Bonjour, Aurélie, et merci à vous au contraire de votre réponse.
Je vous le confirme : j’ai pensé à la démence avec le souhait partiel que cela "aille plus vite" encore afin que je puisse respirer. J’écris cela, naturellement, avec tous les guillemets qui s’imposent, assez sûre que la plupart des enfants de déments l’ont ressenti un jour ou l’autre. Cela n’exclut nullement la présence d’amour,
En effet : tous les proches de déments sont écartelés entre l’espoir insensé que les choses ne sont pas si graves, ou qu’elles pourraient s’arranger, et le désir frénétique que tout s’effondre le plus vite possible. C’est là quelque chose de tout à fait normal, et il ne serait pas difficile de le repérer dans toute situation de crise. Quand (ce que je me garde bien de faire) je suis sur le haut d’un toit et que je dois sauter les quelques dizaines de centimètres qui me séparent du toit voisin, j’ai autant envie de rester de mon côté que de passer de l’autre. Mais ici il y a plus, et cela interroge la raison d’être même du soin. Je maintiens que quand on fait un diagnostic d’Alzheimer il est indispensable de tenter un traitement anticholinestérasique ; ces traitements marchent très mal, mais il y a un petit contingent de patients qui en tire un bénéfice, parfois spectaculaire. Mais si le bénéfice consiste à redonner au malade suffisamment de moyens intellectuels pour mieux savourer sa propre descente aux enfers, je me demande…
Toujours est-il que ce désir mal avoué de faire que les choses aillent vite est un tourment supplémentaire. On a la même chose en fin de vie : toutes les familles passent par cet état où elles viennent demander, sous une forme ou sous une autre « si ça va durer encore longtemps ». Notons à ce sujet que :
Cette demande revêt bien sûr de multiples formes : j’ai besoin de savoir pour m’organiser ; ou : il serait bon pour lui de partir ; ou : Docteur, vous lui donnez encore combien de temps ? etc.
On tire une grande consolation de savoir que tout le monde en passe par là : si j’en viens à penser cela, ce n’est pas parce que je suis un monstre mais parce que je suis la proie d’un phénomène normal.
Ce phénomène est tout simplement celui de la séparation : se séparer, accepter la mort de l’autre, c’est accepter qu’il aille son chemin, et que je n’aie aucune prise sur ce chemin ; accompagner c’est marcher à côté de l’autre, et le faire inconditionnellement sans même me poser la question de savoir où il va. Quand on me demande : Docteur, vous lui donnez encore combien de temps ?, on me demande au fond si je maîtrise encore quelque chose, prévoir c’est maîtriser, au moins symboliquement. Accepter la mort de l’autre c’est accepter de ne plus rien savoir, de ne plus rien pouvoir.
On voit le désastre que serait la légalisation de la mort pour tous, laquelle met en scène qu’on peut se séparer de l’autre en maîtrisant le tout de cette séparation, faisant l’impasse sur le mécanisme psychologique de cette séparation.
Mais ensuite vous dites :
C’est comme si elle était encore toute puissante dans sa manipulation, signe que je n’ai pas encore intégré pleinement l’idée qu’elle avait déjà changé d’état. C’est comme l’impression d’être un enfant qui a mis les doigts dans le pot de confiture et qui va se faire prendre, et sa peur lui permet de ne pas voir qu’en réalité il n’y a plus personne pour le gronder.
Oui, Aurélie. Le problème est parfaitement là où vous le situez. Mais je ne vous en dirai pas plus. Nous sommes sur le net, et rien ne serait plus irresponsable que de poursuivre notre conversation sur ce point. Il vous faut vous colleter à ce problème, et je ne serais rassuré que si vous me disiez que vous avez entrepris un travail personnel d’élaboration avec un professionnel. Moi, je ne vous dirais que des âneries.
Je pense à vous.
M.C.