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En réponse à :

La communication avec le dément

, par Michel

Bonsoir, Richart.

Je vais essayer de ne pas me perdre dans ma réponse. Ce n’est pas facile, car il va nous falloir considérer plusieurs niveaux de la question.

Je suis toujours très mal à l’aise devant les mensonges dont on se sert vis-à vis du dément. Je crois que nous devons toujours veiller à le considérer comme un citoyen comme un autre, bénéficiant des mêmes droits. Il est toujours grave de lui mentir, tout comme il est grave d’empiéter sur sa liberté.

Mais que se passe-t-il quand il se met en danger ? Doit-on le laisser faire au motif qu’il a des droits, ou bien peut-on user de contrainte ?

Ce à quoi vous êtes alors confrontée, c’est à un problème éthique. Dire cela, c’est dire que le problème n’a pas de solution. Les problèmes éthiques n’ont jamais de solution. L’éthique, c’est deux choses :
- Un corpus de connaissances : à force de réfléchir on a fini par dégager un certain nombre de principes qui sont considérés comme fiables.
- Une méthode de réflexion qui permet d’aborder les questions délicates.

Il y a deux grandes manières de concevoir la réflexion éthique.

La première est l’éthique dite déontologique, qui est grossièrement celle de l’Europe continentale, et dont le représentant majeur est Emmanuel Kant (Kant qui parle de morale, mais peu importe). Il s’agit de considérer qu’il y a des principes, et que ces principes doivent s’appliquer. Il est interdit de mentir.

La seconde est l’éthique dite téléologique, qui est, toujours grossièrement, l’éthique anglo-saxonne, et dont le représentant majeur est Jeremy Bentham. Il s’agit là de considérer que les actions ont des conséquences, et que ce sont ces conséquences qui doivent guider les choix. Une chose est bonne si elle fait le plus de bien possible au plus de monde possible (ce qui implique qu’elle peut être bonne alors qu’elle fait un peu de mal à quelques personnes, si du moins ce mal est nécessaire pour atteindre le but).

Deux observations sont nécessaires.

La première est que ces deux conceptions ne s’opposent qu’en apparence. Car si Kant pose qu’il est interdit de mentir, c’est parce que la vie sociale repose sur la confiance, et que si on transige avec la confiance on détruit la vie sociale. Et il a raison : une fois que Lénine a écrit que pour parvenir à la Révolution tous les moyens sont légitimes, y compris le mensonge et la trahison, il a détruit définitivement toute possibilité de faire confiance à un communiste. Reste que si Kant pose le principe, c’est en raison des conséquences. Inversement, quand Bentham dit qu’une chose est bonne si ses conséquences sont bonnes, il énonce un principe.

La seconde est que, prises isolément, chacune de ces conceptions aboutit à des catastrophes.

Il est interdit de mentir. Soit. Votre ami est un résistant, il est poursuivi par la Gestapo ; il vient se réfugier chez vous ; la Gestapo frappe à votre porte et demande si votre ami est là. Au regard de l’exigence kantienne, vous n’êtes pas sans solution : vous pouvez prendre un fusil et tirer ; vous pouvez aussi faire remarquer que votre ami se bat pour un monde où il n’y a pas de mensonge, et que vous ne pouvez pas sauver sa vie par la destruction de sa raison de vivre. Tout de même ce n’est pas satisfaisant.

Une chose est bonne si elle fait le plus de bien possible au plus de monde possible. Soit. Encore faudrait-il définir un peu plus précisément ce qu’est le bien : c’est une notion dont la géométrie est particulièrement variable. Allons plus loin : une fois admis que tous les hommes ne sont pas égaux il est facile de justifier un esclavage raisonné (Bentham était contre l’esclavage, mais cela ne l’exonère pas) dans lequel les esclaves souffriraient modérément, cette souffrance étant justifiée par la prospérité économique qui en résulterait.

C’est pourquoi une réflexion éthique suppose trois temps.

Soit un problème. Dans un premier temps il faut repérer les principes qui le régissent. Ensuite il faut se demander si les conséquences résultant de l’application des principes sont acceptables. Si c’est le cas, alors la question est résolue. Ce n’est pas un problème éthique parce que s’il a une solution vous n’avez pas d’autre choix que de l’appliquer : ne pas le faire serait une faute professionnelle.

Mais il peut se faire que les principes ne soient pas applicables. Soit parce qu’il y a des principes qui se contredisent (la femme est libre de disposer de son corps/Il arrive que dans certaines circonstances elle héberge le corps d’un autre) ; soit parce que les conséquences de l’application des principes seraient déraisonnables (il est interdit de voler ; mais si c’est pour sauver une vie…).

Dans ce cas on se trouve devant un de ces problèmes qui n’ont pas de solution. C’est un problème éthique. Il s’agit alors de trouver la solution la moins mauvaise possible, ce qui le plus souvent revient à se résoudre à violer un principe. Au moins saura-t-on dire quels principes on viole, et pourquoi on le fait. Et encore ne pourra-t-on le faire que s’il est absolument nécessaire d’agir.

Vous voyez que le fonctionnement de l’éthique est d’ordre judiciaire. Le juge n’est pas là pour appliquer la loi : ce qui applique la loi, c’est le radar. Le juge est là pour ne pas appliquer la loi. Il est là pour dire : « Il y a des textes, qui édictent ceci et cela ; mais dans ce cas particulier nous allons faire autrement, et voici pourquoi ». Et le corpus de l’éthique, comme le judiciaire, comporte trois volets :
- Un volet législatif : ce sont les principes sur lesquels tout le monde s’accorde. On verra bien vite que ces principes sont fort peu nombreux. Cela pose même le problème d’une hypothétique universalité de l’éthique. Et pour la même raison on peut se demander si le projet de rédiger des lois de bioéthique a un sens.
- Un volet jurisprudentiel : il est de règle dans une discussion éthique de ne considérer que le cas précis dont on a à débattre ; mais tout de même on finit par apprendre des choses, et il n’est sans doute pas nécessaire, devant chaque demande d’avortement, de refaire l’intégralité du raisonnement ; on doit pouvoir s’inspirer de cas déjà résolus.
- Un volet procédural : il y a une éthique de l’éthique, qui impose des règles de discussion pour aboutir à une décision droite (écoute absolue de tous les participants, secret des débats, absence de chef, etc.).

Voilà. Je sais que j’ai été long, mais je crois ce détour absolument nécessaire.

Venons-en maintenant à votre problème. Peut-on mentir à un dément pour l’amener à prendre un traitement ?

Naturellement nous n’allons même pas examiner le « mensonge réflexe », celui que le professionnel utilise dès que le malade résiste un peu, et dont il se sert pour se simplifier le travail. Ce mensonge irréfléchi, in-justifié, est une faute professionnelle, qui flirte avec la maltraitance, et pour lequel la seule excuse est que les soignants n’ont pas toujours le temps de travailler convenablement. Le questionnement éthique suppose qu’on ait commencé à réfléchir.

Il n’y a pas à débattre si le mensonge n’est pas indispensable. Je veux dire par là que s’il ne s’agit pas d’un traitement absolument nécessaire, je ne vois pas comment on pourrait envisager de mentir. Je vous dis ça parce que vous écrivez : mon patient qui a des troubles cognitifs refuse de prendre ses traitements pour le covid ; les choses étant ce qu’elles sont, je ne vois pas de quel traitement il s’agit, car à ma connaissance aucun traitement n’est efficace contre cette maladie. Il n’est donc pas du tout certain que le refus du patient le mette en danger.

Il n’y a pas non plus à débattre si le malade, tout dément qu’il soit, est encore en mesure de comprendre et de décider. Le préalable à une discussion éthique est donc qu’on ait procédé à une évaluation précise de ses capacités, sans se contenter d’un vague diagnostic de démence. Cela se heurte en effet à trois difficultés majeures :
- Le fait d’être dément ne supprime pas toute capacité cognitive, et on a souvent des surprises.
- Notamment j’ai toujours trouvé que, dès qu’il s’agissait des questions essentielles de l’existence, le dément était souvent d’une lucidité remarquable. Un dément qui refuse les soins peut signifier par là un désir de mort ; ce désir de mort doit être accueilli comme celui de tout être humain (je laisse de côté la question de savoir comment on y répond).
- Enfin, on a grand tort de se figurer qu’on peut si aisément raconter des histoires à un dément. Il n’est pas aussi dupe qu’on le pense, et s’il s’aperçoit qu’on lui raconte des histoires les conséquences peuvent être catastrophiques car on aura perdu sa confiance.

Il n’y a toujours pas à débattre si une autre stratégie peut être mise en place avec succès. Le problème est de trouver cette stratégie. Si vous prenez, par exemple, la Validation de Naomi Feil, elle permet de circonvenir le malade, mais j’ai cru percevoir en plus d’une occasion que ses conseils techniques, qui sont souvent pertinents, s’approchent souvent assez près d’une forme de mensonge. Quant à l’ « humanitude » elle n’apporte rien en soi : c’est seulement (et c’est énorme) ce qui se fait de mieux, de plus exigeant, en termes d’écoute et de prise au sérieux de la parole du dément. Mais en soi il n’y a pas de concept nouveau.

Supposons ces trois points résolus : il s’agit d’un traitement dont le malade ne peut se passer sans dommage, et il est dans un état cognitif qui laisse penser qu’il n’a plus les moyens de comprendre les enjeux. Que peut-on faire ?

Il y a des principes. Citons-en deux : l’interdiction de mentir et le respect de la liberté. Je ferais une distinction cependant : car si l’interdiction de mentir est un absolu, le respect de la liberté est soumis à condition. Je ne suis pas libre si j’ignore tout des conséquences de mes choix. Considérez par exemple la question des unités de déments. Ces unités sont fermées, ce qui est gravement attentatoire à la liberté d’aller et de venir. Mais d’un autre côté il ne serait pas honnête de laisser, sous prétexte de respecter sa liberté, un malade sortir comme il veut de l’établissement alors que sa désorientation est telle qu’il ne sait plus ni où il est ni où il va. C’est une fausse liberté, et même si j’ai eu l’expérience d’une unité non fermée (on surestime beaucoup le risque), je crois que des précautions sont nécessaires, la seule critique que je fais, mais elle est sévère, et qu’il serait temps de songer à doter des unités d’un statut juridique digne de ce nom : en l’état elles sont totalement illégales.

N’importe : l’interdit du mensonge est un principe.

Mais voilà : si on applique le principe, alors le malade va subir un dommage en ne prenant pas son traitement. Et nous nous sommes placés dans un cas où (et ce n’est pas le vôtre) ce traitement est totalement indispensable. Le dommage sera donc grand. Appliquer le principe aboutit à des conséquences inacceptables.

Dans ces conditions, on peut envisager de violer le principe, à condition que toutes les précautions que j’ai énumérées soient respectées. Je vous le redis, je ne suis pas sûr qu’elles le soient dans le cas dont vous me parlez.

Ajoutons enfin que le mensonge doit être alors réduit à ce qui est strictement nécessaire. Allons plus loin : je me demande si l’infirmière qui lui a dit que ces médicaments sont pour la toux a réellement menti. Comme je vous l’expliquais, je ne connais pas de traitement de la maladie à Covid. Ce qui existe c’est, comme pour toute maladie virale, des traitements symptomatiques. Dans ces conditions je ne suis pas sûr que l’infirmière ait menti : elle a donné une information claire, simple, adaptée, et somme toute assez loyale.

Mais en tout cas il va de soi que le mensonge ne peut pas être une décision d’un soignant. Cela suppose une discussion d’équipe, avec une réflexion approfondie, aboutissant à faire de ce mensonge un acte de soins dont l’efficacité et l’opportunité devront être périodiquement réévalués.

Voilà ce que je peux vous dire. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question, mais nous pouvons continuer à échanger, bien sûr.

Bien à vous,

M.C.

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