Préalables à une psycholologie du sujet âgé Un texte pour la formation des bénévoles

49 | (actualisé le ) par Michel

LIMINAIRE

Il y a un gros malentendu au sujet de la gériatrie.

La gériatrie c’est la médecine du sujet âgé ; soit. Mais qu’entend-on par là (et qu’est-ce qu’un sujet âgé ? On verra que la définition n’est pas simple) ? Du point de vue médical, on pourrait dire que la gériatrie commence lorsque la pratique médicale doit commencer à tenir compte de l’usure du corps ; son champ de compétence commence donc vers 65-70 ans. Mais ceci a pour conséquence de définir un autre domaine, qu’on pourrait appeler l’ultragériatrie : la moyenne d’âge en maison de retraite est couramment est de 85 ans. Or il se trouve qu’il y a à peu près autant de différence entre un sujet de 70 ans et un de 90 qu’entre un homme de 25 ans et un enfant de 5. C’est pourquoi, selon qu’on est vieux ou très vieux, les problèmes ne se posent pas de la même façon : traiter l’hypertension à 70 ans, il le faut ; à 90 les choses sont différentes. Et l’un des gros problèmes de la gériatrie c’est que toutes les études, par exemple sur les médicaments, s’arrêtent vers 80 ans.

Au départ ce texte s’intitulait : « psychologie du sujet âgé ». Mais à la réflexion je vois qu’il me faut être beaucoup plus modeste : je n’ai aucune compétence particulière en psychologie. Pour autant il y a des points que je peux évoquer, et sans lesquels on ne pourra élaborer aucune psychologie. Par exemple il y a les problèmes liés au fait d’être vieux, et les problèmes liés au fait de devenir vieux, et ce ne sont pas les mêmes. Mais d’autre part les humains que sont ces bénévoles sont des sujets vieillissants . Dans ce qui va suivre il n’est guère fait la différence entre ce qui revient au fait d’être vieux et ce qui revient au fait de vieillir. Il faut garder cependant à l’esprit qu’elle existe, et que si l’évocation du vieillir concerne aussi le bénévole, celle de l’être vieux n’est pas encore pour lui d’actualité.

Le but de ce travail se limite à essayer de donner quelques clés permettant de comprendre ce qui se passe dans la relation avec le sujet âgé. C’est donc délibérément qu’on y a fait l’impasse sur les conseils pratiques : c’est le soignant, c’est l’aidant qui doit disposer de techniques ; il lui en faut parce que sa mission est d’agir en vue d’un résultat qu’on lui demande d’obtenir. Le bénévole, lui, est un écoutant ; dans son champ de compétence il n’y a pas besoin de technique, car ce n’est pas un professionnel. Cependant il lui importe d’être capable de repérer les mécanismes qui çà et là sont à l’œuvre dans le comportement du sujet âgé, à défaut de quoi il risque de ne pas comprendre ce qui se passe (ce qui n’est pas forcément très grave) et de mobiliser une partie de sa disponibilité à essayer de gérer cette incompréhension (ce qui l’est beaucoup plus).

ASPECTS PHILOSOPHIQUES

Chacun sait que la vieillesse est un naufrage. Les personnes âgées elles-mêmes le disent, cherchant sans doute par un tel propos à montrer combien elles sont raisonnables en faisant ainsi preuve de résignation.

Cette vision négative du vieillissement n’est pas nouvelle : toutes les spiritualités se sont toujours fixé pour but de « donner un sens à la vie ». Peut-être faudrait-il faire l’effort de sonder les implications de ce jeu de mots : si en effet on peut espérer découvrir que la vie a un sens, une signification, le problème est que, précisément, elle a aussi un sens : une direction. La vie est une notion vectorielle : le temps ne s’écoule que dans un sens, d’où il vient qu’on s’interroge peu sur la naissance et beaucoup sur la mort. On dit que c’est le privilège de l’homme que de se savoir affronté à sa propre finitude, il semble qu’il y ait des moments où il s’en passerait volontiers.

En tout cas ceci le pousse à se poser des questions, et ces questions relèvent tout simplement de la métaphysique ; allons plus loin : cette réflexion est obligatoire et tous les hommes la conduisent, même si nous ne le remarquons pas. En effet ces questions sont souvent très difficiles à repérer : non seulement parce que nous sommes particulièrement incompétents en la matière, et que notre propre culture philosophique laisse un peu à désirer, mais aussi parce que, et partiellement pour les mêmes raisons, les mots employés par nos contemporains sont souvent fort éloignés de ceux qu’on y attendrait. Il n’empêche : les questions métaphysiques existent bel et bien, comme le montre l’exemple des enfants ; les enfants sont de prodigieux métaphysiciens : ainsi l’enfant qui s’ennuie ne fait rien d’autre qu’expérimenter l’écoulement du temps et sa place dans cet écoulement (d’où il résulte qu’il faut laisser les enfants, au moins un peu, s’ennuyer).

ASPECTS SOCIOLOGIQUES

Les opinions sur le vieillissement ne sont pas les mêmes partout et elles ont évolué à travers l’histoire. Ce point est important car c’est l’image de la vieillesse qui se trouve ainsi transformée, et du même coup le regard que la famille et la société portent sur elle.

Dans les sociétés traditionnelles, être vieux était considéré comme un privilège : c’est qu’il y avait peu de vieux ; le vieux était d’abord celui qui par sa vaillance et sa sagesse était arrivé à se sortir de tous les pièges de la vie, c’était le meilleur chasseur et le meilleur guerrier. Une des raisons de l’évolution actuelle est évidemment que le vieillard est de moins en moins rare (même dans les sociétés traditionnelles). Ceci entraîne une certaine banalisation : il n’est donc pas si difficile, il n’est donc pas si méritoire de devenir vieux ; et cette banalisation engendre nécessairement chez le sujet âgé un certain sentiment d’amertume : jeune on lui avait inculqué le respect absolu des aînés, et il l’avait accepté en sachant que son tour venu on lui rendrait la même déférence. Maintenant le voici vieux, et la société lui refuse, précisément, le respect auquel elle l’avait contraint. C’est ce qui explique au moins en partie les discours, à tonalité nettement revendicative, qu’il tient sur le fait d’être arrivé à son âge et la fierté qu’il en tire. Le drame est qu’à se définir par son âge il tend à s’y réduire. Ainsi la centenaire de la maison, qui va répétant qu’elle est centenaire. Le problème est qu’à se centrer sur ce seul point elle n’est plus rien d’autre qu’une centenaire, et que cela n’intéresse personne. C’est sans doute pourquoi elle est tombée : maintenant c’est une centenaire fracturée.

C’est encore d’une autre manière que le statut de la personne âgée se modifie dans nos sociétés : jusque dans les années 50-60 il était banal de mourir vers 65 ans. Ainsi disparaissait le chef de famille, et celui qui prenait sa place était un homme de la quarantaine, en pleine activité, en pleine possession de ses moyens, et dont les enfants, à peine entrés dans la vie, étaient encore sous son autorité. De nos jours le patriarche meurt à 80 ans ; celui qui prend sa place en a 60, il est retraité, et n’a plus guère de pouvoir sur ses propres enfants qui ont déjà bien entamé leur vie. Ce qui se déroulait sur trois générations se déroule maintenant sur quatre, et cette modification conduit le vieillard à perdre toute utilité sociale. C’est là aussi bien sûr une évolution bénéfique, mais elle a des conséquences. L’une des plus évidentes est celle qui touche aux règles de succession : auparavant les parents amassaient un héritage pour permettre à leurs enfants de s’installer ; actuellement j’hériterai de mon père à un âge où je n’aurai que faire de son argent ; mieux vaudrait que la succession saute une génération pour s’adresser aux petits-enfants.

On sait aussi que la définition de la vieillesse a subi d’importantes modifications. Rappelons pour mémoire que légalement l’âge de la vieillesse est toujours défini comme l’âge de la retraite [1]. Cette définition est à la fois risible et prégnante, et il faudrait se demander quelles en sont les conséquences (la loi a parfois d’étranges anfractuosités, comme d’avoir oublié de donner un statut au cadavre). Le fait qu’on abaisse l’âge de la retraite fait qu’on est vieux plus jeune qu’avant, ce qui pose question dans une civilisation où les vieux au contraire ont tendance à se trouver (ou à se dire) jeunes plus longtemps ; mais ce ne serait que ridicule si de nombreuses professions n’étaient pas en train de revendiquer un abaissement supplémentaire de l’âge de la retraite au motif par exemple qu’à 55 ans dans certains corps de métier on est « usé » ; même en faisant la part de la mauvaise foi, de l’antienne syndicale et de la démagogie, il faut peser tout ce qui se dit, s’avoue là ; l’expression : « J’ai travaillé toute ma vie » tend à changer de niveau de pertinence.

Il serait sans doute plus intéressant de définir la population âgée comme étant la population la plus âgée. On aurait ainsi une définition flottante, ou pourrait calculer l’espérance de vie à 60 ans et décider que la personne deviendrait âgée quand elle arriverait, disons dans les trois années précédant la date statistique de son décès. Sans doute cernerait-on là mieux la réalité [2].

Mais le plus important peut-être n’est pas là : du fait que la durée de vie s’allonge on observe une dispersion des situations, il y a de plus en plus de différences dans le vieillissement : tel est incontestablement vieux à 75 ans, alors que tel autre porte gaillardement ses 90. Il s’ensuit qu’on ne sait plus très bien ce que signifie l’expression : « être vieux » : on pourrait presque dire qu’être vieux est devenu une décision.

Enfin il existe une incontestable accélération du rythme de la vie, et une augmentation du niveau de performance nécessaire pour « rester dans la course ». Ceci met nécessairement le sujet âgé en difficulté : car le vieux était une réserve de savoir, et le savoir se démode. Il n’en a pas toujours été ainsi. À la campagne, et jusqu’à la fin des années 70, la connaissance de techniques de base aussi précises que le martelage d’une faux trouvait à s’employer. De nos jours seuls les vieux savent encore marteler une faux, mais on ne fauche plus. Donc le savoir de la personne âgée se dévalorise, et si vite que cette ressource n’est plus crue aussi utile qu’auparavant. Il faudrait garder à l’esprit que ce qui se dévalue là est le savoir technologique, et qu’il faudrait aussi parler de la connaissance de la vie, de l’humain que possède la personne âgée, bien souvent sans en avoir seulement idée, sans l’avoir seulement identifié comme un savoir. Mais on reviendra sur ce point.

UN VIEILLISSEMENT A DEUX VITESSES

Il est important de prendre conscience de son vieillissement : à rien ne sert de se le cacher, et mieux vaut sans doute le connaître si l’on veut s’y adapter, le compenser, le corriger. Or une notion importante est celle de la désynchronisation qui existe entre le vieillissement biologique et le vieillissement psychologique.

Si en effet le vieillissement psychologique est, du moins pour tout observateur un peu attentif de soi-même, facile à constater, il n’en va pas de même pour le vieillissement biologique, qui reste longtemps caché, ce qui le rend particulièrement insidieux : la force musculaire baisse, la vitesse d’exécution s’altère, mais l’endurance reste longtemps préservée, et même augmentée, dans la mesure où le sujet vieillissant a appris à s’économiser.

Ce que nous perdons en premier, c’est notre capacité à faire des progrès, et cela passe inaperçu car seuls les sportifs de haut niveau, qui ont été au bout de leur marge de progression, peuvent y être confrontés. Le vieillissement touche ensuite notre aptitude à exécuter les capacités maximales celles que dans la vie courante nous utilisons rarement. Nous vieillissons donc sans nous en apercevoir, et nous n’en devenons conscients que quand, le vieillissement étant déjà très avancé ; nous commençons à peiner dans la vie quotidienne.

Ainsi le vieillissement moteur se fait largement à notre insu, et quand il devient manifeste nous y assistons longtemps en spectateurs. Si nous savons intellectuellement que certaines parties de notre organisme commencent à vieillir dès que l’âge adulte est atteint (comme les cellules nerveuses par exemple) nous ne percevons pas consciemment ce phénomène. Nous disons couramment : « Je vieillis » ; et neuf fois sur dix dans notre propos d’allure nostalgique il faut entendre que pour un qui vieillit je me défends encore plutôt bien. Nous avons une connaissance intellectuelle, biographique de notre vieillissement, la connaissance intime, charnelle est plus longue à se faire.

Nous ne prenons conscience de ces déficiences qu’en fonction des difficultés qui en sont les conséquences : la baisse de notre performance dans tel ou tel domaine. Il en va de même de nos capacités à nous réparer : longtemps nos maladies guérissent, nous pouvons reprendre notre jogging et retrouver les performances dont nous étions fiers ; c’est sournoisement qu’un jour notre corps se montre incapable de retrouver son ancien niveau. Du coup, c’est donc brutalement que nous nous trouvons confrontés au drame du vieillissement physique : il faut une rupture, une maladie pour que, d’ignoré qu’il était, le processus continu du vieillissement physique se révèle à nous comme s’il s’était produit d’un coup. Il s’ensuit qu’il survient souvent sur un sujet qui n’y était pas préparé, et que le deuil qu’il doit alors élaborer est d’autant plus difficile.

Le vieillissement physique :

Le vieillissement change notre manière d’être au monde.

Il existe un vieillissement moteur :

On vient d’en parler, et il impose une adaptation, des abandons, plus ou moins aisément consentis. Cette adaptation et ces abandons ne peuvent se faire que si on pose sur le monde un autre regard. Prenons l’exemple de la promenade : le plaisir de la promenade ne peut être complet que s’il n’est pas entravé par les contraintes du corps. Il va de soi, donc, que l’insuffisance cardiaque va imposer au sujet de restreindre son parcours, et donc de ne plus aller en certains lieux ; à l’inverse la promenade constitue un excellent moyen de lutter contre l’aggravation de la maladie ; mais une promenade thérapeutique n’est pas une promenade de plaisir. Il va de soi, encore plus, qu’on ne fait pas sa promenade de la même façon lorsque les douleurs de l’arthrose viennent la perturber ; ou que la peur de la chute force le sujet à marcher avec plus de précautions, à penser à ces précautions ; cela va modifier le plaisir qu’il éprouve : l’œil qui guette les obstacles du sol n’est plus disponible pour admirer le paysage, le souffle qui se raccourcit entrave le plaisir de la conversation. Dans un autre domaine, recevoir ses enfants à dîner est une entreprise qui va dévorer toute une journée là où naguère deux heures suffisaient ; et il vient un âge où, la souplesse du poignet n’étant plus ce qu’elle était, tourner une mayonnaise devient impossible.

Il y a un vieillissement sensoriel :

Ce vieillissement est différentiel, tous les organes ne se dégradant pas en même temps. Ceci est très important, et les conséquences du vieillissement différentiel ne sont pas suffisamment étudiées. Le point crucial est que les deux organes qui se détériorent le plus sont les plus utilisés par notre civilisation : la vision et l’audition.

La vision s’altère d’abord, et de façon presque obligatoire ; qui plus est il impose au sujet de l’annoncer : les lunettes font savoir à tout un chacun que pour moi le temps passe.

L’audition se dégrade aussi, et de deux manières :
- Il y a une baisse de l’aptitude à percevoir les sons peu intenses.
- Mais il y a aussi, et peut-être même surtout, une diminution de l’aptitude à distinguer les sons. Dans la vie courante nous recevons toujours plusieurs sons simultanément : par exemple ceux de la conversation et les bruits de la rue ; et c’est par un système complexe que nous parvenons à filtrer les bruits qui nous intéressent. La dégradation de ce système est beaucoup plus pénalisante que la baisse de l’acuité auditive, de même que les distorsions qui se produisent du fait que par exemple les fréquences aiguës sont moins bien perçues.

Cette baisse de performance doit être prise en compte, ne serait-ce que pour ne pas faire d’erreur : on n’en finirait pas de recenser les vieillards qu’on a étiquetés déments alors qu’ils sont sourds. Mais surtout elle entraîne des remaniements psychologiques importants et qui permettent de voir à l’œuvre plusieurs des mécanismes du vieillissement psychologique.

Ces deux sens en effet sont ceux qui sont impliqués dans la perception à distance. Leur faillite est donc cause de profonds remaniements psychologiques : l’espace sensoriel de la personne âgée se rétrécit, tout simplement parce qu’elle n’a plus accès aux objets lointains. Le repli sur soi de la personne âgée a ici quelque chose de simplement physique, et si le sujet tend à ne plus s’intéresser qu’à son environnement immédiat, c’est aussi parce qu’il ne peut plus accéder à ce qui est lointain (nous n’en parlerons pas, mais dans un registre à peine différent la frilosité psychologique du sujet âgé s’accompagne étrangement d’une altération de son thermostat physique). Cependant il y a une différence majeure entre ces deux modes sensoriels ; on n’y insistera pas, mais il faut remarquer que le processus de vision ne demande pas que l’objet qui est vu soit actif dans l’échange : je vois l’autre, qu’il le veuille ou non, dès lors qu’il passe dans mon champ de vision ; s’il est là je le vois s’il n’est pas là je ne le vois pas. Ce n’est pas vrai pour ce qui est de l’audition : je ne peux entendre l’autre que s’il me parle, que si en somme il décide que je vais l’entendre ; c’est pourquoi le vieillissement auditif est aussi central dans l’évolution de notre capacité à communiquer.

Les conséquences du vieillissement visuel sont assez faciles à corriger (du moins quand il ne s’agit que de presbytie, puisqu’on sait qu’il existe d’autres pathologies liées à l’âge et dont les conséquences sont autrement redoutables) : les lunettes suffisent ; par ailleurs, et très grossièrement, la baisse de l’acuité visuelle n’intéresse qu’une personne, celle qui doit voir. Il n’en va pas de même du vieillissement auditif :
- D’abord il se corrige plus mal.
- Ensuite il implique deux personnes : celle qui entend, mais aussi celle qui parle. Le remède le plus simple est de demander à celle qui parle de parler plus fort.
- L’audition étant un sens de la communication, elle offre au sujet âgé un pouvoir dont il ne se prive pas toujours, et il arrive qu’il joue effectivement de son déficit.
- Il s’ensuit que le vieillissement auditif est à l’origine de conflits : chacun accuse l’autre de ne pas faire d’effort ; la perte de l’aptitude à distinguer les sons fait que le sujet âgé supporte mal les conversations à plusieurs, qu’il les fuit et devient irritable, mais aussi qu’on le soupçonne de le faire exprès car, précisément, il se montre encore capable d’entendre des sons peu intenses (s’ils sont graves, comme souvent au téléphone).

Mais d’autre part la perte de ces sens qui permettent l’accès à ce qui est distant contribue à modifier profondément la relation au monde. Depuis le Moyen-âge on sait en effet qu’il y a deux sortes de connaissance :
- Il y a le savoir que les médiévaux appelaient scientia : la science. C’est la connaissance objective, expérimentale. Pour connaître un objet, il faut le mettre à une certaine distance de soi afin de pouvoir l’examiner sous tous ses aspects : ce qui est ob-jectif est jeté-devant. Il implique précisément la vue et l’audition, qui sont les sens utilisés pour la connaissance scientifique (les médecins ne se servent que d’eux, il n’y a pas de sémiologie basée sur l’odorat, et on peut le déplorer).
- Il y a le savoir que les médiévaux appelaient sapientia : la sapience. Sapientia se traduit par « sagesse », et son origine est dans le verbe sapere qui signifie « goûter ». C’est la connaissance intime, de proximité ; la sapientia est la vertu du moine.

La conséquence du vieillissement différentiel est que le sujet âgé perd les sens qui explorent à distance. Du coup les autres prennent un place plus importante. C’est le cas par exemple de l’odorat (surtout qu’il s’agit d’un sens qui, par rapport au goût ou au toucher, opère tout de même un peu à distance) ; l’olfaction se développe, et comme c’est un sens qui a été moins éduqué cela explique que le sujet âgé tend à être victime d’illusions et d’obsessions olfactives. Mais d’autre part on voit que le vieillissement aboutit à un résultat mélangé : certes l’aptitude à connaître objectivement les choses diminue, mais l’aptitude à les connaître de l’intérieur, à les goûter, à les apprécier, tend à augmenter. On voit ici à l’œuvre l’ensemble des mécanismes psychologiques essentiels du vieillissement :
- Le sujet perd des aptitudes.
- Il doit s’adapter à ces pertes.
- L’entourage doit s’y adapter aussi, et cela se passe plus ou moins bien.

Cette adaptation est une phase obligatoire, qui aboutit le plus souvent à un compromis entre le sujet et son entourage. Le problème est que ce compromis, parfois chèrement négocié, aboutit à une situation figée, difficile à remettre en cause, et qui n’a pu être élaboré qu’en occultant le fait que
- Ces pertes laissent une place libre, ce qui permet à d’autres aptitudes de se développer : il y a autant d’acquisitions que de pertes.
- Le développement de ces activités nouvelles s’accompagne de distorsions, comme dans tout apprentissage.

Cette idée qu’il y a autant d’acquisitions que de pertes est cependant d’un faible secours quand il s’agit de faire le deuil de ce qu’on a perdu.

Le vieillissement sexuel :

Il est évidemment très important ; nous en parlerons assez peu, la chose la plus importante étant de noter que, précisément, il reste encore largement occulté. Il faut tout de même se pencher sur un point curieux, qui est l’inégalité des sexes devant leur vieillissement : ici aussi le vieillissement est différentiel.

Considérons le traitement de la ménopause.

On sait que la ménopause est maintenant considérée à juste titre comme une source majeure d’infirmités (aggravation du risque cardio-vasculaire, fracture du col du fémur). Il est donc devenu évident que la ménopause doit être traitée. Mais faisant cela on ralentit l’essentiel du processus de vieillissement chez la femme, qui voit en quelque sorte sa jeunesse se prolonger. La question qui est posée aux médecins est de savoir combien de temps on doit traiter la ménopause ; contrairement à ce qu’on a dit, le meilleur traitement est hormonal, et je maintiens qu’il doit être envisagé de manière systématique ; l’accord se fait sur 5 à 7 ans. Mais quelle est la justification de cette durée ? Rien, biologiquement, ne s’oppose à l’idée de traiter indéfiniment. Ce qui gêne ici, c’est peut-être le vertige qui prend à l’idée que les hommes auraient inventé l’eau de jouvence, et que seules les femmes en profiteraient. Toujours est-il qu’il faut tenir compte d’une nouveauté inattendue : contrairement à ce qui a toujours été les hommes se mettent à vieillir plus vite que les femmes.

Là aussi on voit à l’œuvre des mécanismes de perte, d’adaptation, de découverte de potentialités nouvelles. C’est d’autant plus important que si les fonctions sexuelles vieillissent, si le pouvoir de séduction diminue, cela n’a aucune raison de suivre le même rythme chez les deux membres du couple, ce qui impose une rééquilibration relationnelle difficile. Enfin, le désir, lui, ne diminue pas de la même manière, sans aller jusqu’à parler de sa fréquente réactivation à l’approche de la fin de vie.

Ajoutons ici, puisqu’en somme il est question de pouvoir de séduction, une note sur le vieillissement esthétique. Les choses ne sont pas simples, et il est banal de constater à quel point les personnes âgées sont belles. Il est un peu difficile d’en convenir dans un monde qui a tellement érotisé la beauté qu’il ne sait plus faire la différence entre le beau et le désirable, mais le grand âge est précisément la période de la vie où on peut enfin distinguer l’un de l’autre. Ainsi, loin d’être une calamité, les rides viennent souvent embellir un visage jusqu’alors inexpressif.

La survenue des maladies :

Elle confronte à la diminution des facultés de réparation : on guérit, certes, mais il est moins facile, et bientôt moins possible, de revenir à l’état antérieur. Cela aussi est insidieux : pendant longtemps on peut sortir de la maladie avec l’impression de redevenir comme avant, comme si on n’avait jamais été malade. Puis un jour, sans qu’on s’y attende, on s’aperçoit que cette fois on en sortira diminué. Cela donne l’impression qu’on franchit un palier, qu’il y a eu une cassure… Le plus souvent c’est faux : on a lentement décliné, mais ce qui diminuait, là aussi, c’étaient ces possibilités maximales qu’on n’utilise jamais ; et cela on ne le voyait pas.

Vieillir est ainsi une mise en scène de la mort : jeune, on sort de la maladie comme d’une panne sans lendemain. Avec l’âge la maladie devient bien davantage un coup de semonce, un rappel de ce qui va venir.

Le vieillissement des facultés intellectuelles :

C’est le plus important, le plus inquiétant. Ce vieillissement, qui porte en soi la terreur de la démence, est inéluctable ; il est sans doute au moins aussi douloureux que le vieillissement sexuel, tant le pouvoir de séduction et le pouvoir de l’intelligence sont valorisés dans notre civilisation.

Le vieillissement de la mémoire :

Il y a trois types de mémoire à considérer :

La mémoire immédiate n’est plus aussi performante. C’est celle qui permet d’effectuer des opérations sur le court terme, comme par exemple de se rappeler le numéro de téléphone qu’on vient de lire. La perte est sensible, même si elle n’est pas très gênante.

La mémoire de travail, celle qui permet d’effectuer les opérations intellectuelles (comme le calcul mental), reste bien préservée, mais elle est très dépendante des capacités d’attention qui, elles, diminuent.

La mémoire à long terme est altérée elle aussi, malgré l’opinion courante. Il faut noter que la plainte mnésique est un phénomène normal : 100% des sujets de 50 ans oublient les noms propres.

Par contre la mécanique même de la mémoire, toute cette machinerie qui permet de stocker un souvenir et de le rappeler à volonté, est assez peu altérée.

Les autres capacités de base :

Les capacités psycho-linguistiques, elles, sont longtemps préservées. Notamment le sujet âgé normal continue d’apprendre des mots nouveaux, et d’enrichir ses possibilités d’expression.

L’attention n’est plus aussi facile : il est difficile de se concentrer (mais cette fonction peut s’éduquer et s’entretenir) ; c’est le cas notamment de l’attention partagée, qui est l’aptitude à être attentif à deux choses à la fois. La baisse de l’attention partagée explique la plus grande fréquence des accidents de la voie publique et des chutes : c’est l’attention partagée qui permet au conducteur d’appuyer sur l’accélérateur tout en vérifiant que la route est libre. On sait qu’un bon test prédictif de chutes est de voir si le sujet est capable de marcher en tenant une conversation.

L’intelligence proprement dite :

La performance intellectuelle tend à diminuer, mais cette diminution se fait de manière hétérogène, certaines fonctions étant atteintes, d’autres non. On peut représenter cette évolution grâce à la différence entre les notions d’intelligence fluide et d’intelligence cristallisée [3]. L’ « intelligence fluide » correspond au fonctionnement cognitif opérationnel, adaptatif, intuitif, rapide. C’est l’intelligence qui permet au bricoleur de trouver immédiatement des solutions adaptées au problème imprévu qu’il rencontre, et au footballeur de faire la bonne passe au bon moment. On oppose à cette intelligence l’ « intelligence cristallisée », qui est en jeu dans les acquisitions, les raisonnements la mise en place de théories. Il se pourrait que le cerveau droit, siège de l’intelligence fluide, vieillisse plus vite que le gauche.

L’aptitude à s’adapter aux situations imprévues se dégrade incontestablement. Cette dégradation est liée à celle de l’intelligence fluide, qui permet de trouver rapidement des solutions, mais aussi à celle de l’attention (notamment partagée), qui est en somme la fonction permettant d’analyser rapidement les problèmes. Ceci est d’autant plus grave que notre civilisation demande au contraire de plus en plus d’adaptation : pour réussir la première mise en service de la chaîne stéréo il faut entrer dans la pensée du fabricant (intelligence fluide), notamment parce que la notice n’est absolument pas claire (elle s’adresserait pourtant à l’intelligence cristallisée)…

Retomber en enfance :

Le fonctionnement de l’intelligence fait appel à un certain nombre de capacités : stocker de l’information, analyser une image visuelle, comprendre ce qu’est une quantité, un nombre, etc. Le petit enfant apprend d’abord à acquérir ces capacités, qui sont dites « capacités primaires », puis il apprend à les organiser entre elles : il développe ainsi des « capacités secondaires » ; ce système est en place à la fin de l’enfance. Le jeune adulte peut développer un troisième niveau, qui lui permet en somme d’organiser les capacités secondaires.

Divers travaux tendent à montrer que l’organisation intellectuelle du sujet âgé évolue sur un mode de déconstruction, notamment des capacités de troisième niveau. On aboutit à un fonctionnement très proche de celui des enfants ; l’intellect du vieillard ressemble en gros à celui d’un préadolescent. C’est ainsi que vieillir serait ainsi au sens propre retomber en enfance. Encore faut-il bien préciser que ce vieillissement est très sensible à l’éducation, et que le cerveau ne perd que ce qu’il n’utilise pas.

Reste à se demander en outre si cette déconstruction serait un désastre : au contraire le mode de fonctionnement infantile est particulièrement efficace : non seulement il s’est révélé adapté à la situation de l’enfant, mais en outre il a permis à chacun, à force d’observation, de contemplation, de réflexion, de produire un cerveau adulte… Simplement ses fonctions sont différentes, et ne permettent pas les mêmes activités que celui de l’adulte ; l’enfant et le vieillard sont ainsi tournés vers la réflexion, la contemplation, la méditation. Cette similitude n’est pas fortuite : l’enfance est le temps de la formation, de l’évolution, la vieillesse est un autre temps de formation et d’évolution, il n’y a donc rien d’étonnant si les mécanismes psychologiques sont les mêmes ; dans cette perspective il est probablement heureux que le cerveau vieillissant récupère des fonctionnalités qui étaient l’apanage de l’enfant. Cette évolution a donc aussi des effets positifs : en somme le sujet âgé ne pense pas moins bien, il pense autrement, et à d’autres choses : c’est parce que le cerveau de l’adulte plus jeune lui permet de modifier le monde qu’il ne lui permet pas de le contempler ; ou encore il n’est pas possible d’avoir à la fois la scientia et la sapientia (et c’est pourquoi les maîtres spirituels du Moyen-âge déconseillaient la curiosité et préconisaient la « docte ignorance »). Sans doute y aurait-il beaucoup à gagner à étudier l’extraordinaire don de sapientia du dément.

Par ailleurs l’évolution intellectuelle du sujet âgé se caractérise aussi, et peut-être d’abord, par les stratégies qu’il met en œuvre pour s’adapter à ses modifications. Chaque perte pose un problème qui doit être résolu (ainsi le sujet âgé qui oublie les courses doit choisir entre une défense qui consiste à écrire la liste de ce qu’il veut acheter et une autre qui consiste au contraire à s’imposer de l’apprendre par cœur). Mais de manière plus importante le cerveau, comme tout l’organisme, possède un extraordinaire pouvoir de compensation : si une fonction devient défaillante, elle peut le plus souvent être remplacée par une autre. Ainsi on pense qu’avec l’âge la pensée devient de moins en moins « déductive » et de plus en plus associative : le raisonnement classique, de type mathématique, ou si l’on veut digital, devient moins aisé, et il se trouve partiellement remplacé par un raisonnement de type analogique, plus proche de la pensée poétique, qu’on peut qualifier de magique (ou, naturellement, d’infantile). Pour cette raison les réponses sont souvent assez éloignées des questions, mais il suffit de le savoir et d’attendre. La personne âgée utilise les chemins de traverse de la pensée, c’est pour cela que dans toutes les cultures ceux qui racontent le mieux les histoires pour les enfants sont les personnes âgées (et que ce sont des histoires où il y a tant de magiciens).

Notons pour clore ce sujet que la place des Anciens dans les sociétés archaïques doit beaucoup à cette distinction : l’intelligence cristallisée, c’est celle du savoir, de la loi, des principes, du dogme. C’est le rôle du vieux que de la représenter, confiant au jeune la mise en pratique, la réalisation, domaine de l’intelligence fluide. Et on ne saurait trop admirer la prudence des sociétés archaïques, qui ont veillé à confier le pouvoir de décider à ceux qui n’ont plus les moyens d’agir. Montesquieu n’est pas l’inventeur de la séparation des pouvoirs, et si vieillesse pouvait elle serait sans doute aussi dangereuse que si jeunesse savait.

Mais cette répartition des tâches nous donne l’occasion d’insister sur un point : l’intelligence cristallisée, ce n’est pas le savoir, ce n’est pas l’expérience, ce n’est pas en somme une accumulation plus ou moins passive de données ; c’est aussi l’aptitude à les fabriquer ; ce n’est pas une accumulation de théories, c’est une aptitude à théoriser. Ainsi, dans certains domaines, l’avance en âge s’accompagne de progrès.

ASPECTS PSYCHOLOGIQUES

Le vieillissement est pour chacun synonyme de perte, et c’est cela qui le rend douloureux. Il va falloir abandonner cet idéal de toute-puissance, de croissance indéfinie, que tout homme peut éprouver jusqu’à sa maturité. En somme l’image du vieillissement peut être trouvée dans un « stade du miroir inversé ». On sait que Lacan décrit chez le petit enfant un « stade du miroir » : tenu dans les bras de sa mère, l’enfant se découvre dans le miroir, il se reconnaît, il comprend alors qu’il est quelqu’un, et quelqu’un que sa mère tient ; pour Lacan cette expérience est celle par laquelle l’enfant se comprend comme existant. De même sans doute c’est dans le miroir que chacun prend conscience de sa propre usure (et c’est sans doute cela surtout que comprenait la reine de Blanche-Neige…). Dans le même ordre d’idées chacun connaît les peintures de la fin du Moyen-âge où l’artiste a représenté simultanément la jeune femme, la vieille femme et le squelette.

Toutes ces pertes engendrent une blessure narcissique plus ou moins importante, le sujet devant faire son deuil d’une certaine image de lui-même. Qu’on s’en inquiète ou non, qu’on le prenne ou non avec philosophie, les dents tombent et la petite souris ne passe plus. Ce regard jeté sur lui-même n’est évidemment pas objectif, mais il va conditionner les diverses réactions de deuil. Il faut le noter ici : la blessure narcissique du vieillissement est tellement dans l’air du temps que le sujet vieillissant l’accepte comme une douloureuse évidence et ne s’aperçoit même pas que ses pertes sont compensées par des gains, et qu’il existe un énorme décalage entre l’image sociale du vieillissement, l’image qu’il en a quand il s’examine et celle qu’il en aurait s’il découvrait ses possibilités réelles.

Nous savons tous que la crise de l’adolescence est une réactivation du conflit œdipien, conflit dans lequel l’enfant veut tuer son père pour pouvoir épouser sa mère, ce à quoi le père réagit par une menace de castration ; l’ordre des choses est désir-meurtre-castration. Mais il est bon de revenir au mythe ; car le mythe d’Œdipe ne dit absolument pas cela. Ce que dit le mythe, ce n’est pas qu’Œdipe tue son père parce qu’il veut épouser sa mère, mais au contraire qu’il épouse sa mère parce que par accident il a tué son père. Et s’il agit ainsi c’est parce qu’il ne connaît pas ses parents ; et s’il ne les connaît pas c’est parce qu’ils l’ont rejeté, et mutilé (« Œdipe » signifie : « Celui-qui-a-les-pieds-percés », les pieds sans doute étant le sexe) : on voit que l’ordre du mythe est exactement l’inverse du modèle freudien : c’est castration-meurtre-désir.

Et si ses parents l’ont ainsi rejeté, c’est parce qu’on leur a dit qu’il allait tuer son père et épouser sa mère !

Je rapporte ces faits parce qu’il me semble que le moteur du « conflit des générations » n’est pas dans l’enfant qui se sent grandir mais dans le parent qui se sent vieillir. Le complexe d’Œdipe, ce n’est pas le fils qui veut tuer le père, c’est le père qui veut tuer le fils. Et si cela échoue, c’est parce que rien n’arrête la poussée de la vie. Il y a quelque chose de suicidaire dans cette histoire : les parents d’Œdipe mettent en place eux-mêmes le mécanisme qui les mène à leur perte.

Il n’y a pas lieu de chercher plus loin pourquoi le sujet âgé ou vieillissant a tellement peur de montrer ses failles, pourquoi il est si long à accepter l’aide, pourquoi il se sent en danger (et de manière si pathétique dans le cas du dément, même s’il ne faut pas oublier que par ailleurs le dément se doute bien que s’il laisse apercevoir son désastre il court effectivement le danger de la mise en institution).

Il y a là sans doute une réalité à méditer : que signifie la succession des générations ?

Ce que le mythe d’Œdipe nous apprend, c’est que la vie fait tourner une roue. Mon enfant pousse, dit-on. On oublie de dire que c’est moi qu’il pousse. Et les choses sont très bien ainsi. Le peintre accomplit sa toile, puis il vient un moment où il signe sa toile. Que signifie cette signature ? C’est une trace de peinture qui n’a rien à faire sur le tableau, qui ne cadre pas avec la scène peinte, la signature vient altérer le tableau. En signant son tableau le peintre dit ceci : mon œuvre est terminée, je n’ai plus rien à peindre sur cette toile, tout ce que j’y ajouterais risque de dénaturer ce que j’ai fait. De la même façon, ma fonction sur terre est d’être un modèle pour mon fils, et j’espère bien que je suis dès à présent un exemple pour lui ; mais est-il certain de moi ? Tant que je suis vivant, il pourrait se faire que la manière dont je finirai ma vie vienne démentir la manière dont je l’ai commencée ; ce n’est qu’après ma mort que, déroulant le tableau de toute ma vie, il pourra être assuré de ce que j’ai été. C’est à cause de cela qu’il faut que je meure : les seuls bons Commandeurs sont les Commandeurs morts.

La perception du temps évolue avec l’âge : pendant toute la jeunesse, et même une bonne partie de l’âge adulte, nous vivons dans l’illusion d’un temps cyclique : nous pouvons « refaire notre vie » « repartir à zéro ». Malades, nous guérissons sans séquelles, c’est la restitutio ad integrum. Le problème est qu’avec l’âge le masque tombe : il n’est plus question d’annuler le passé, on ne peut plus cacher les cicatrices, l’ardoise de la vie ne s’efface plus. Et c’est pourquoi les personnes âgées sont si friandes d’activités qui redonnent au temps un peu de circularité. Ainsi le radotage a plusieurs fonctions :
- Il permet au sujet âgé de se rassurer sur sa mémoire grâce à une histoire qu’il connaît bien.
- Il lui permet de se renarcissiser : l’auditeur, lui, ne la connaît pas.
- Il lui permet enfin d’annuler le temps en répétant la même séquence [4].

On retrouve naturellement ce schéma dans les innombrables routines du vieillard. Pourquoi diable voudrait-on lui faire aimer l’imprévu, la nouveauté, quand cet imprévu et cette nouveauté sont précisément l’odieuse marque du temps qui passe ?

Rappelons d’autre part que pour Freud la gestion des crises peut se faire par trois mécanismes principaux :
- La fixation : le sujet reste bloqué devant sa difficulté, et ne sait pas la résoudre ni s’en détacher. C’est ce qui se passe dans certains deuils.
- La régression : le sujet tente de résoudre la difficulté en cherchant dans son passé une situation similaire et en tâchant d’appliquer la solution de l’époque à la situation actuelle. C’est précisément le mode de fonctionnement des enfants. Mais c’est aussi le mode de fonctionnement de ce qu’on appelle l’expérience : être expérimenté, c’est posséder un solide répertoire de solutions.
- La sublimation : le sujet est capable de résoudre le problème posé en inventant une solution adaptée.

Le processus de sublimation fait largement appel à l’intelligence fluide. Il est donc plus difficile à mettre en œuvre par le sujet âgé, qui recourt souvent à la fixation, qui est un mécanisme dépressif, et à la régression, qui le fait retomber en enfance.

La souffrance de vieillir

Vieillir, affronter son vieillissement et celui de son entourage, est une entreprise douloureuse, et elle s’accompagne toujours de symptômes qui ne font qu’en révéler la difficulté. Ce sont ces symptômes que nous allons essayer de définir dans leur variété, ils conditionnent l’attitude qu’il est souhaitable d’avoir dans l’accompagnement du sujet vieillissant.

L’angoisse :

Elle est omniprésente, et liée à plusieurs causes :
- La prise de conscience du vieillissement : elle peut être l’occasion d’une crise profonde. Toute crise est toujours une déstabilisation (et le prototype en est la crise de l’adolescence). La crise est angoissante de deux manières : d’une part il faut se dessaisir de ce qu’on possédait ou de ce qu’on était, et rien ne garantit qu’on ne regrettera pas ce qu’on a perdu ; d’autre part il faut aller vers autre chose, sur quoi on n’a pas davantage de garantie.
- La perte progressive des capacités intellectuelles : On a beau dire que les gains compensent les pertes, il s’agit d’abord d’un processus de perte, et le sujet âgé n’a aucune garantie quant aux limites de cette perte : la menace de la démence, ne particulier, ne peut être écartée, et lorsque le sujet constate l’aggravation de son trouble mnésique, il n’a aucun moyen (et le médecin non plus) de savoir si cette aggravation préfigure une démence ou si elle n’est qu’un épisode mineur : le diagnostic de démence repose sur l’évolution.
- Les réactions de l’entourage : La question se pose de savoir comment l’entourage va tolérer cette crise : le risque si la crise dure est que le la famille décide une mise en institution, une mesure de tutelle… Le sujet âgé se demande donc ce qui va se passer si la famille décide de dramatiser la situation.
- L’attitude de l’entourage, familial et institutionnel peut donc aggraver ou au contraire diminuer cette angoisse. Tout va dépendre du regard plus ou moins bienveillant que cet entourage va poser sur la personne âgée.

Les deuils successifs :

Ils entraînent inévitablement une réaction dépressive. Cette dépression est normale, mais elle peut être renforcée et devenir pathologique si les autres, de manière consciente ou non, mettent l’accent sur les déficits et la dépendance du « vieux ». La dépression du sujet âgé est ainsi très fréquente, et il faut savoir la reconnaître et la traiter, d’autant qu’elle peut prendre le masque d’une démence. Les traitements sont efficaces, à condition d’être énergiques, et il faut rappeler ici, par exemple que le meilleur traitement de la dépression grave chez le sujet âgé reste l’électrochoc.

Le délire :

Une autre solution est évidemment le délire (de persécution, de préjudice) mais aussi les hallucinations. Cependant il faut ici nuancer : il ne faut pas prendre pour un délire le fait que le sujet âgé peut devenir plus autoritaire ; il peut simplement sentir sa liberté lui échapper ; il peut avoir mal compris, mal entendu, il peut avoir oublié. Les questions d’argent prennent une place plus importante, et la peur d’être abusé devient prédominante. Il ne faut pas considérer que le sujet âgé délire alors qu’il s’est simplement trompé (mais quelle différence entre l’erreur et le délire ?) ; et naturellement nous faisons ici l’impasse sur le fait que bien souvent le sujet âgé qui délire et raconte qu’on l’a spolié ne délire absolument pas. Toujours est-il que cette revendication est aussi, et sans doute d’abord, un des derniers moyens qui restent au sujet âgé d’affirmer son existence : quiconque a travaillé en équipe a vu le patron prendre une colère que rien ne justifie mais qui a pour seule fonction de rappeler, à un moment où, précisément, tout va bien, que c’est lui le patron.

L’agressivité :

Une autre issue est l’agressivité, les cris : elle est rendue possible par la perte du sens des convenances : il est logique que le sujet âgé perde le fil de la réalité, puisque cette réalité ne lui sert plus à rien et que lui-même n’a plus de place dans cette réalité. Alors cèdent les barrières qui étaient imposées par la vie en société, et le sujet âgé se laisse aller à un comportement qui obéit aux règles régissant celui du nourrisson : le monde ne vaut qu’en tant qu’il distribue frustrations et plaisirs. Rien ne s’oppose alors à ce qu’on passe sa journée à crier : il n’y a aucune raison de chercher à respecter les autres.

La confusion mentale :

Le vieillard est en général conscient de ses défaillances et souffre en particulier de ses troubles de mémoire. Ceux-ci peuvent être aggravés par l’anxiété et l’humiliation provoquées par un entourage maladroit. Risque alors de s’introduire un certain degré de confusion mentale : les souvenirs lointains, ceux d’un paradis perdu, en somme, affluent à la conscience avec une acuité qui surprend l’entourage, et se mêlent avec le vécu présent de curieuse façon ; les liens de parenté en particulier sont souvent intervertis, et cette vieille dame redevient la fille de sa propre fille. Toute la question est de savoir s’il faut ou non lutter contre un tel mécanisme, ce qui revient à se demander qui est gêné.

La démence :

A l’extrême, le sujet peut se réfugier dans la démence [5], c’est-à-dire renoncer à penser parce que la pensée est trop effrayante.

Le mot de maladie d’Alzheimer est très à la mode, et cette mode est sans doute excessive.

Dans un passé somme toute encore récent, le grand-père radotait, et la famille trouvait cela normal : le grand-père était intégré à la communauté, on le surveillait, on l’installait au coin de la cheminée à écosser les haricots, et les choses étaient très bien ainsi. Mais la civilisation contemporaine est une civilisation de performance, et on a cessé de tolérer cette situation : de radoteur le grand-père est devenu un dément sénile, et c’est ainsi, parce qu’on l’a nommé comme malade, qu’il l’est devenu. Puis, comme ce terme était un peu malsonnant, on a préférer utiliser celui, plus correct aux oreilles, de maladie d’Alzheimer, cette confiscation du terme se justifiant par le fait que dans les deux cas il y a les mêmes lésions et les mêmes symptômes.

Mais ce qui avait intrigué Aloïs Alzheimer, c’était précisément la survenue de démences séniles chez des sujets qui n’en avaient pas l’âge. La maladie d’Alzheimer est la démence sénile du sujet jeune. Dans ces conditions, dire que nos personnes âgées ont la maladie d’Alzheimer revient à dire qu’ils ont la démence sénile du sujet jeune quant ils sont vieux, ce qui n’a aucun sens. Certes, cela n’a guère d’importance : les symptômes sont les mêmes, et le traitement est bien rarement efficace [6]. Mais les choses risquent de changer quand, précisément, nous aurons des traitements…

Très grossièrement il y a sur la démence deux grandes théories. Pour la première, le cerveau vieillit, il se détériore, on y voit apparaître des plaques de dégénérescence (ce sont les plaques séniles) et quand il y en a trop on devient dément. Pour la seconde l’essentiel est ailleurs : vieillir est douloureux, il faut se préparer à la mort, il faut faire le bilan de sa vie, il faut réarranger son psychisme, cela est difficile, si difficile que certains préfèrent ne plus penser plutôt que de faire ce coûteux travail.

La vérité est, comme d’habitude, entre les deux.

Car certes le cerveau vieillit, et les plaques séniles se forment. Certes les déments ont beaucoup de plaques séniles, et que plus ils en ont plus ils sont déments. Mais ceci n’est vrai qu’en moyenne : il y a des déments qui ont moins de plaques séniles que des sujets normaux. Il y a donc un autre mécanisme. D’un autre côté on défierait sans danger les tenants de la psychogénèse de nous trouver un seul cerveau de dément qui ne soit pas truffé de plaques séniles…

Ce qui est vrai, donc, c’est simplement ceci : la réorganisation psychologique de la fin de vie est douloureuse et difficile, et il faut un cerveau en bon état pour la mener à bien. Si le cerveau est trop altéré, l’équilibre se rompt et la démence devient possible. Naturellement si les problèmes sont très importants on deviendra dément avec peu de lésions et si les lésions sont majeures on sera dément avec peu de problèmes, et c’est en grande partie cela qui fait la variété des aspects de la démence. A la limite, celui qui a d’énormes problèmes et très peu de lésions fera un délire ou une dépression et non une démence, mais c’est un autre débat.

Le repli sur soi :

Mais bien entendu la réaction la plus fréquente est le repli sur soi, forme mineure de tout ce qui vient d’être énoncé. Ce repli sur soi résulte de la constitution d’une carapace permettant au sujet âgé de ne pas trop souffrir : un tel mécanisme défensif est identique à celui qu’on met en œuvre dans la névrose, avec deux inconvénients :
- La carapace n’est pas parfaite, et laisse passer de la souffrance.
- La carapace est elle-même inconfortable.
Mais c’est là un débat qui relève du psychologue. On ne fait que le citer pour rappeler que, très souvent, le sujet âgé se protège efficacement par un extraordinaire égoïsme. Quiconque a vécu en institution n’a pas manqué d’être frappé par l’indifférence avec laquelle les résidents accueillent le plus souvent les décès de leurs compagnons. N’oublions pas toutefois qu’il reste un énorme travail à faire pour décider si cette indifférence est le reflet d’un égoïsme, si elle traduit le fait que le vieillard préfère ne pas s’attarder sur cette mort qui annonce la sienne ou encore si, plus simplement (et plus dramatiquement) il n’ose pas dire ce qu’il ressent ; d’ailleurs on observe souvent, surtout chez le dément, des réactions de deuil brèves mais violentes.

POURQUOI TOUT CELA ?

Le bénévole doit être averti de ces particularités ; côtoyer une personne âgée n’est pas un exercice simple. Pour cette raison il est très important de repérer les mécanismes en cause, ne serait-ce que pour éviter erreurs et déceptions.

Par exemple, il faut toujours tenir compte de la fatigabilité de la personne âgée : un entretien de dix minutes représente souvent un effort colossal, et il faut savoir le suspendre, revenir, changer d’activité.

Ou encore il faut savoir accepter le caractère décousu de la conversation : ce n’est souvent que plus tard, après l’entretien, que le bénévole pourra faire la synthèse de ce qu’il a entendu et reconstituer ce qui souvent lui a été livré comme un puzzle.

De même les distorsions induites par le caractère différentiel du vieillissement sensoriel doivent être prises en compte : non seulement elles modifient la perception du monde extérieur, non seulement elles entravent la communication, mais encore elles mènent le sujet âgé, comme on l’a vu, à recentrer son fonctionnement mental vers l’intériorisation. Le bénévole verra alors très vite que sa présence compte bien plus que ses paroles, et que la personne âgée qui ne lui dit rien ne s’ennuie pas pour autant. Il devra faire preuve de discernement, car la question qui se pose à lui est la plus redoutable de toutes : faut-il, face au sujet qui par exemple se replie sur soi, accepter ce repli ou le combattre ? Et plus précisément, quand faut-il l’accepter et quand le combattre ? C’est ici qu’il faut se souvenir : accompagner, c’est suivre l’autre. L’accompagnant ne sait pas où il va (celui qui sait, c’est le guide) ; il sait seulement qu’il marche avec l’autre. Ce qui peut l’aider à accomplir sa tâche, c’est de comprendre où en est celui qu’il accompagne.

Si la personne âgée se trompe ou s’égare, la question se pose de la même façon : qu’exige le respect de l’autre ? C’est assurément manquer de respect que de faire l’impasse sur l’erreur commise ; mais ce peut être un manque de respect bien pire que de vouloir rectifier l’erreur. Ce qui importe là au bénévole, ce n’est pas de rectifier l’erreur, c’est de comprendre l’erreur : une personne prend sa fille pour sa mère, la question n’est pas de la détromper mais de comprendre pourquoi il faut que sa fille soit sa mère. Et le plus souvent il n’y a pas loin à chercher :
- L’un des signes de la démence est la perte de la capacité à reconnaître les visages.
- S’il faut que sa fille soit sa mère, c’est simplement que si sa mère est toujours vivante c’est que lui-même n’est pas si âgé que cela.
Et la tâche du bénévole sera alors seulement de trouver la réponse adaptée, qui ne nie ni n’affirme, et qui permet à l’autre de poursuivre le cours de sa pensée. Le bénévole n’est pas là pour réparer : d’abord la réparation des mécanismes est un travail de soignant, non de bénévole ; ensuite la question n’est pas de savoir pourquoi il prend sa fille pour sa mère mais ce qu’il dit quand il le dit.

Enfin et peut-être surtout la connaissance de ces particularités permet au bénévole de se rassurer, et de ne pas être dérouté par un mode de fonctionnement inhabituel. C’est ce qui lui donnera la disponibilité nécessaire pour être attentif à la seule chose qui vaille réellement : permettre à la personne âgée d’accomplir son travail.

Car la personne âgée est à la fin de sa vie, et elle a un travail important à faire, qui rejoint ce qui a été dit au début. La personne âgée est inutile, dit-on. On entend par là qu’elle n’est plus efficace pour transformer le monde de la matérialité. Mais si elle n’avait aucune utilité la question de l’euthanasie se poserait autrement. S’il est interdit d’écourter son existence, il faut que ce soit en raison de sa valeur ; et si on ne veut pas réduire cette valeur à un quelconque « caractère sacré de la vie humaine », il faut que ce soit en raison d’une autre valeur.

La vie du sujet âgé a une valeur en ce que la période de la vieillesse est le temps où le sujet peut comprendre que sa vie a eu un sens. Découvrir le sens de sa vie, et pouvoir en attester, ne serait-ce que devant le bénévole qui écoute, tel est au fond l’enjeu de toute fin de vie, et tous ceux qu y parviennent assument leur fonction, qui est précisément de témoigner que l’existence humaine n’est pas frappée du stigmate de l’absurde.

Connaître les éléments de la vie de la personne, de son histoire, de ses repères affectifs pour mieux l’accompagner dans le respect de son chemin : la réalité la plus précieuse est la réalité subjective, celle qui est sentie, vécue. C’est cela qu’il faut entendre. Au fond on arrive à des choses assez simples.

Notes

[1Ou plutôt c’était le cas depuis les années 80, quand l’âge légal était clairement à 60 ans, âge auquel les musées commencent à proposer des réductions ; depuis les choses se sont un peu compliquées..

[2Et le politique y trouverait son compte puisque avec un tel système, et sans même manipuler les statistiques, le nombre de personnes âgées augmenterait nettement moins vite.)

[3Ces notions sont très approximatives et controversées, mais elles ont une puissance d’explication qui mérite que, sans en être dupe certes, on les conserve.

[4Sans oublier bien sûr que pour que le radotage soit possible il faut que le sujet ait authentiquement oublié qu’il a déjà raconté l’histoire ; mais c’est un autre problème.

[5Je reprends ici largement la thèse de Jean Mainsondieu ; on fera bien de ne pas oublier que ce mécanisme n’est pas celui de toutes les démences, ni même de leur majorité ; Cela n’enlève rien à son intérêt.

[6Je n’en suis pas moins partisan de leur utilisation systématique. Cette position est liée au fait qu’il semble exister de rares cas où les traitements ont une efficacité, éventuellement spectaculaire. la seule solution est donc de faire un essai loyal, limité dan le temps, et régulièrement reconsidéré.