Bonjour, Françoise.
Merci de ce message ; merci surtout de la confiance que vous me témoignez en l’envoyant. Je vais tâcher de ne pas vous décevoir. Je sais d’avance que ce ne sera pas commode.
Il faut d’abord à mon sens distinguer deux plans. Il y a les questions de fond que vous posez, auxquelles il faut répondre d’un point de vue théorique ; et puis il y a la situation concrète à l’occasion de laquelle vous prenez la parole.
Et là c’est beaucoup plus difficile. Difficile au point que le plus sage serait sans doute de ne rien en dire, au motif qu’on n’a pas le droit de parler d’une situation qu’on n’a pas connue ; mais comme sur ce site je passe mon temps à enfreindre cette règle, on se demande ce que je ferais si je la respectais.
Considérons donc l’objet auquel nous avons affaire. Il s’agit d’une page Facebook dédiée par sa mère à la mémoire d’une jeune femme. Comme toutes ces pages (car il y en a d’autres), elle impose en premier lieu un infini respect. Mais pour le technicien du soin que je suis, elle appelle deux remarques majeures.
La première est que la parole qui est dite ici n’est pas celle de la malade mais celle de sa mère. Je ne doute pas une seconde de la bonne foi de cette dernière, ni de sa volonté de témoigner le plus fidèlement possible de la pensée de sa fille. Mais je sais qu’il y a un filtre dont il faudra tenir compte.
La seconde est que tous les proches de personnes décédées n’ouvrent pas une page Facebook à la mémoire de leur disparu. Et cette page est ouverte dans un contexte de deuil. Il y a là un second filtre : cette page vise trois objectifs qu’il ne faut pas confondre :
Le désir de rendre hommage à la disparue (c’est l’objectif manifeste).
Le besoin de métaboliser le deuil (et il faudra se demander si c’est une manière efficace de le faire).
Une volonté militante, qui a toute sa légitimité, mais qui doit être lue dans ce contexte de deuil (pour ma part je suis toujours inquiet quant à l’évolution à long terme de toutes ces victimes de catastrophes qui ont trouvé dans la création d’une association plus ou moins ad hoc le soutien qui leur a permis de gérer leur deuil).
Ces filtres ne nous permettent donc pas de nous faire une idée exacte de ce qui est arrivé à cette jeune femme, ni de ce qu’elle a réellement vécu. Ce dont nous allons donc parler ce n’est pas d’une personne réelle mais de l’image que nous en trouvons sur un réseau social, image postée par une proche parente en grande souffrance. Je ne dis pas cela pour disqualifier cette parole mais pour nous inciter à tenir compte de cette souffrance.
Ainsi, quand nous lisons cette phrase :
L’annonce de son refus d’opération a engendré un acharnement moral terrible de la part de son équipe médicale de l’époque. Un spécialiste nous a détaillé sa fin de vie prévisible en des termes innommables, crus, violents et indélébiles ; tout d’abord à moi sa maman (pour que je
la fasse changer d’avis) puis à Chloé en ma présence.
Que devons-nous penser ?
Avant tout, que cela existe : il y a des médecins infects, et nous en avons tous rencontré.
Mais cela ne doit pas nous faire oublier que, d’un autre côté, le médecin qui plaide pour une intervention est dans son rôle. J’ai toujours, pour ma part, mis un point d’honneur à respecter la volonté de mes patients ; pour autant ce respect ne m’imposait pas de taire mes convictions : si la vieille dame décide de se laisser mourir en cessant de manger, je peux tout à la fois lui dire que j’accepte sa décision mais que je ne l’approuve pas ; mieux : je dois le lui dire.
De même il y a des médecins maladroits, et beaucoup. Mais à condition de se rappeler qu’une mauvaise nouvelle est une mauvaise nouvelle, et qu’il n’y a guère que des façons cosmétiques d’en adoucir l’annonce. Je n’oublierai jamais cet homme qui, un matin à la radio, racontait que le médecin lui avait dit que le cancer de sa femme essaimait partout et qu’elle était perdue ; et il disait : « Ce médecin a été très brutal, il aurait eu besoin d’une formation ». Sans doute. Mais je prends le pari que, placé dans les mêmes conditions, j’aurais dit les mêmes choses ; la violence, c’était celle des faits, non celle du médecin.
Ou encore, le problème est de savoir ce qui a été dit et ce qui a été entendu. Pour ma part je tiens ferme que le message n’est pas ce que je dis mais ce que l’autre en perçoit. Je tiens ferme que si l’autre ne me comprend pas c’est que j’ai mal parlé, et que si je ne comprends pas l’autre c’est que j’ai mal écouté. Mais je sais bien que cela a ses limites : certes je dois adapter mon propos à ce que l’autre peut en entendre, mais à condition d’une part que cela ne me conduise pas à mentir (car la confiance ne doit jamais être perdue), et d’autre part que cela ne me conduise pas à éluder ce que j’ai le devoir de dire. On le voit bien quand le malade est dans le déni, parfois massif ; il faut respecter le déni, mais on constate vite que quand le malade dans le déni est rattrapé par les faits, si on n’a pas pris la précaution de se démarquer de ce déni les choses se terminent très mal. Bref la question que je me pose ici est de savoir ce que la mère a entendu et ce qui a réellement été dit.
Tout ceci rappelé l’histoire qui est racontée évoque surtout un nœud de souffrance dans lequel sont ligotés malade, famille et soignants.
On méconnaît trop la souffrance des soignants. Certes c’est leur affaire, et on n’est pas là pour soigner les soignants. Mais à ne pas tenir compte de cette souffrance, on n’aboutit à rien d’autre qu’à aggraver la situation.
On méconnaît trop que la souffrance de la malade n’est pas la souffrance de la famille. J’en parle sur ce site. La famille souffre. Et elle souffre au premier chef de la souffrance de l’être aimé. L’inconvénient est que sa propre souffrance l’empêche souvent d’évaluer correctement la souffrance de l’être aimé, et que d’autre part l’évaluation de la souffrance est aussi un acte technique qui demande un peu d’expérience. C’est le moment de redire cette phrase dont je me suis beaucoup servi : « Je n’ai jamais perdu ma mère (c’est arrivé depuis), et si je l’avais perdue ce ne serait pas la vôtre, c’est pourquoi vous savez sur cette situation des choses que je ne sais pas ; mais j’ai vu tellement de filles perdre leur mère que je sais sur cette situation des choses que vous ne savez pas ». Mais bien sûr, le médecin n’est pas entendable sur ce point : Si la famille dit : « il a mal », alors que le médecin, tenant compte de ce qu’il a vu et fait, tenant compte des propos du malade lui-même, répond « la douleur est maîtrisée », la réponse cinglante est immédiate : « vous trouvez qu’il ne souffre pas encore assez ? » ; et voilà comment le médecin consciencieux et lucide est pris pour un sadique.
Mais peut importe au fond : ce que je veux vous dire, c’est que nous ne saurons jamais ce qu’il en était, et que pour toutes les raisons que j’ai dites nous devons prendre ce témoignage avec prudence.
Mais voyons la suite :
En septembre 2015, Chloé a exprimé son souhait de ne pas avoir cette fin de Vie, elle s’est renseignée sur le droit de mourir dans la dignité en Belgique. (...) Chloé a tenu jusqu’au 05 mars, journée mémorable organisée par deux très belles personnes humaines.
Peut-être cela est-il raconté sur la page Facebook, je ne l’ai pas trouvé (mais je n’ai pas trop cherché). Mais que s’est-il passé ce jour-là ?
Ma Puce ne voulait plus être hospitalisée, elle souhaitait pouvoir mourir dans son nid douillet avec le moins de souffrances.
Là aussi, c’est un choix qui devait être respecté. Mais il faut le préciser : si pour ma part j’ai toujours considéré qu’en fin de vie tout peut être assumé à domicile, cela suppose non seulement que les professionnels disposent des compétences nécessaires mais encore qu’ils fassent preuve d’une implication personnelle hors normes. Pour l’avoir pratiqué je sais ce que cela coûte en présence, en veilles (et en conflits avec le banquier). Refuser l’hospitalisation est compréhensible, mais cela peut conduire à des situations très délicates, et cela peut nuire au confort. Ne l’oublions pas : il est facile de créer un problème sans solution, il suffit pour cela de multiplier les conditions à remplir. Le cas de Chantal Sébire était emblématique à cet égard : elle ne voulait pas d’intervention, pas de morphine, pas d’hospitalisation, pas de soins palliatifs à domicile, et du coup, refusant toutes les solutions, elle n’en avait plus. Tout cela dit, je suis surpris qu’on n’ait pas pu lui proposer des soins à domicile suffisants ; c’est cela qu’il faudrait voir de plus près.
La loi Léonetti prévoit la possibilité de la sédation profonde à domicile, cela a été refusé à Chloé le jeudi 23 mars car « difficile à gérer »...
Ici il y a plusieurs commentaires à faire.
Le premier est que, effectivement, une sédation profonde et continue à domicile est difficile à gérer. Cela demande un savoir-faire, et des produits adaptés. C’est pourquoi j’ai écrit que la loi Claeys-Léonetti est sur ce point d’une hypocrisie absolue : se bornant à mentionner cette possibilité en deux lignes sans même évoquer la nécessité impérieuse d’une formation des personnels, d’une allocation conséquente de moyens, de décisions techniques urgentes, elle ne fait rien d’autre qu’une impasse somptueuse sur les risques de la sédation entre des mains inexpertes, passant les accidents par les pertes et profits d’une conception vicieuse de la règle du double effet, et ouvrant à deux battants les portes d’euthanasies qui ne disent pas leur nom, les pires de toutes : les euthanasies par inadvertance.
Le second est que, ceci rappelé, il est parfaitement possible de faire une sédation profonde et continue à domicile. C’est affaire de compétence, de disponibilité, d’organisation. Correctement formée, l’équipe libérale est parfaitement en mesure de la conduire. Si elle manque de savoir-faire le réseau de soins palliatifs est là pour l’aider.
La molécule de choix est le midazolam. Contrairement à tous les racontars qui traînent, elle est disponible en ville, la réglementation le prévoit expressément. Ajoutons que du temps où elle ne l’était pas je n’avais aucun problème pour m’en procurer quand même. Simple question d’anticipation. Si jamais on se trouve en difficulté, il suffit d’organiser une hospitalisation à domicile. Et si cette solution n’est pas possible il suffit de recourir à autre chose que le midazolam. Bref il n’existe aucun obstacle.
En d’autres termes je ne comprends pas ce qui a été refusé.
Ma Zouzou d’Amour a pris son Envol le samedi 25 mars 2017 avec des souffrances insupportables : Non, elle n’a pas pu quitter cette Vie avec Dignité...
Compte tenu de tout ce que j’ai dit, j’espère de tout cœur que cette appréciation n’est pas réaliste, perturbée par les divers facteurs dont j’ai parlé. Car si cette phrase est exacte, alors elle signe un dysfonctionnement majeur : cela n’aurait tout simplement pas dû se produire. Mais alors ce n’est pas la législation qui est en cause, ce sont les homme.e.s (je m’exerce sans conviction à l’écriture inclusive).
(à suivre)