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En réponse à :

Fin de vie

, par Michel

Bonsoir, Murielle.

J’imagine assez bien, je crois, ce que vous êtes en train de vivre : c’est un deuil, il se passe comme tous les deuils, avec cette particularité que, visiblement, vous n’avez pas eu le temps de vous préparer, tant les choses ont été rapides.

Les choses ont été rapides, mais au moins vous avez pu assurer un accompagnement de bonne qualité, et, ce qui est tout aussi précieux, le faire à domicile et entourer votre père jusqu’au bout. Votre père savait où il en était, et ses volontés ont été respectées.

Évidemment je ne peux pas vous dire ce qui s’est passé le jour du décès : je n’y étais pas, je m’en garderai bien. D’ailleurs vous constatez que l’infirmière, pourtant compétente en soins palliatifs, est venue une heure seulement avant le décès et que cependant elle n’a pas vu que celui-ci était imminent : si elle l’avait pensé elle serait restée. C’est qu’il n’est pas du tout facile de faire ce genre de pronostic, rien n’est plus difficile de faire la différence entre un malade qui dort et un malade qui meurt.

Que s’est-il passé durant ces cinq dernières minutes ? Votre père vous entendait-il ? Savait-il que vous étiez là ?

Je vous répondrai ceci.

La mort ne concerne pas que celui qui meurt. La mort est en quelque sorte un acte social disons pour faire court que quand je meurs il y a certes le fait que je perds la vie mais il y a aussi le fait que vous me perdez. Ces deux événements, fort dissemblables, sont peut-être aussi importants l’un que l’autre, en tout cas si on considère la dyade que nous formons. Je veux dire par là que j’ai à jouer mon rôle, mais que vous avez le vôtre ; quand je meurs, nous nous séparons.

Or il vous faut accepter ma mort. Et l’accepter c’est accepter que je m’en aille sur un chemin où vous ne pouvez pas aller, et dont vous ne savez rien. Accepter que je meure, c’est accepter de ne pas savoir, de ne pas comprendre. Vous ne savez pas si votre père vous voyait, et vous ne le saurez pas, tout ce que je peux vous dire est que c’est plausible. C’est cette ignorance qu’il vous faut accepter, c’est le prix de la séparation.

Mais il y a encore autre chose, c’est que vous n’avez pas le choix.

Ce à quoi vous avez participé, c’est à une cérémonie, celle de votre séparation. La cérémonie est performative, je veux dire qu’elle réalise ce dont elle parle : quand le maire noue déclare unis par les liens du mariage, nous sommes effectivement mariés. Cette cérémonie a ses règles, son tempo, son efficacité. Le mourant y a son rôle, vous y avez le vôtre, c’est ce qui permet à la séparation d’advenir. Vous avez inventé un geste cérémoniel capital, que je n’avais jamais vu encore : vous avez filmé ce qui se passait. Intuition de génie, même si je ne sais pas pourquoi vous l’avez fait (je crois comprendre que c’était votre manière d’associer le frère absent), et si je sais encore moins ce qu’à terme vous en ferez.

Or cette cérémonie dit une chose très simple : c’est que vous étiez là. Et vous n’auriez pas imaginé de ne pas y être.

Que signifie cette présence ?

En soins palliatifs nous avions (je dois maintenant en parler au passé) coutume de repérer des situations où on avait le sentiment que le mourant attendait pour trépasser l’arrivée d’un des siens, et sitôt que celui-ci entrait dans la chambre le décès survenait. Inversement on a vu des patients qui visiblement attendaient que tous ses proches soient partis pour s’abandonner à la mort. Il y a donc des gens qui veulent mourir entourés, d’autres qui veulent mourir seuls.

Soyons réalistes : en fait je n’en sais rien. Le plus probable est que tout cela n’était que hasard, le mourant est mort parce qu’il est mort, et il n’y a aucun lien avec la présence ou l’absence de tel ou tel. Mais voilà : nous avons besoin de sens, et nous nous ingénions à en chercher là où, en réalité, il n’y en a aucun.

Et alors ? Si c’était cela une cérémonie ? Si c’était une opération dans laquelle nous trouvons un sens à ce qui n’en a pas ? Car la mort n’a pas de sens. Mais la cérémonie est le lieu où nous construisons le récit de ce qui s’est passé. Je tiens cette opération, j’entends l’opération de cérémonie, pour l’une des plus importantes du vivre humain. L’irrationnel est le plus précieux état de l’humanité.

Ce que je sais, c’est que vous étiez là ; et si vous étiez là c’est que vous pensiez que cela servait à quelque chose, donc qu’il pouvait passer quelque chose de vous à votre père, et plus encore peut-être de votre père à vous, voyez http://michel.cavey-lemoine.net/spip.php?article54. Si vous vous avisiez de penser que votre père n’avait plus aucune relation avec ce monde, alors le plus logique était d’attendre tranquillement la fin au bistrot du coin. Si vous êtes restée c’est parce que ça en valait la peine. Bref, votre rôle dans la cérémonie était de faire comme si vous étiez en dialogue avec votre père. Que ce dialogue ait été ou non réel n’a aucune importance.

Ce qu’il en a été, je ne le sais pas. Mais je crois fermement que, oui, il est capital de vivre ces moments comme vous les avez vécus. Il est capital que vous n’ayez pas pris le risque de l’abandonner alors que, peut-être, le fil tenait encore. C’est capital pour vous, c’est capital pour lui, la réalité des faits ne résume pas toutes les forces de la vie humaine. J’ajoute pour être clair que mes convictions religieuses personnelles ne sont pour rien dans les propos que je tiens.

Permettez- moi de penser à vous.

M.C.

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