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En réponse à :

Que faire quand une personne en fin de vie refuse de mourir ?

, par Michel

Bonjour, Olivier.

Vous savez déjà que la question que vous posez est la pire qui soit. D’ailleurs si vous ne le saviez pas vous ne l’auriez pas posée. C’est la pire qui soit pour de multiples raisons, mais la principale est que, quoi que nous en disions, nous allons devoir toucher à rien moins qu’au mystère des êtres.

Faisons d’abord un peu de médecine.

Votre père a 87 ans. Il nous faut d’abord examiner quel est son état intellectuel. Je veux dire que la démence touche un bon tiers des personnes de cet âge, et que cette démence passe le plus souvent inaperçue (car il y a des mécanismes de compensation qui permettent de sauver les apparences pendant très longtemps). Du coup quand, à l’occasion de tel ou tel événement, la situation se décompense, elle donne l’impression d’être brutale alors qu’elle couvait depuis des années. Ainsi brûlent les charpentes des églises. C’est important car quand un patient entre en confusion on sait que dans la moitié des cas au moins il y a une démence dessous. Quand un malade confuse il faut :
- Dans l’immédiat s’acharner à trouver une cause curable à cette confusion.
- A tête reposée, quand la confusion a guéri, faire un bilan cognitif.
Le problème est que si on fait ce bilan pendant que l’état confusionnel persiste, on s’expose à dire n’importe quoi.

L’autre problème est que votre père vous a dit quelque chose : « Je sens que je vais bientôt mourir et je deviens fou. ». Il est donc conscient de son trouble, ce qui est un signe essentiel de confusion mentale. Mais cela ne nous aide pas à interpréter ce qu’il dit : ce peut être une simple manifestation de panique, mais il faut garder en tête que, quand il s’agit des choses essentielles de la vie et de la mort le dément n’est plus du tout dément. Je n’oublierai jamais cette soirée où j’ai été appelé pour faire taire une patiente qui criait. Elle répétait : « Je l’entends ! Je l’entends ! Je l’entends. - Qu’est-ce que vous entendez, Madame ? - Ma mort qui vient ». Elle a cessé de crier immédiatement ; elle ne présentait aucun symptôme, elle est décédée dans la nuit.

Donc nous ne savons pas :
- Quel est son état cognitif de base.
- Quelle est la cause de sa confusion (je suppose que c’en est une), ce qui est banal : dans la moitié des cas on est persuadé qu’il y a une cause et on ne la trouve pas.
- Dans quelle mesure c’est la perspective de la mort qui cause la confusion. Cela se peut, c’est même assez fréquent : l’angoisse de mort est terrible, et la confusion est un moyen de prendre un peu de champ face à elle. L’erreur fréquente est de sauter inconsidérément sur cette interprétation, passant à côté d’une cause organique curable, qu’il faut au contraire s’astreindre à rechercher.

Le syndrome de glissement est une entité spécifiquement française ; il y en a (comme les insuffisances de la vésicule biliaire), autant dire qu’il faut être très réservé sur son existence ; le plus probable est qu’il s’agit en réalité d’une forme particulière de dépression. Toujours est-il que sa définition est très précise : il s’agit d’un patient qui a présenté une pathologie aiguë, souvent grave, qui en a guéri, et qui dans les suites se met à se replier sur lui, à refuser de manger, qui présente un arrêt du transit et qui meurt en quelques semaines dans à peu près 100% des cas. Les seuls succès sont obtenus avec les électrochocs. Autant dire que ce terme de « glissement » doit être réservé à des situations très particulières, et qu’il est le plus souvent employé imprudemment pour désigner des situations qui échappent parce qu’on ne les a pas comprises (et Dieu sait si en gériatrie il n’est pas si fréquent qu’on puisse se flatter de comprendre réellement ce qui se passe).

Toujours est-il que ça va mal, et que, même si elle se trompe probablement de diagnostic, la néphrologue se ne trompe probablement pas de pronostic.

Pourtant, mon père se caractérise par un refus obstiné de la mort. Il semble qu’il ne puisse pas intégrer dans son psychisme la perspective de sa propre fin. Ainsi, il réitère à chaque fois sa volonté de poursuivre la dialyse, alors qu’il est à ce point affaibli qu’il y est amené en brancard. Les dialyses se déroulent bien, sans complications, et il n’a pas d’autre pathologie.

Il serait intéressant d’en parler avec un psychologue habitué aux malades sous dialyse. Mais vu de ma fenêtre je suppose bien que le fait d’être dépendant pour sa vie d’un traitement lourd et répétitif change quelque chose à la perception qu’on a de sa propre finitude. Pour ma part je ne sais pas si j’accepterais d’être dialysé à 80 ans ; mais si je l’avais acceptée je crois qu’il me serait très difficile de décider d’y mettre un terme.

J’en viens à ma question : quelle conduite tenir face à une personne âgée, en fin de vie, qui résiste de ses toutes forces à la mort ?

C’est bien là que nous en venons au mystère des êtres : c’est sa vie, c’est sa mort, nous ne savons rien de son cheminement de ces dernières années, et sauf à montrer que l’intervention d’un psychologue permettrait de l’aider dans ce cheminement, il n’y a rien à en dire.

Car une telle attitude a de graves répercussions sur son entourage, d’autant plus graves dans le cas présent que cet entourage se limite à ma mère (85 ans), personne fragile psychologiquement (angoisse, dépression), à moi et à mon frère, qui est moins impliqué que moi dans ces problèmes.

Et vous en payez le prix.

La mauvaise nouvelle, c’est qu’il existe une règle éthique majeure : le malade est le malade, et c’est lui qu’on soigne. Je dois tenir le plus grand compte de ce que la famille vit, la prise en charge de la famille fait partie de mes obligations. Mais en aucun cas je ne suis autorisé à donner au malade un traitement dont il n’a pas besoin, ou dont il ne veut pas, au motif que son entourage aurait besoin qu’il le prenne. Au moment où je décide des soins que je prodigue au malade je ne dois considérer que sa souffrance. Bien entendu, si le plan de soins imposait à la famille une charge démesurée, il faudrait bien que j’en tienne compte. Mais c’est là une question de tactique ; et aucune considération tactique ne pourrait justifier que je pousse le malade vers la sortie. C’est notre cas ici.

Mais en fait nous parlons d’autre chose. Et cet autre chose est à considérer. C’est que vous n’en pouvez plus. Et là je dois prendre le contre-pied de ce que je viens de vous dire.

Car si je ne peux en aucun cas décider de mes soins au malade en fonction de vos besoins, je ne peux pas davantage vous impliquer dans ces soins à votre détriment. Si la vieille dame refuse d’entrer en institution alors que vous voulez qu’elle y entre, je dois m’opposer à ce qu’elle y soit mise de force. Mais si la condition pour qu’elle reste chez elle est que vous soyez son esclave, je dois vous recommander de cesser votre aide. Ou bien la vieille dame est capable de décider pour elle-même, et alors il m’appartient de la raisonner ; ou bien elle n’en est pas capable et je dois alerter les autorités.

Et là vous n’en pouvez plus.

Je me souviens que l’un de mes maîtres, à qui je demandais : « Quand faut-il décider d’hospitaliser un malade qui délire ? » m’avait répondu : « Quand vous commencez à vous demander si son délire ne comporterait pas une part de vérité ». Il me disait par là que les troubles psychiatriques ont quelque chose de contagieux.

Quand vous lui dites que vous n’avez pas le pouvoir de le raccrocher à la vie, vous entrez dans son délire, car la question ne se pose même pas. Quand vous ne pouvez plus répondre à sa violence que par la vôtre, vous entrez aussi dans son mécanisme. Quand vous vous accusez de manquer de compassion, vous ne faites que reproduire ce qu’il vous dit. Quand vous dites : j’ai l’impression que son vœu le plus cher serait que je meure à sa place, vous vous faites aspirer par sa fin de vie. Quand vous parlez de ces tendances paranoïaques (et je parierais volontiers que vous voyez juste), vous ressentez une sorte de fascination.

Cet obscurcissement de votre jugement n’a qu’une cause : vous arrivez à un point de rupture personnel. Et il est impératif de vous mettre en sécurité.

Facile à dire, n’est-ce pas ? D’autant que si vous décidez, comme je vous y engage, de limiter votre implication, il ne faudrait pas que cela retombe sur votre mère. Mais il vous faut y penser. Avez-vous un soutien psychologique personnel ?

Bien à vous,

M.C.

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