Bonjour, Valérie.
Ne vous inquiétez pas : je suis sûr que vous vous en êtes bien sortie. Vous savez, je crois que, pour la plupart de mes correspondants, s’ils parviennent à m’écrire c’est parce qu’ils ont fait un long chemin, et je crois qu’une bonne part de mon travail est de leur confirmer ce qu’ils ont eux-mêmes découvert. Si ce n’était pas le cas ils n’arriveraient probablement pas à se mettre devant leur clavier.
Je comprends ce que cela peut vous faire de n’avoir pu dire au revoir à ceux que vous aimiez. En même temps je suis un peu perplexe, mais je crois que c’est lié à mon incapacité à vivre un deuil. Par chance j’ai été jusqu’ici assez épargné, il se pourrait bien que le prochain deuil que j’aurai à vivre soit le mien. Mais quand je pense au décès de mes parents (subit pour tous les deux), je suis bien forcé de dire que cela ne me fait rien. Je suis allé à leur enterrement comme on va à un rendez-vous, rien de plus. Je n’ai pas fait de deuil, je suis passé à autre chose. Cela fausse certainement mon regard.
Mais ce qui me rend perplexe c’est le discours ambiant sur le deuil. Là je me méfie. Quand il y a un attentat, une catastrophe aérienne, on nous dit que les proches des victimes attendent le procès « pour pouvoir enfin faire leur deuil ». J’ai du mal à y croire. Les femmes de terre-neuvas n’avaient pas besoin de procès (d’un autre côté, faisaient-elles leur deuil, et dans quelles conditions ?) J’ai même tendance à penser que les actions judiciaires, figeant le processus du deuil sur le stade de la colère, ne servent pas les endeuillés. Et je me demande ce que je pourrais bien faire, si je perdais un être cher, de l’indemnité qui me serait versée. Mais c’est à voir.
Je vous dis ça à cause de ce que vous écrivez :
je réalise que je n’ai pas pu dire au revoir ni à ma tante adorée, à cause du premier confinement,
Je comprends. Mais peut-être ne sont-ce là que les mots que vous mettez sur votre souffrance ; une manière en somme de l’apprivoiser en lui donnant un visage. Lui donnant un visage vous l’adoucissez, et cela fait partie du deuil normal. À condition de ne pas en être dupe.
ni à mon père, à cause du désir de mon frère et de ma mère que ma venue ne l’alerte pas, et que c’est aussi cela qui me fait tant souffrir aujourd’hui...
Là c’est plus difficile, car on sent bien que vous critiquez le comportement de vos proches. Je vous dirais bien que vous avez raison de faire cette critique : votre père, pour ce que j’en peux savoir, n’en était plus là, et il savait parfaitement où il en était. Mais il faut vous méfier, car :
La colère fait partie du deuil normal. Là aussi c’est une aide, à condition de ne pas en être dupe.
Le deuil est un phénomène social. Ce qui se passe dans ces moments-là ne concerne pas une personne mais une communauté, c’est l’affaire du groupe. Le groupe s’est comporté comme il s’est comporté, et un rôle vous a été échu. Ce rôle vous coûte, mais il se peut que, mystérieusement, vos proches aient eu besoin que les choses se passent ainsi.
Et ce qui vous fait tant souffrir, c’est que vous avez perdu votre père. Le reste, c’est l’écume.
Mais vous êtes accompagnée ; tout se passera bien.
Bien à vous,
M.C.