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En réponse à :

Préalables à une psycholologie du sujet âgé

, par Michel

Bonjour, Corinne.

C’est bien pourquoi je parle si souvent de la nécessité que les aidants se professionnalisent. Par là j’entends qu’ils souffriraient beaucoup moins, non pas parce qu’un professionnel serait censé ne pas avoir d’émotions, mais parce qu’il détient quelques clés qui lui permettent de mieux les analyser et de ne pas en être la dupe.

Car si vous regardez la situation sous l’angle du drame shakespearien, mettons Le roi Lear, auquel vous me faites penser de plus en plus, alors ce qui apparaît clairement c’est que tout va bien ; et que votre liberté d’agir est totale, sous la seule condition que vous compreniez toujours ce que vous faites.

Par exemple :

Il va sans dire qu’il n’a pas marché durant ce temps et qu’il s’est considérablement affaibli. Actuellement, il n’arrive plus à marcher et a peine à se tenir debout. Comme le kiné ne vient pas souvent, nous lui faisons faire un peu d’exercice pour le renforcement musculaire dans son lit lors de notre visite.

Et vous n’en croyez pas un mot. Personne ne pense sérieusement que votre père se mette à remarcher, n’est-ce pas ? Mais alors quelle illusion entretenez-vous en faisant cela ?

Ce fut un thème très discuté dans le milieu des soins palliatifs ; on disait le plus grand mal de ce qu’on appelait « la conspiration du silence » autour du patient, à qui il fallait surtout ne pas parler de sa maladie. J’ai toujours pensé qu’il fallait nuancer cette position. Ne jamais mentir, certes. Mais…

Dans les westerns il vient un moment où Johnny se prend une flèche dans la poitrine. Alors, bizarrement le combat cesse, ou diminue notablement d’intensité, les copains font le cercle autour de Johnny et lui disent : « T’en fais pas, Johnny, tu vas t’en sortir ». Johnny sait très bien qu’il ne va pas s’en sortir ; et les copains savent très bien que Johnny sait très bien qu’il ne va pas s’en sortir. Mais… ça marche. Au moins dans les westerns.

Ou encore :

Nous avons abordé le sujet de l’EHPAD il y a deux semaines maintenant. Il a d’abord eu une réaction très agressive et a refusé tout net de parler du sujet. Il a dit qu’il n’avait besoin de personne et qu’il pouvait très bien se débrouiller tout seul de retour chez lui. Il était très en colère et complètement dans le déni.

Il ne faut pas confondre le déni et l’ignorance.

Quand je mens au malade, je crée une situation où il n’a pas les moyens de penser ce qui se passe. C’est très grave parce que la seule certitude dont il a besoin au contraire c’est qu’il peut me faire confiance. C’est très grave aussi parce que cette perte de confiance est bilatérale, dans la mesure où je montre que pour moi le malade n’est pas capable d’entendre ce que j’aurais à lui dire (je voudrais bien qu’on m’explique pourquoi on se figure que les seuls malades qui ne pensent pas au cancer sont ceux qui en ont un).

Mais il arrive de manière fréquente que le malade ne soit pas en état de prendre tout de suite conscience de l’intégralité des données de sa situation. Il se réfugie alors dans le déni. La différence entre le déni et le mensonge est simple : ce n’est pas moi qui mens. Évidemment c’est très délicat : en aucun cas je ne dois donner des informations fausses, mais cela ne m’autorise pas à asséner la vérité n’importe comment (je laisse de côté la question de savoir si on ne surestime pas les dangers que cela comporterait : la prise de précautions vis-à-vis de la vérité me semble assez spécifique de la démarche française) ; d’autre part je ne crois pas qu’on puisse sans danger être neutre vis-à-vis du déni : il viendra un moment où la réalité rattrapera le malade, et j’ai connu des cas où faute de préparation les malades ont dû en passer par des prises de conscience terribles ; mais je n’en sais rien, tant il est difficile de savoir si le déni a persisté parce qu’une trop grande neutralité a permis de l’entretenir, ou s’il s’est renforcé à cause au contraire des tentatives du professionnel pour le faire évoluer. Tiens, je vais vous donner un exemple. Vous écrivez : Je pense qu’il sait que ce séjour ne sera peut être pas temporaire, il est bien conscient au fond de lui que remonter la pente va être très difficile. La prudence m’imposerait de ne pas commenter, mais notre correspondance m’incite à penser que vous êtes en état de lire ce que je vais exprimer : écrivant cette phrase vous manifestez un déni, car vous savez aussi bien que moi qu’il n’a guère de chance de remonter la pente.

Ce qu’il importe de garder en tête, c’est que pour dénier il faut savoir. Dénier est une position active. J’ignore ce que je ne sais pas. Je dénie ce qu’au minimum je pressens, je dénie ce que je ne veux pas savoir.

Ici il s’agit donc bien de déni. Il serait totalement invraisemblable de se figurer que votre père, avec son passé, ses compétences et sa lucidité, ait la moindre illusion sur ce qui l’attend. Et il sait parfaitement que quand vous lui parlez de séjour temporaire vous lui mentez. Mais il voit aussi que vous ne faites pas d’efforts démesurés pour lui vendre ce mensonge. Vous êtes donc, et d’un commun accord, dans la situation de Johnny. Et alors ? Il va aller en maison de retraite. Il aura du mal à l’accepter. Vous lui offrez sur un plateau la possibilité de se dire que s’il va en mais de retraite c’est parce que vous êtes une mauvaise fille, et non parce qu’il va mal. Tout est dans l’ordre.

Il angoisse. C’est la moindre des choses. C’est le signe qu’il a tout compris. Il n’est pas nécessaire de clarifier davantage. Là, vous êtes près de lui.

Mais il y a votre fatigue.

Je vous en ai déjà parlé. Et je sais que je dois être prudent, car si vous y revenez c’est que vous n’êtes pas totalement prête à entendre ce que je vous dis. Mais tout de même.

Ce que vous ressentez est normal. Personne n’y échappe. Non seulement vous êtes fatiguée, ce qui est la moindre des choses, mais vous trouvez, et vous avez bien raison, que cette histoire prend trop de place dans votre vie. Mais qu’imaginez-vous ? Tout est ambigu dans ce genre d’affaire : la pseudo-ignorance de votre père, sa pseudo-agressivité à votre égard, sa pseudo-volonté de se rétablir, et même sa pseudo-dépression. Et vous voudriez que vos propres sentiments ne soient pas ambigus ? Vous voudriez qu’une pointe d’agressivité à son endroit n’affleure pas ici ou là ? Vous voudriez échapper à cette tentation, pourtant universelle, de souhaiter que tout ça se termine ?

Oh, Corinne…

Vous êtes un peu piégée parce que vous n’avez pas préparé le terrain. J’ai attiré votre attention sur le fait que la situation présentait aussi une dimension de jeu, plus ou moins pervers, dont vous êtes prisonnière. Mais il y a autre chose qui vous piège, et cette chose se nomme la réalité.

La réalité est que vous avez une famille ; que vous avez une vie ; que vous avez vous. Et que vis-à-vis de votre famille, de votre vie, de vous, vous avez des devoirs. Le moment est venu de les prendre en compte. La réalité est aussi que, mais ça aussi je vous l’ai déjà dit, que cette histoire vous pèse, que vous ne rapportez aucune joie à voir votre père, aucun moment de douceur. Non qu’il n’y en ait plus, mais tout est si lourd que vous ne les sentez plus.

Je vous donne donc l’ordre de faire deux réunions.

La première sera avec votre mari. Que pense-t-il de la situation ? Quel contrat pouvez-vous passer ensemble ? Je vois d’ici ce que vous allez me répondre : il vous laisse toute latitude. Pardon, mais ça ne me suffit pas. Je veux que vous sortiez de cette réunion avec des objectifs réalistes et consentis.

La seconde sera avec votre sœur : comment vous répartissez-vous la charge ? Je parie que vous commettez la sottise de venir le voir tous les jours l’une et l’autre. L’urgence est de diviser votre investissement par deux.

Et votre père le prendra mal. Ben voyons… En tout cas vous ne devez pas aborder le problème avec lui. Ce n’est pas son affaire, c’est de vous dont il s’agit, et vos décisions doivent être à prendre ou à laisser. Votre devoir de fille n’est pas de satisfaire les besoins de votre père mais de créer les conditions pour que ses besoins soient satisfaits. En tenant compte du fait que parmi ses besoins il y a aussi le besoin de vous voir ; mais ça c’est autre chose.

Bien à vous,

M.C.

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