Bonjour, Corinne.
Il y aurait énormément de choses à vous répondre, et je ne sais pas très bien par quel bout commencer.
Je note tout d’abord que vous vous posez la question d’une entrée en maison de retraite pour votre père. Cette question est posée parce que la situation à domicile commence à devenir intenable. C’est là une forte réalité, et vous devez absolument ne jamais l’oublier : car tout ce que vous envisagerez se heurtera toujours à la réalité. J’y reviendrai.
La première chose à considérer, c’est l’état de santé de votre père. Qu’en savons-nous ?
Il y a un trouble du rythme cardiaque. N’y a-t-il que cela ? Je n’en peux rien savoir. Mais je ne serais pas très optimiste sur ce point, car la quasi-totalité des affections auxquelles on pourrait penser sont plus difficiles à traiter qu’un trouble du rythme, et seraient d’un pronostic plus réservé.
Il existe un canal lombaire étroit. C’est malheureusement assez simple : on peut l’opérer ou on ne peut pas. Si on ne l’a pas fait, c’est qu’il y avait une raison, et plus le temps passe moins on peut y rêver. J’ai toutefois un doute. Car vous écrivez : « lorsqu’ il s’est réveillé de son opération, la première chose qu’il nous a dit à ma mère, ma sœur et moi, lors de notre visite, c’est qu’il regrettait profondément de ne pas être parti. » Mais de quelle opération parlez-vous ? Celle du pace-maker ? Ce geste requiert très rarement une anesthésie générale. A-t-on à cette occasion essayé un acte sur la colonne lombaire ? Par contre, si on n’a pas pu opérer, alors il reste à assumer la progression des troubles de la marche. La seule possibilité d’action serait que ces troubles soient aggravés par autre chose. Mais outre que nous n’avons guère de piste, je crois qu’il ne serait pas réaliste de penser qu’on peut, tout ce temps ayant passé, inverser la tendance.
Il serait surtout très important de savoir pourquoi il a été hospitalisé en novembre dernier. S’agissait-il seulement de faire le point sur son déclin ? Qu’a-t-on trouvé ? (j’ai envie de répondre : rien, comme d’habitude, tant c’est la situation la plus fréquente). Certes, le trouble du rythme ; ou autre chose ?
Il existe un état dépressif. Entendons-nous : il y a dépression et dépression. Le dogme en la matière a évolué, je persiste à penser que c’est une erreur, et je conserve le vieux modèle qua avait cours avant les années 70 (je soupçonne que cette modification a beaucoup à voir avec le besoin de l’industrie pharmaceutique de vendre des « nouveaux antidépresseurs », mais je ne suis pas assez compétent sur ce point pour être formel). Il y a donc la dépression au sens strict, qu’on appelait la mélancolie, et qui est une première chose ; elle est rare. Et il y a le monde des dépressions névrotiques et réactionnelles, beaucoup plus répandu. On ne peut pas en dire davantage, car il faudrait connaître la personnalité de votre père. Mais c’est un médecin, il est tout à fait capable d’analyser sa situation (enfin… les mécanismes du déni n’ont aucune raison d’épargner les médecins), et on comprend sans peine qu’il n’ait pas le moral. On peut donc à peine parler de dépression : je penserais plutôt à une dépression réactionnelle (la dépression de deuil en est un assez bon modèle), et je n’ai jamais pensé que les antidépresseurs soient très efficaces dans ce cas.
Bref, la situation est probablement fixée. L’incontinence peut avoir de nombreuses causes (dont le canal lombaire étroit). La perte d’appétit, la dénutrition, s’expliquent suffisamment par la chute du moral, même s’il faut s’astreindre à rechercher d’autres causes (dont je n’ai pas la moindre idée, bien sûr, mais pourquoi supposerions-nous que les médecins qui l’ont en charge ne feraient pas correctement leur travail ?)
Voici qu’il est retourné à l’hôpital pour un problème d’allure infectieuse. Là aussi c’est très banal dans une telle situation, mais cela vient compliquer encore les choses. Évidemment le fait que vous parliez de trouble de mémoire impose de se demander s’il n’y a pas derrière tout cela une démence méconnue, mais je ne suis pas tenté d’aller dans cette voie : la baisse de moral, le stress lié à la chute de votre mère, l’épisode fébrile, tout cela suffit amplement à expliquer une confusion mentale, ou même une simple perte de performance cognitive plus ou moins durable ; je vois bien qu’avec l’âge je suis parfois victime d’étranges pannes intellectuelles qui, même si elles me semblent liées à un trouble de a concentration, viennent opportunément me rappeler que je ne suis à l’abri de rien. Dans ce contexte j’avoue n’avoir pas grand-chose à faire d’un micro-AVC, qui n’est après tout qu’une simple image radiologique ; les images radiologiques ne permettent pas de dire qu’elles sont l’explication de ce qu’on observe. Peu importe, puisque cela ne nous donnerait aucun moyen d’action.
Les choses sont donc comme elles sont. Mais alors, que faire ?
Le premier point à considérer est tout simplement ce que votre père vous dit : il ne veut pas vivre cet état de dépendance. La seule nuance à apporter est qu’il dit aussi : merci, merci heureusement que vous êtes là, ce qui pousse à se demander si malgré tout il n’y a pas un minimum d’ambivalence dans sa position : il y a encore des choses qui lui importent. Mais ne sautons pas sur n’importe quel prétexte pour se débarrasser du problème en disant que son désir de mort n’est pas sincère.
D’autre part il faudrait savoir ce qu’on fait de ce désir, qui pose au fond la question du suicide assisté :
Votre rôle (le rôle de toute la société, le rôle des médecins) est de lui dire que vous comprenez ce désir, mais que vous le regrettez.
On ne pourrait souscrire à ce désir que si votre père était dans une souffrance majeure et si nous n’avions aucune autre solution pour soulager cette souffrance.
Or, si j’étais confronté à une telle situation je proposerais de supprimer cette souffrance, non en tuant le malade, mais en l’endormant, tout simplement. Une sédation bien faite n’a jamais tué personne.
Mais je le répète : ce désir de mort n’est pas sans nuance.
Cela, vous le savez, et vous écrivez que vous partagez l’avis de votre père. C’est une excellente position ; à condition de s’entendre : vous recevez ce que votre père vous dit, vous l’acceptez, cela n’implique pas que vous l’approuvez. Quand mon gamin m’a annoncé qu’il voulait arrêter le lycée, je l’ai accepté, je l’ai soutenu et aidé ; mais je n’étais pas d’accord.
Vous ne pouvez rien dire sur la suite que votre père entend donner à sa vie. Ce que je sais c’est que les vieilles personnes savent parfaitement mettre un terme à leur existence quand elles l’ont décidé (et quand les médecins ne s’en mêlent pas hors de propos). Il n’y a donc rien à faire que lui manifester votre présence, votre amour, et votre plaisir d’être avec lui.
Après se pose la question de ce qui est réaliste.
Il est très diminué physiquement, et il va le rester. Sur le plan psycho-intellectuel nous ne savons pas comment les choses vont évoluer, mais il y a lieu d’être inquiet. Son épouse n’est pas disponible, et vous ne pouvez pas prévoir si elle sera capable de retrouver les moyens de participer à la prise en charge.
Vous arrivez à la limite de ce que vous pouvez faire. Et il me faut être très pressant sur ce point : vous avez des devoirs envers vos parents, mais vous en avez aussi envers votre famille, et vous en avez envers vous-même. Il est hors de question de négliger l’un quelconque de ces trois devoirs.
Donc votre prise en charge atteint ses limites.
Que pouvez-vous faire à domicile ?
Bien sûr il y a le maintien à domicile. Je crains que le concept d’ « EHPAD à domicile » soit surtout une coquille vide. Enfin, il faut voir ce qu’on vous propose localement, mais j’ai tendance à penser qu’il s’agit surtout (et seulement) de réunir tous les moyens dont nous disposons actuellement, ce qui tout de même reste assez limité. Il faut donc envisager l’entrée en institution.
Mais cela vous fait peur.
Je le comprends, mais :
Je ne crois pas que vous ayez une autre issue.
Si votre père souffre à ce point de sa dépendance et de ce qu’il vous impose, il y a lieu de penser qu’il pourrait être soulagé d’entrer en maison de retraite.
Il se peut aussi qu’il décide, comme le font tant de vieilles personnes, que la suite ne l’intéresse pas. Je crois très sérieusement qu’une telle décision ferait alors partie de sa liberté.
Croyez que je suis parfaitement conscient de ce que je suis en train de vous dire.
Bien à vous,
M.C.