Malice, ruse, mensonge

14 | par Michel

Je suis actuellement étudiante de 3ème année en soins infirmiers et mon travail de fin d’études traite de la place que prennent malice, la ruse et le mensonge dans les soins.

En effet lors de mes stages, j’ai observé le personnel soignant utilisant des stratagèmes plus ou moins éthiques, pour parvenir à leur fin. Comme : « Si vous ne voulez pas vous laver, je le dis à votre fille et elle ne voudra plus venir vous voir », ou piler les traitements dans un yaourt et le dissimuler au patient refusant de les prendre autrement.

Que pensez-vous de ces pratiques ? Comment faire autrement ? Je veux devenir une bonne infirmière mais qu’est ce que cela veut dire « bonne infirmière » ?

Si Mme X ne prend pas ses traitements, elle décompensera. Si elle ne se lave pas, des affections cutanées se présenteront. Que faire ?

Bonjour, Stéphanie.

J’aurais bien préféré que vous me posiez cette question voici quelques années ; à cette époque j’avais des certitudes, maintenant je n’en ai plus aucune. C’est l’une des singularités de ce métier : plus on avance et moins on comprend. N’importe. Je vais essayer de vous répondre, en tâchant, ce qui ne sera pas une mince affaire, d’être un peu moins pagailleux que d’habitude.

Je me demande si le plus simple n’est pas d’attirer votre attention sur quelques imprécisions de votre propos. Car il me semble que vous n’avez pas une conception totalement exacte de ce qu’est l’éthique. Bien sûr je pourrais vous renvoyer à [1]http://michel.cavey-lemoine.net/spip.php?article62, mais le plus court est sans doute que je reprenne l’essentiel de mon exposé.

Ce qui vous choque, ce sont les stratagèmes plus ou moins éthiques. Je le comprends, ils me choquent aussi. Mais je crains que vous n’ayez de l’éthique qu’une vision partielle.

Il y a deux grandes manières de concevoir la réflexion éthique.

La première est l’éthique dite déontologique, qui est grossièrement celle de l’Europe continentale, et dont le représentant majeur est Emmanuel Kant (Kant qui parle de morale, mais peu importe). Il s’agit de considérer qu’il y a des principes, et que ces principes doivent s’appliquer. Il est interdit de mentir.

La seconde est l’éthique dite téléologique, qui est, toujours grossièrement, l’éthique anglo-saxonne, et dont le représentant majeur est Jeremy Bentham. Il s’agit là de considérer que les actions ont des conséquences, et que ce sont ces conséquences qui doivent guider les choix. Une chose est bonne si elle fait le plus de bien possible au plus de monde possible (ce qui implique qu’elle peut être bonne alors qu’elle fait un peu de mal à quelques personnes, si du moins ce mal est nécessaire pour atteindre le but).

Deux observations sont nécessaires.

La première est que ces deux conceptions ne s’opposent qu’en apparence. Car si Kant pose qu’il est interdit de mentir, c’est parce que la vie sociale repose sur la confiance, et que si on transige avec la confiance on détruit la vie sociale. [2] Reste que si Kant pose le principe, c’est en raison des conséquences. Inversement, quand Bentham dit qu’une chose est bonne si ses conséquences sont bonnes, il énonce un principe.

La seconde est que, prises isolément, chacune de ces conceptions aboutit à des catastrophes.

Il est interdit de mentir. Soit. Votre ami est un résistant, il est poursuivi par la Gestapo ; il vient se réfugier chez vous ; la Gestapo frappe à votre porte et demande si votre ami est là. Au regard de l’exigence kantienne, vous n’êtes pas sans solution : vous pouvez prendre un fusil et tirer ; vous pouvez aussi faire remarquer que votre ami se bat pour un monde où il n’y a pas de mensonge, et que vous ne pouvez pas sauver sa vie si le prix à payer pour cela est la destruction de sa raison de vivre. Tout de même ce n’est pas satisfaisant.

Une chose est bonne si elle fait le plus de bien possible au plus de monde possible. Soit. Encore faudrait-il définir un peu plus précisément ce qu’est le bien : c’est une notion dont la géométrie est particulièrement variable. Allons plus loin : dans une civilisation qui admettrait, par exemple, que tous les hommes ne sont pas égaux il est facile de justifier un esclavage raisonné [3] dans lequel les esclaves souffriraient modérément, cette souffrance étant justifiée par la prospérité économique qui en résulterait.

C’est pourquoi une réflexion éthique suppose trois temps.

Soit un problème. Dans un premier temps il faut repérer les principes qui le régissent. Ensuite il faut se demander si les conséquences résultant de l’application des principes sont acceptables. Si c’est le cas, alors la question est résolue.

Mais il peut se faire que les principes ne soient pas applicables. Soit parce qu’il y a des principes qui se contredisent (la femme est libre de disposer de son corps/Il arrive que dans certaines circonstances elle héberge le corps d’un autre) ; soit parce que les conséquences de l’application des principes soient déraisonnables (il est interdit de voler ; mais si c’est pour sauver une vie…).

Dans ce cas le problème n’a pas de solution. Ce qui caractérise les problèmes éthiques, c’est qu’ils n’ont pas de solution. Il s’agit alors de trouver la solution la moins mauvaise possible, ce qui le plus souvent revient à se résoudre à violer un principe. Au moins saura-t-on dire quels principes on viole, et pourquoi on le fait.

Ainsi Il arrive que dans certaines circonstances la femme héberge le corps d’un autre, mais si on néglige le fait que la femme est libre de disposer de son corps, le risque est de mettre cet autre dans une situation catastrophique. La moins mauvaise solution est donc de privilégier le premier principe aux dépens du second, ce qui est d’autant plus aisé qu’il n’y a pas de sens à parler d’un autre avant une certaine durée de développement fœtal. Reste à se souvenir que c’est une mauvaise solution [4].

On voit que le fonctionnement de l’éthique est d’ordre judiciaire. Le juge n’est pas là pour appliquer la loi : ce qui applique la loi, c’est le radar. Le juge est là pour ne pas appliquer la loi. Il est là pour dire : « Il y a des textes, qui édictent ceci et cela ; mais dans ce cas particulier nous allons faire autrement, et voici pourquoi ». Et le corpus de l’éthique, comme le judiciaire, comporte trois volets :
- Un volet législatif : ce sont les principes sur lesquels tout le monde s’accorde. On verra vite que ces principes sont bien peu nombreux. Cela pose même le problème d’une hypothétique universalité de l’éthique [5].
- Un volet jurisprudentiel : il est de règle dans une discussion éthique de ne considérer que le cas précis dont on a à débattre ; mais tout de même on finit par apprendre des choses, et il n’est sans doute pas nécessaire, devant chaque demande d’avortement, de refaire l’intégralité du raisonnement ; on doit pouvoir s’inspirer de cas déjà résolus.
- Un volet procédural : il y a une éthique de l’éthique, qui impose des règles de discussion pour aboutir à une décision droite (écoute absolue de tous les participants, secret des débats, absence de chef, etc.).

Je vous dis cela parce qu’il y a dans votre propos quelque chose d’excessif. Bien sûr l’éthique déontologique affirme qu’il n’est pas permis de mentir à un patient, fût-il dément. Mais il faut aussi, en éthique téléologique, considérer :
- Le but poursuivi.
- La gravité du préjudice éventuel.
Le but poursuivi est toujours louable ; quant au préjudice il est négligeable ; cela me fait penser à ces questions qu’on me pose sur l’opportunité de maintenir une perfusion en fin de vie : oui, dans son principe, cette perfusion est une mesure d’acharnement thérapeutique ; mais quand on n’aura plus que ces acharnements-là à combattre…

Il me paraît donc essentiel de ne pas surestimer l’importance de la question que vous posez. Mais… cela veut-il dire qu’elle ne se pose pas ? Si, elle se pose. Elle est à la fois, au fond, futile et fondamentale. Futile parce qu’elle traite de détails ; fondamentale parce qu’elle met en lumière la conception que le soignant se fait de son rôle.

Mais les deux exemples que vous donnez ne sont pas de même nature.

Si vous ne voulez pas vous laver, je le dis à votre fille et elle ne voudra plus venir vous voir

Ce n’est pas un problème éthique, mais une faute professionnelle. Un soignant n’a aucunement le droit d’impliquer la famille dans ses stratégies de soin, encore moins de lui prêter des attitudes, des comportements, des réponses, des sanctions. À la rigueur je pourrais tolérer qu’on dise : je crois que votre fille ne serait pas contente. Il y aurait un problème éthique si la soignante mentait. En l’état elle ne fait que menacer. En somme s’il y a une question éthique elle est là : un soignant peut-il s’autoriser à menacer ?

Approfondissons encore. La stratégie de la soignante est tout simplement fautive, mais la question posée a bel et bien, elle, un volet éthique.

La patiente qui ne veut pas se laver, nous l’avons tous connue. Et nous savons :
- Qu’il y a presque toujours moyen de négocier.
- Que face à ces personnes nous avons tous notre lot d’échecs.

Nous savons aussi qu’il s’agit pour les soignants d’un problème crucial, mais aussi d’un problème irrationnel. Je vous renverrais bien à http://michel.cavey-lemoine.net/spip.php?article124, mais faisons plus simple et résumons. Vous écrivez : si Mme X ne se lave pas, des affections cutanées se présenteront. Je vous mets au défi de trouver un seul cas de patient qui ait développé une affection cutanée en ne se lavant pas :
- Ce qui est exact c’est que dans notre société les personnes qui ne se lavent pas sont souvent des personnes qui n’ont tout simplement pas les moyens de se laver, ce qui fait qu’elles sont plus que les autres exposées à des affections parasitaires, infectieuses, etc. Mais ce qui les met en danger, ce ne sont pas les pratiques d’hygiène, ce sont les conditions sociales.
- Ce qui est exact, c’est que la toilette est l’occasion d’un contrôle visuel de la peau, qui permet de repérer des anomalies.
- Mais vous savez aussi bien que moi que, par définition, on repère ces anomalies chez les personnes que, précisément, on est en train de laver.
- Il n’y a aucun argument pour dire que ces anomalies en sont vraiment. On les constate, on les traite, elles s’estompent, sans qu’on sache ce qui se serait passé si on n’avait rien fait. Par contre on connaît les effets indésirables, surtout sur la peau âgée, des excès de lavage et des applications irraisonnées de topiques de tous ordres.
- Etc. Mais pour le soignant l’acte de toilette est un symbole, le cœur du métier. Que ce soit totalement irrationnel ne change rien à l’affaire, cela suffit à expliquer les dérapages que vous avez constatés. On peut justifier un passage en force quand il s’agit d’une question de vie ou de mort ; ici ce n’est pas le cas, mais le soignant n’est pas en état de supporter l’idée que, réflexion faite, cette toilette qui accapare la moitié de son temps de travail n’est pas une chose si importante que ça.
- Ajoutons que cette stratégie n’a pas beaucoup de chance de fonctionner ; si elle marche c’est qu’on pouvait en utiliser une autre.

Alors, comment pouvons-nous formuler cette question ? Raisonnons en théorie. La première étape de la démarche éthique est kantienne : quels sont les principes ?

Nous avons une dame qui refuse de se laver. C’est un comportement qui s’écarte de la norme sociale habituellement acceptée en France. Il y a donc une anomalie, que je peux choisir d’appeler ou non, peu importe, une pathologie. Mais il se peut aussi que cette dame ait, au fil des ans, ou de tout temps, adopté une attitude d’incurie qui la conduit à ne pas se laver comme les autres personnes. Ce n’en est pas moins une citoyenne libre de ses choix. La situation est régie par l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Et la seule limite que nous pouvons imposer à cette dame est celle des nuisances qu’elle peut engendrer pour son entourage. Ici c’est très simple : elle vit, bon gré mal gré, en collectivité, et la vie en collectivité obéit à des règles. Elle peut donc choisir de se laver ou non, mais si cela induit des désagréments pour les autres résidents elle devra quitter l’institution.

Mais choisit-elle de ne pas se laver ?

Je ne vais pas faire ici l’analyse des refus de toilette, me bornant à remarquer qu’à tout le moins ils appellent un minimum de négociation. La personne qui refuse de se laver le fait pour une raison, et le refus de toilette impose l’intervention du psychologue. Et c’est encore plus vrai chez le malade dément : chez le dément l’opposition, éventuellement l’agressivité, sont l’ultime moyen dont il dispose pour manifester sa liberté, son pouvoir sur les événements.

Bref la personne qui refuse la toilette ne fait pas qu’exercer une liberté ; elle est aussi la victime de forces qu’elle ne maîtrise pas. Or nous savons bien que face à une situation donnée nous ne sommes libres que dans la mesure où nous disposons des éléments nécessaires : on ne peut pas dire que j’exerce ma liberté si on me fait signer un contrat que je n’ai pas lu.

Nous avons donc un conflit entre deux principes : le respect de la norme sociale d’un côté, le refus d’exercer une contrainte de l’autre. Parce qu’il y a ce conflit la démarche kantienne ne suffit pas : il n’y a pas de bonne solution. Cela nous conduit à passer à la seconde étape : celle de Bentham. Quelles sont les conséquences des diverses attitudes ?
- Si on ne fait rien, la dame risque des troubles cutanés ; mais, je le redis, c’est anecdotique.
- Plus gravement elle risque l’exclusion sociale, voire l’exclusion de l’établissement ; c’est beaucoup plus lourd de conséquences.
- Il y a d’autres conséquences en termes de déstabilisation, notamment de l’équipe soignante ; il faut se demander ce qu’on fait quand on reconnaît à un résident un statut particulier, etc.
Peu importe. Il suffit de noter l’existence d’une conséquence redoutable : si la personne ne se lave pas elle va devoir quitter l’institution.

Bentham nous invite donc à décider ce qui est le moins mauvais pour la personne ; et il y a trois solutions :
- Le passage en force pur et simple.
- L’utilisation d’une ruse.
- La mise à la porte.

Et on voit très vite que le passage en force et la mise à la porte sont des solutions qui ont pour elles le mérite de la clarté : elles respectent l’exigence kantienne, qui est ici de ne pas dissimuler les choses (c’est bien cette dissimulation qui vous a choquée, n’est-ce pas ?). Mais dans l’un et l’autre cas le prix à payer pour respecter cette exigence apparaît totalement démesuré : violence du premier, désastre social pour le second. La seule solution réaliste est donc la ruse.

Mais à quelles conditions cette ruse est-elle légitime ?

Il faut d’abord s’assurer qu’elle est nécessaire. Cela suppose notamment qu’on ait compris autant que possible la raison du refus, et qu’on ait épuisé toutes les ressources de la négociation. Il faut donc une prise en charge psychologique de la situation. Ce qui serait éthiquement inacceptable, c’est que la stratégie soit décidée par une seule soignante, ou chacune pour son compte. On va consentir quelque chose de grave : violer un principe éthique. On ne peut violer un principe éthique que si :
- On sait quel principe on viole.
- On est conscient de le violer.
- On sait pourquoi on le viole.
- On sait dire tout ce qu’on va mettre en œuvre pour le violer le moins possible.
- On sait dire ce qu’on va faire pour le violer le moins longtemps possible.
- On met en place les outils permettant d’évaluer la pertinence de la stratégie.
- Et bien sûr la stratégie mise en place est éthiquement acceptable ; je vous redis que celle de la soignante, à moins qu’il ne soit avéré qu’il n’y en a pas d’autre, me semble une faute professionnelle.

Autant dire qu’une telle infraction aux principes kantiens ne peut être qu’une décision d’équipe, étudiée, validée, réévaluée en équipe [6].

On reste donc avec deux options :
- La dame est réputée parfaitement lucide, libre et consciente, et aucun compromis réaliste n’est possible : elle quitte l’institution.
- Ce n’est pas le cas : on ruse.

Mais le recours à cette ruse suppose qu’on ait fait l’effort de parcourir tout le raisonnement éthique. Et il faut tenir ferme (c’est bien ce qui vous tracasse) que mentir à un dément, c’est mentir.

On n’élimine pas Kant si aisément ; l’argument par lequel les soignants ont coutume de justifier leur stratégie est : « De toute manière c’est un dément, il ne comprend pas, il oublie » ; c’est oublier deux choses :
- On méconnaît que, même profond, le dément ne sait pas si peu que ça, il ne comprend pas si peu que ça, il n’est pas si dupe que ça ; et il n’oublie pas tant que ça. Il faudra donc évaluer, vérifier, rechercher [7].
- Ce que le soignant dit quand il utilise ce stratagème c’est que l’abus de faiblesse peut devenir une excuse au mensonge. Certes, énoncé tel quel, le propos est abusif. Mais il faudrait là aussi évaluer, vérifier, rechercher.
Bref on part du principe que ni vu ni connu c’est anodin, ça ne laisse pas de traces. Il est probable que ça en laisse, et que ça en laisse aussi bien chez le soignant que chez le patient.

Mais bien sûr, Bentham vient à notre secours. Il y vient de deux manières :
- En relativisant la gravité du crime. Il faut le garder soigneusement en tête ; après tout, quand vous interdisez à votre enfant de mettre ses doigts dans la prise de courant vous ne lui faites pas un exposé sur les effets biologiques de l’électricité, vous argumentez en disant que vous allez vous mettre en colère. Le glissement de la discussion du terrain biologique au terrain affectif n’en est pas moins très lourd de conséquences. [8]
- En notant que l’intention du soignant est bonne. Et certes elle l’est. Je voudrais seulement qu’on distingue entre le fait que le soignant « a voulu bien faire », ce qui ne fait pas difficulté, et le fait qu’il agit « pour le bien du patient », ce qui est beaucoup plus problématique : le bien du malade se réduit volontiers à l’idée que le soignant se fait de ce que lui-même penserait ou voudrait s’il était dans une telle situation, ou, pire, à ce dont il a besoin que le malade ait besoin.

Je ne crois donc pas que vous ayez raison de vous révolter contre la ruse de la soignante. Mais vous avez totalement raison de dresser l’oreille et d’être en alerte : c’est une anomalie, et cette anomalie demande une vigilance de tous les instants.

L’autre question me semble différente :

Ou piler les traitements dans un yaourt et le dissimuler au patient refusant de les prendre autrement.

Car je ne crois pas qu’il y ait là de faute professionnelle. La faute dans le premier cas n’est pas dans la ruse, elle est dans le fait que la soignante a impliqué une autre personne dans sa stratégie. À la limite, si la fille de la patiente est d’accord pour qu’on dise : Si vous ne voulez pas vous laver, je le dis à votre fille et elle ne voudra plus venir vous voir, l’objection tombe, (même s’il vaudrait beaucoup mieux que la fille vienne le lui dire elle-même, mais là aussi il faut mesurer si le jeu en vaut la chandelle) [9].

Cette différence posée, il s’agit d’une ruse, et on raisonnera de la même façon. Tout au plus faudra-t-il distinguer trois situations :
- Les psychotropes : par définition le patient à qui on prescrit des psychotropes présente un trouble du discernement. Il faut donc être prudent avant de dire qu’il est en état de juger de ce qui est bon pour lui, et la ruse peut être indispensable. Là encore, il faut évaluer les conséquences ; et la violation du principe n’est pas aussi grave, puisque le malade n’est pas apte à se poser la question en termes de principe, et donc de faire un choix.
- Les autres traitements : même profond, le dément est capable d’exprimer des choses importantes sur la vie et la mort, et son refus de soins doit être entendu : il se peut qu’il exprime un désir de ne plus être soigné, et ce désir a la même valeur que chez tout autre patient.
- Les exceptions.

Voilà où j’en suis. J’ai connu une époque où je voyais les choses beaucoup plus simplement. Ça m’a passé.

Alors vous voulez devenir une bonne infirmière. J’ai envie de vous répondre que vous ferez comme vous pourrez. Ce qui me semble fondamental, et là l’infirmière, chef d’équipe dont les aides-soignantes agissent par sa délégation, a tout son rôle, c’est de rappeler :
- Qu’il y a des principes, et qu’il est toujours grave de les enfreindre.
- Que ce genre de décision se prend et se surveille en équipe.
- Mais aussi qu’une mauvaise décision prise en équipe est souvent plus efficace qu’une bonne décision prise par une seule personne. Ce qui est très vexant.

Notes

[2Et il a raison : une fois que Lénine a écrit que pour parvenir à la Révolution tous les moyens sont légitimes, y compris le mensonge et la trahison, il a détruit définitivement toute possibilité de faire confiance à un communiste.

[3Bentham était contre l’esclavage, mais cela ne l’exonère pas.

[4C’est ce qu’exige avec raison Hannah Arendt : " Politiquement, la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal" Responsabilité et jugement, Payot, pp. 77-79.

[5Et pour la même raison on peut se demander si le projet de rédiger des lois de bioéthique a un sens.

[6C’est au fond la même chose que pour le tutoiement : nous savons tous qu’il y a des tutoiements nécessaires, des tutoiements qui sont es actes de soin ; tout ce que je veux est que, s’agissant d’une décision thérapeutique, elle soit prise par l’équipe.

[7C’est une des failles de la proposition de Naomi Feil que de prendre ses aises avec ce problème. Cela dit on accorde sans peine que c’est toute la question de la relation avec le dément : est-on davantage dans la vérité quand on le rejoint dans son monde ou quand on essaie de le raccrocher à la réalité ? En termes d’efficacité (donc en éthique téléologique) la question ne se pose pas. En termes de principes c’est plus compliqué ; au minimum on doit s’astreindre à ne jamais perdre de vue qu’on est en train de mentir à un citoyen.

[8Sans que ce soit nécessairement mauvais, d’ailleurs : en écrivant cela j’en viens à me demander si ce mécanisme n’est pas une des racines de la constitution du surmoi.

[9Et cela suppose, bien sûr, que les choses aient été clairement énoncées au départ ; un peu comme ce que je faisais quand, à l’entrée dans l’institution, les familles signaient un document dans lequel il était écrit que dans la maison il n’y avait pas de contentions, pas de somnifères, etc.