les crises d’épilepsie. Le propre des crises d’épilepsie est que la victime ne s’en rend pas compte ; il suffit d’écouter les sujets épileptiques pour comprendre que c’est même cette perte de conscience qui rétrospectivement leur est la plus grande source de souffrance.
- Il est mort de faim et de soif. Outre que c’est faux, chacun comprend aisément qu’un malade convenablement sédaté n’éprouve ni faim ni soif.
- L’évolution a duré six jours. Là encore, pour le malade inconscient, cela n’a évidemment aucune importance ; tout au plus cela montre que la sédation (c’est bien ce que, dans ce cas particulier, on a déploré) ne hâte pas le décès.
4°) : Mais la question la plus terrible est évidemment ailleurs : ce qui est décrit comme une catastrophe, ce n’est pas ce que le malade a vécu mais ce que son entourage a vu. Le problème n’était pas dans la souffrance du malade mais dans celle de son entourage. Et le spectacle était épouvantable. Surtout il donnait à croire que le patient souffrait alors que ce n’était vraisemblablement pas le cas. Ici se trouve la difficulté essentielle :
- Après une longue pratique on finit par apprendre à évaluer la souffrance d’un malade. Mais on perdrait son temps à demander à des proches de faire le tri entre leur propre souffrance et celle de l’être cher. Qui se hasarderait à expliquer que le malade souffre moins qu’ils ne le pensent se verrait rétorquer qu’il n’a pas de cœur. On ne s’en sort qu’à force de discussion, de négociation. Quand on s’en sort.
- Cette souffrance de l’entourage doit impérativement être prise en charge. Une solution aurait été ici, peut-être, d’approfondir la sédation ; j’aurais pu prendre une telle décision. Mais il faut bien voir qu’on se heurte là à une difficulté terrible : car il n’est pas possible, pour répondre à la demande de Pierre, de donner à Jean un traitement dont il n’a pas besoin mais dont Pierre a besoin que Jean le prenne ; la liste est longue, par exemple, des abus commis dans ce registre sur les personnes âgées ; et les professionnels des soins palliatifs savent combien il importe de toujours se demander au désir de qui répond le geste qu’ils entreprennent : désir du patient ? désir des proches ? propre désir du soignant ?
- Il faut donc, dans la sédation, ne considérer que ce qui est bénéfique au malade. Le problème est que si on maintient ferme ce principe, alors on consent à laisser son entourage face à un spectacle éprouvant, voire insupportable. Cette situation est un modèle de difficulté éthique : on ne peut transgresser la règle, mais si on ne la transgresse pas les conséquences seront catastrophiques ; on reconnaît un problème éthique à ce qu’il n’a pas de solution.
- En pratique, donc, il faut probablement se résoudre à transgresser la règle et à sédater le malade plus que nécessaire ; à la double condition de savoir qu’on le fait, et de le faire en gardant le pied sur le frein.

Les cas non couverts par la loi  :

Mais que faire des situations dans lesquelles sédation n’est pas permise par la loi ? Car de telles situations existent bel et bien, tout le monde le sait et le dit, y compris les défenseurs du statu quo.

Lisons la loi : ce qui nous intéresse ici est son article 3 :

Art. L. 1110-5-2.-A la demande du patient d’éviter toute souffrance et de ne pas subir d’obstination déraisonnable, une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu’au décès, associée à une analgésie et à l’arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie, est mise en œuvre dans les cas suivants :

En soins palliatifs cette stratégie n’a rien d’une nouveauté. La question serait plutôt de savoir si elle est toujours mise en œuvre à bon escient.

1° Lorsque le patient atteint d’une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme présente une souffrance réfractaire aux traitements ;

Ceci ne pose aucun problème.

2° Lorsque la décision du patient atteint d’une affection grave et incurable d’arrêter un traitement engage son pronostic vital à court terme et est susceptible d’entraîner une souffrance insupportable.

Cet article est suffisamment vague, ou suffisamment hypocrite (mais je crois qu’il y a de saines hypocrisies) pour permettre à peu près tout ce qu’on veut. Depuis la loi du 4 mars 2002 le malade est toujours libre de refuser les soins ; l’expression à court terme se prête à toutes les interprétations, et il n’y a guère de jurisprudence pour préciser ce qu’on doit entendre par là ; ce serait pourtant son rôle, même si on lui souhaite bon courage. Dès lors le patient qui veut, par exemple, tout à la fois écourter l’évolution de son cancer et ne pas y assister rentre parfaitement dans le cadre de cet alinéa.

Mais qu’en est-il des patients qui sont atteints d’une maladie grave et incurable pour laquelle il n’y a pas de traitement du tout, ou si peu, par exemple d’une sclérose en plaques, mais dont la vie est à elle seule une souffrance ? Ou ce ces sujets qui ne sont pas malades du tout, mais dont le handicap est insupportable ? Qu’en est-il de ces vieilles personnes qui ne veulent pas vivre leur fin de vie ?

Prenons en exemple le cas, historique, de Vincent Humbert. Laissons de côté les nombreuses ombres de cette histoire, et acceptons-le tel qu’il a été décrit. Il s’agissait d’un patient qui n’était menacé de rien, mais qui, et à juste titre, jugeait insupportable la vie qu’il menait. Il y avait deux manières au moins de répondre à sa demande.

La première était de remarquer que si de tels sujets n’avaient pas besoin d’une prise en charge ils ne souffriraient sans doute pas, ou pas autant, de leur état. Ils sont libres de mettre un terme à cette prise en charge. Nul doute alors que s’ils le font ils vont se retrouver éligibles à l’une ou l’autre des dispositions prévues par la loi. En d’autres termes je peux parfaitement soutenir que si je cesse d’alimenter Vincent Humbert je crée de ce seul fait une situation grave et incurable qui engage son pronostic vital à court terme, il suffit de faire fonds sur l’imprécision des termes. Hypocrisie ? Sans doute. Mais on m’a bien demandé tout à l’heure d’approfondir la sédation d’un malade qui ne demandait rien et dont il fallait (à juste titre, encore une fois) soulager la famille.

La seconde est de remarquer que la sédation ne concerne pas que la fin de vie, et qu’on sédate couramment des malades de réanimation qui ne sont pas atteints d’une maladie incurable et dont le pronostic vital n’est pas engagé irréversiblement à court terme. Je suis donc libre, dès lors qu’il y consent, d’endormir Vincent Humbert, et je suis tenu de ne plus le soigner si c’est sa décision.

Il y a donc certainement des cas qui échappent à la loi ; mais :
- Je veux bien qu’on me les montre.
- Quand il y en aurait, il s’agirait d’exceptions. Lorsqu’on se figure que la loi est là pour traiter des exceptions, on montre simplement qu’on ne comprend rien à ce qu’est une loi.

Je ne perds évidemment pas de vue que cette proposition n’aurait pas répondu à la demande telle qu’elle avait été formulée (nous dit-on) par Vincent Humbert. Elle a toutefois le double mérite de résoudre le problème de la souffrance et de pouvoir être mise en œuvre sans difficulté éthique, encore moins de difficulté légale ; ce n’est déjà pas si mal.

LE SUICIDE ASSISTÉ :

Il reste cependant à parler de ces personnes qui, envers et contre tout, veulent disposer de leur mort, et mourir comme elles l’entendent. Après tout, je peux le comprendre : que dirai-je moi-même le moment venu ?

Mais je ne suis pas sûr d’avoir envie de répéter ce que j’ai déjà écrit, et dont je ne changerais pas une virgule. J’espère seulement avoir rendu clair qu’il faut une solide dose de mauvaise foi pour assimiler ces situations à celles de souffrances insupportables ; et que, s’agissant des sujets en proie à des souffrances insupportables, il faudrait une solide dose d’inhumanité pour prétendre leur imposer ce parcours du combattant de la demande réitérée, de la décision collégiale, etc. ; quand les souffrances sont insupportables on sédate, et quand on a sédaté il n’y a plus de souffrances insupportables.

Chacun peut mettre un terme à sa vie quand il le veut : une mort pour convenance personnelle, en somme : le suicide n’est pas une infraction pénale ; la question posée est de savoir si la société est tenue de s’organiser en ce sens. Je persiste à dire qu’elle ferait bien de s’en abstenir, on en trouvera la démonstration à http://www.michel.cavey-lemoine.net/spip.php?article104. Mais là où la mauvaise foi le dispute au délire c’est dans l’argument ultime : il faut bien se procurer le médicament qui libère, et le pentobarbital n’est pas disponible hors d’une procédure de délivrance particulière.

Je n’arrive pas à comprendre si, avançant ce prétexte, on se borne à se moquer du monde ou s’il s’agit d’une fantasmatisation du mourir, superposable à ces songeries que nous avons tous faites et au cours desquelles nous assistons à notre propre enterrement.

On se moque certainement du monde à propos du pentobarbital. Comme s’il n’y avait pas de barbiturique disponible en France. Comme s’il n’y avait que les barbituriques pour se suicider en confort et sécurité. Comme s’il n’était pas simplissime, y compris pour une personne étrangère au monde du soin, de trouver l’information nécessaire, que n’importe qui peut trouver sur le net en quelques secondes, à condition de faire montre de la même ingéniosité que celle qu’il déploie quand il est question de changer la bagnole. Mais je suis en train de me répéter ; et surtout j’oublie que les militants de la mort pour tous ne plaident que pour ceux qui n’ont pas accès à Internet.

Par contre on délire largement autour du mourir ; c’est que le suicide assisté doit à la fois rester un geste simple mais, tout de même, requérir (il est intéressant d’en méditer les raisons) l’aide d’un tiers. Juste pour éclairer ce point, j’allais presque dire, pour le fun, décrivons la procédure d’euthanasie telle qu’elle avait (je ne sais pas si c’est toujours le cas) cours aux Pays-Bas il y a encore peu de temps. On fait se succéder deux injections :
- Une de barbiturique pour endormir le patient.
- Une de curare pour paralyser sa respiration.

On reste pantois.

On injecte du barbiturique. C’est nécessaire si on veut assurer le confort du patient, qui doit ne se rendre compte de rien. Ce qui est moins compréhensible c’est que, comme on l’a vu, le barbiturique seul est parfaitement capable de tuer son homme, c’est une simple question de dose et de vitesse d’injection (le midazolam serait encore plus adéquat, et c’est ce que pour ma part j’utiliserais, mais chacun ses marottes). Pourquoi une procédure aussi compliquée ? C’est qu’il s’agit d’une mise en scène : on donnera la mort sous anesthésie générale, ce qui est gage de confort ; donner la mort à cause d’une anesthésie générale, ce serait tout de même plus dramatique.

On injecte du curare. Pourquoi diable ? est-ce pour obtenir une paralysie respiratoire ? C’est une bonne idée, mais alors cette paralysie suffit à entraîner le décès,et le barbiturique y aurait suffi. En fait le curare a une autre fonction : celle de paralyser l’ensemble du système musculaire, ce qui garantit que le patient ne bougera pas. Avec le barbiturique, le malade ne voit rien, avec le curare c’est l’entourage qui ne voit rien. Une mort propre sur elle. Tout de même j’entrevois une difficulté : que se passe-t-il quand on curarise un patient qui n’a pas reçu assez de barbiturique pour être endormi ? Il se passe qu’il va assister à la suite du spectacle sans avoir aucun moyen de manifester ce qu’il éprouve… On voit par là que le problème est de réussir la mise en scène pour l’entourage, et que dans tout cela on n’a que faire du malade. La seule solution serait de garantir le confort de ce malade avec une dose massive de barbiturique, et si on la donne on n’a pas besoin du reste.

La procédure que je viens de décrire est donc celle qui était appliquée voici quelques années aux Pays-Bas. C’est aussi celle qui est utilisée aux États-Unis pour les exécutions capitales (avec le seul ajout, sans doute pour gagner du temps, de chlorure de potassium), procédure dont tout le monde s’accorde à nous multiplier les descriptions apocalyptiques pour mieux en stigmatiser l’inhumanité.