Cet artciela été relu le 30 août 2012

La communication avec le dément Inédit

114 | (actualisé le ) par Michel

LA COMMUNICATION AVEC LE SUJET DÉMENT

Communiquer avec un dément n’est pas chose facile. Les moyens du malade ne sont pas ceux du soignant, ils sont à la fois amoindris, augmentés, différents. Si donc on veut aborder le problème de la communication avec le sujet dément il faut essayer de comprendre ce qui se passe dans l’esprit de chacun des acteurs de cette rencontre. C’est à ce prix qu’on pourra déterminer une stratégie qui permette d’améliorer l’efficacité et surtout la qualité de la relation.

Il faut à tout prix conserver en tête que le dément communique. Il suffit pour s’en convaincre de regarder des déments entre eux. Ils se parlent, ils se répondent, et ils le font sur le ton de la conversation normale. Ce qu’ils disent n’a pas de sens pour nous, et il est probable qu’il n’en a pas davantage pour eux. Cependant ils se parlent, ils prennent du plaisir à se parler, et tout se passe comme s’ils se comprenaient. L’impression qu’ils nous donnent est qu’ils parlent une langue étrangère que nous serions les seuls à ne pas comprendre. Ce qui nous arrive alors est un peu de même nature que devant, précisément, des étrangers : la structure des langues est différente de l’une à l’autre, et cette différence témoigne des différences de vision du monde ; par exemple en français il y a deux genres : masculin et féminin ; le fait que l’allemand connaisse le genre neutre signifie quelque chose de radicalement différent dans la conception des choses. Il se peut que notre difficulté avec le dément soit, au moins partiellement, de même nature.

CE QUI SE PASSE DANS L’ESPRIT DU DÉMENT

Le processus démentiel modifie le comportement du malade. Mais ces modifications sont de deux ordres : certaines sont liées à la détérioration ; elles sont inéluctables et irréversibles, et il n’est guère efficace de vouloir lutter contre ; d’autres sont des réactions psychologiques à cette détérioration ; ces troubles, réactionnels, sont susceptibles d’être grandement améliorés.

Il faut distinguer les déficits et les productions. Le cerveau du dément cesse de fabriquer certaines informations (déficit) mais il en fabrique d’autres (productions). C’est un peu ce qui se passe chez le sujet qui délire : il y a une diminution de la pensée normale (déficit) qui est remplacée par une pensée pathologique (le délire). C’est pourquoi il est si difficile de traiter un délire : les médicaments ne peuvent guère agir sélectivement, et tout ce que nous savons faire c’est diminuer la quantité globale de pensée produite, la mauvaise mais aussi la bonne.

La détérioration intellectuelle :

La perte progressive des fonctions cognitives est le cœur du processus ; il est donc inéluctable et irréversible. Il est naturellement difficile de savoir ce qui se passe dans l’esprit du dément, et de quoi est faite cette perte des fonctions cognitives. Mais au fond cela n’a pas tellement d’importance ; disons toutefois que si la seule fonction altérée était la mémoire cela suffirait à expliquer le tableau observé. À condition de se mettre d’accord sur ce que c’est que la mémoire.

Dans le langage courant nous appelons « mémoire » la seule capacité à stocker et retrouver des souvenirs. Mais la mémoire est une fonction bien plus complexe, qui comprend également l’ensemble des fonctions permettant de travailler sur les souvenirs ; ainsi dans la mémoire d’un ordinateur il y a les documents que je veux conserver, mais il y a aussi les logiciels qui permettent de le faire fonctionner. Pour retrouver un souvenir il faut l’avoir mémorisé, mais il faut aussi savoir que le souvenir existe, savoir ce qu’est un souvenir, savoir ce qu’est le langage, savoir qu’on existe, etc. L’amnésique, le sujet qui a perdu ses souvenirs mais pas ses fonctions intellectuelles est très généralement un hystérique.

La perte des fonctions cognitives engendre un certain nombre d’incapacités ; par exemple :
- 1 : Incapacité à se souvenir : c’est la partie la plus apparente, mais pas nécessairement la plus grave : le sujet perd le matériel qui faisait sa propre histoire. Rappelons ici qu’il existe une différence entre la mémoire épisodique, qui est celle des événements de la vie du sujet (ce qu’il a fait l’année dernière) et la mémoire sémantique, qui est celle des connaissances qu’il a acquises (quelle est la capitale de la France). Avec l’âge la mémoire épisodique se perd toujours un peu chez le sujet normal, alors que la mémoire sémantique se maintient beaucoup mieux ; le dément de type Alzheimer perd les deux, même si la première est plus atteinte que la seconde.
- 2 : Incapacité à effectuer des opérations ; c’est la perte des praxies : pour manger il faut avoir en mémoire ce qu’est un aliment, une fourchette, une bouche, une sensation de faim. Le dément cesse de manger parce qu’il ne reconnaît plus les aliments, ou parce qu’il ne sait plus interpréter la sensation de faim (comme le nouveau-né).
- 3 : Incapacité à reconnaître ; c’est la perte des gnosies : reconnaître un visage est une opération complexe, qui met en jeu les fonctions mnésiques les plus subtiles : pour reconnaître le visage de mon voisin, je n’ai pas besoin d’analyser l’image que je vois ; je peux même le reconnaître de dos. La perte du sens de reconnaissance des visages (prosopagnosie) est fréquente chez le dément, et c’est pourquoi il arrive souvent qu’il reconnaisse son visiteur quand la conversation s’engage : ce qu’il reconnaît, c’est la voix.
- 4 : Incapacité à s’orienter : pour savoir la date il faut se souvenir de la suite des jours, il faut savoir qu’il y a une date...

Les productions anormales :

Chacun sait que l’activité psychique comporte une partie consciente et une partie inconsciente. Mais l’inconscient est formé par un mécanisme particulier appelé refoulement. Tout le monde a tendance à éviter de penser aux choses désagréables ou dérangeantes. Le mécanisme qui permet de refouler ces informations s’appelle tout simplement l’oubli. Mais en fait le cerveau n’oublie jamais rien : les informations refoulées sont stockées, et elles le sont dans la mémoire. L’existence de l’inconscient est donc conditionnée par la fonctionnalité de la mémoire.

On pourrait aller jusqu’à dire que la mémoire est une fonction de rangement : c’est d’une part la fonction qui permet de se souvenir, et elle le fait en stockant les informations dans un lieu où elle peut les récupérer ; mais c’est du même coup la fonction qui permet d’oublier, ce qui laisse un champ disponible pour l’activité intellectuelle.

Dans la démence le vide mental créé par la perte des fonctions cognitives tend à être envahi par des productions issues de l’inconscient. Ce qui se produit alors souvent chez le dément, c’est qu’il n’est plus capable de reconnaître que ces productions sont imaginaires et non réelles. Alors le fait que leur caractère imaginaire peut n’est plus reconnu par le sujet favorise l’éclosion de processus délirants. Le dément retombe ainsi en enfance par deux mécanismes : la perte des compétences acquises et la résurgence des productions mentales infantiles.

La conjonction des ces deux ordres de processus induit un trouble de l’attention : l’attention n’est possible que si le sujet conserve encore assez de mémoire pour se souvenir qu’il a un interlocuteur, et si l’intensité des productions parasites ne vient pas détourner son attention.

Perte des fonctions cognitives et production d’une activité mentale parasite sont des processus inévitables et irréversibles. Cela ne signifie pas que le soignant ne doit rien faire pour les contrecarrer ; mais il doit savoir que son action dans ce domaine sera peu efficace.

Les réactions à la détérioration intellectuelle :

Le naufrage de la pensée engendre de multiples réactions.

La plus importante est sans doute l’angoisse :
- Le sujet dément est longtemps conscient que quelque chose ne va pas. Ceci est lié notamment au fait que les fonctions cognitives sont inégalement atteintes. Par exemple les mécanismes du raisonnement sont plus fragiles que ceux du jugement (le raisonnement est ce qui me fait dire que deux et deux font quatre ; le jugement est ce qui me fait dire que deux et deux font peu de chose). La démence pose ici les mêmes problèmes que la confusion : le sujet confus sait qu’il n’est pas dans son état normal (ce qui n’est pas le cas du délirant).
- Par ailleurs le sujet perçoit parfaitement les réactions de son entourage, et notamment son inquiétude.
- Enfin le trouble mnésique engendre une difficulté à reconnaître l’environnement, qui dès lors va pouvoir apparaître étranger, étrange, hostile. De même les gestes et attitudes de l’entourage vont pouvoir être interprétées de manière erronée (ou trop lucide, s’il y a une discordance entre ce que l’aidant sait qu’il doit faire et ce qu’il a réellement envie de faire...).

Mais il y a aussi la dépression :

Le sujet dément est longtemps capable de comprendre que ce qui lui arrive est grave, et qu’il est en train de perdre ce qui faisait de lui un homme. Naturellement l’inhibition dépressive aggrave la régression intellectuelle, comme s’il valait mieux ne plus penser que penser des horreurs. La dépression aggrave l’angoisse, et réciproquement.

Il y a également le déni :

Le sujet dément adopte des stratégies de dissimulation souvent remarquablement efficaces. Citons quelques-unes des multiples raisons qui l’y poussent :
- Banale réaction de deuil.
- Désir de se prouver qu’il a encore des ressources.
- Peur d’être abandonné comme un déchet s’il ne tient pas son rang.
- Comportement de dissimulation dans le cadre de la régression infantile.

Cette dissimulation explique que l’entourage, mais aussi les médecins, méconnaissent longtemps la démence. Le malade y parvient en réduisant son champ d’activité aux domaines dans lesquels il sait qu’il peut encore tromper son monde. C’est le cas de l’évocation d’un passé dont à son âge il est le seul témoin, ce qui fait qu’on ne peut le contredire ; c’est la fonction du radotage, moindre mal qui est considéré par normal par l’entourage ; c’est le cas des colères qu’il manifeste quand on risque de s’apercevoir qu’il est en difficulté : très souvent le dément refuse les aides à domicile, et c’est là un signe diagnostique très fidèle.

Certains troubles sont multifactoriels : l’agressivité est à la fois une réaction dépressive et une réaction de déni ; la réduction des activités (apragmatisme) procède de la dépression et de la perte des praxies ; quant au délire il est lié à la levée des refoulements mais aussi à la dépression.

Il existe enfin une élaboration secondaire : le fait de perdre ses fonctions cognitives, de provoquer des réactions spécifiques de l’entourage, de voir restreindre son autonomie, tout cela engendre chez le dément un « comportement de dément », qui est celui qui, à l’expérience, l’exposera le moins à des situations désagréables ou angoissantes ; comme tout malade mental le dément tend à adopter le comportement qu’on attend de lui.

Il est très important quand on entre en relation avec le sujet dément de se demander quels sont les mécanismes qui président à son discours. Ainsi le dément qui déclare : « Mon père est à côté » met vraisemblablement en jeu plusieurs processus :
- Surgissement de réminiscences infantiles.
- Perte des repères temporels.
- Fabulation dans le cadre du déni.
- Délire de réassurance : si son père est toujours vivant, lui-même n’est pas si vieux que cela.
- Provocation de l’entourage, plus fréquente qu’on ne croit.

CE QUI SE PASSE DANS L’ESPRIT DU SOIGNANT

Le comportement du soignant face au sujet dément est essentiellement marqué par la souffrance. Il est capital d’essayer d’en isoler les divers éléments.

La réaction de deuil est facile à reconnaître ; elle engendre :
- Un déni : le diagnostic de démence st souvent porté avec beaucoup de retard, non seulement pour les raisons que nous avons vues, mais aussi parce que les aidants n’ont pas voulu l’envisager. Mais on voit souvent aussi une sorte de contre-déni, par lequel on étiquette déments des malades qui ne sont que sourds. Ce contre-déni a la même fonction : il s’agit d’éviter la confrontation avec l’instant du diagnostic. C’est en effet cet instant où la prise de conscience fait tout basculer qui est angoissant pour le soignant, c’est là qu’il souffre, d’où la tendance à raccourcir imprudemment le temps de la discussion. Le diagnostic de démence est ainsi toujours à la fois très tardif et très hâtif, ce qui fait qu’on le porte à tort aussi souvent qu’on l’élude. La situation est un peu la même que lorsqu’il s’agit d’annoncer un diagnostic de cancer : ce qui met le soignant mal à l’aise, c’est le spectacle du malade à qui on annonce une mauvaise nouvelle, de sorte qu’il a tendance soit à ne rien dire du tout soit à en dire trop, ou trop vite.
- Une forme méconnue de déni est la tendance interprétative : les propos parfois énigmatiques tenus par le dément font volontiers l’objet, de la part des soignants, d’exégèses plus ou moins complexes ; on passe beaucoup de temps à se demander ce que le malade a voulu dire, et à force de recherches une signification finit toujours par émerger. Il n’y a là rien que de très naturel, et les soignants doivent se livrer à cet effort d’élucidation. Mais il faut se méfier : d’une part on peut toujours donner sens à n’importe quelle parole ; d’autre part cette tendance interprétative permet d’éluder l’hypothèse, très dérangeante mais philosophiquement féconde, que les propos du dément pourraient n’avoir aucun sens.
- De la colère : cette colère procède souvent du déni, on prétend que l’état du malade n’excuse pas tout. Il n’est guère utile de détailler.
- Du marchandage : de nombreux plans de soins n’en sont que des variantes.
- On n’insistera pas sur la tristesse et l’acceptation.

Mais la souffrance du soignant est également d’une tout autre nature : d’un certain point de vue la démence peut se réduire à une maladie de la communication. Ce que le dément perd c’est son aptitude à communiquer, et le soignant se trouve inévitablement en difficulté :
- Parce que la vision de cet effondrement prophétise le sien.
- Parce que la communication est une activité symétrique : le dément a perdu son aptitude à communiquer, et c’est là son drame ; mais du coup le soignant aussi est devenu incapable de communiquer avec le dément : en somme le soignant joue le rôle du dément pour le dément.
- Parce que la démence touche à ce qui définit l’homme pour lui-même. Il y a une forte dimension spirituelle dans la souffrance du soignant face au dément : cet être garde-t-il quelque chose d’humain ? De ce point de vue le problème de la relation au dément se pose de la même manière que celui de la relation au petit enfant : l’enfant est l’in-fans, celui qui ne parle pas, et tant qu’il ne parle pas on ne peut guère le comprendre. Le monde de l’enfant est fortement teinté de spiritualité, et comme cela arrive avec l’enfant l’affleurement de certains affects (ennui, agacement, répugnance) doit nous faire penser qu’un questionnement spirituel rôde quelque part.

LA COMMUNICATION NON VERBALE

Chez les humains la culture est un processus fondamental, qui a pour fonction de favoriser les échanges entre les personnes : l’homme est un animal social, il est fait pour vivre au milieu d’autres hommes. Ainsi l’éducation des enfants vise à mobiliser leur attention vers le monde extérieur, ce qu’elle fait en détournant cette attention des sensations corporelles et internes pour les diriger vers les sensations externes. Comme dans le mécanisme qui crée l’inconscient le mouvement est double : c’est parce que l’enfant est stimulé par l’extérieur qu’il oublie son monde interne, et c’est parce qu’il oublie son monde interne qu’il est disponible pour l’extérieur. De même, la culture a pour fonction de favoriser l’expression orale au détriment de la gestuelle ; la parole prend une place prédominante, ce qui aboutit à une inhibition des manifestations non-verbales, et cette inhibition (dont au demeurant on sait combien elle est partielle) dégage de la place pour l’expression verbale.

Du fait que les fonctions cognitives s’altèrent, les inhibitions culturelles qui tout au long de l’éducation ont contribué à se trouvent levées. De ce point de vue aussi le malade retombe en enfance, et il va se trouver beaucoup plus réceptif aux sollicitations non-verbales. L’avantage de la communication non-verbale est qu’elle est faite de messages beaucoup moins précis et beaucoup plus ancrés dans le biologique ; cette série de messages fait donc beaucoup moins appel à la mémoire, et se trouve de ce fait longtemps préservée. La communication non-verbale fonctionne comme chez le sujet sain, elle impose simplement un peu plus de précision pour éviter les erreurs d’interprétation.

QUELQUES RAPPELS CONCERNANT LA COMMUNICATION

Dans toute communication il y a un émetteur et un récepteur. Le message n’est pas ce que l’émetteur a émis mais ce que le récepteur a reçu. L’émetteur doit donc énoncer, non point ce qu’il veut dire mais ce qu’il veut faire entendre. Par ailleurs la communication ne peut être considérée comme terminée que lorsque l’émetteur a reçu, en réponse au message qu’il a émis, un contre-message qui vaut avis de réception et lui permet de vérifier si son propre message a été compris (on néglige ici le fait que le contre-message est lui-même un message, et que ce message est soumis aux mêmes règles). Le contre-message tient le rôle de feedback pour la communication. Ce point est important en ce qui concerne la communication avec le dément, car dans ce contexte il existe souvent une altération du feedback :
- Parce que le malade n’a pas compris ce qui lui a été dit.
- Parce qu’il pense à autre chose (délire).
- Parce qu’il met beaucoup de temps à élaborer sa réponse, qui survient alors longtemps après, à un moment où on ne l’attend plus.
- Parce qu’il ne sait plus faire correspondre l’expression de ses sentiments avec les sentiments eux-mêmes.

Cette altération du feedback pose des problèmes difficiles car elle impose au soignant de communiquer avec le malade sans jamais avoir le moyen de se faire une opinion sur ce que le patient en a reçu.

Il existe des questions ouvertes et des questions fermées. Une question est fermée quand le champ des réponses possibles est limité (le plus souvent à « oui » et « non », même s’il peut exister d’autres configurations). Une question est ouverte quand la formulation de son énoncé ne préjuge en rien de la réponse qui pourrait y être faite : « Que pensez-vous de ma sœur ? » est une question ouverte. « Pensez-vous du bien de ma sœur ? » est une question fermée.

Le choix du type de question dépend du résultat qu’on souhaite obtenir. D’une manière générale on préconise, dans les entretiens psychologiques où l’objectif est de favoriser la libre expression du sujet, de poser les questions les plus ouvertes possibles. Il faut laisser le sujet orienter la conversation à son gré, il faut qu’il puisse errer d’une réponse à l’autre, il ne faut donc pas qu’il soit prisonnier des questions. On risquerait sinon de se trouver dans le rôle de ce vendeur de voitures qui demande à son client s’il préfère une voiture verte ou bleue, évitant par là de lui demander s’il a envie d’une voiture ; la vie politique foisonne de questions fermées dont la fonction est d’éviter les questions ouvertes.

En ce qui concerne le dément la situation est notablement différente, car il est rare que le but soit de réaliser une investigation psychologique, sauf peut-être au début de la maladie. Or le problème essentiel du dément est l’angoisse ; c’est l’angoisse qui est le phénomène le plus nuisible à la communication. Une question ouverte est plus difficile à analyser, et elle peut rapidement dépasser les possibilités intellectuelles du dément. Alors donc que les questions ouvertes pourraient avoir un effet déstabilisant, la communication est plus rassurante et plus efficace si elle se déroule dans un cadre bien délimité. Il faut savoir fermer les questions.

On ne fera que rappeler l’importance des notions de reformulation, de canaux de communication...

RÈGLES DE COMMUNICATION

Le langage a une fonction sociale :

Il ne faut jamais oublier que le langage humain a deux fonctions. Il y a d’abord une fonction qu’on peut dire informative, qui vise à renseigner celui à qui on parle. Mais il y a aussi une fonction qu’on peut appeler conviviale : il s’agit simplement de manifester à l’autre qu’on lui est présent et qu’on a pour lui des sentiments positifs. Ce dernier registre est celui de la conversation. Dans la conversation le contenu de ce qu’on dit n’a pas une très grande importance, ce qui compte n’est rien d’autre que le moment passé ; dans une conversation la fonction de la parole est d’ordre musical.

Ceci conduit à se demander quel est le véritable but de la communication avec le dément.

Il y a trois sortes de situation de communication :

- 1 : L’aidant peut désirer communiquer des informations précises au malade.
- 2 : L’aidant peut interpeller le soignant.
- 3 : L’aidant peut organiser un dialogue de type thérapeutique.

Dans les deux premières situations le soignant communique dans l’urgence : il n’a pas eu le temps de se préparer, il n’a pas choisi le terrain ; il doit donc limiter son ambition. Dans le troisième il peut organiser les choses et se montrer plus entreprenant.

Dans tous les cas il faut s’adapter aux fonctions cognitives résiduelles du malade : il faudrait pour cela pouvoir en réaliser une évaluation précise, ce qui est rarement le cas. On peut retenir comme règle que les possibilités intellectuelles du malade sont le plus souvent :
- Sous-estimées par les soignants qui ne s’occupent pas de déments.
- Surestimées par ceux qui s’en occupent.
Il existe des moyens rapides de se tirer d’affaire : le Mini-Mental test permet d’évaluer grossièrement l’état cognitif. Mais ce n’est tout de même pas si simple à mettre en œuvre. D’autre part il ne faut pas se tromper sur les tests : certes ce sont des outils, qui servent à mesurer les fonctions intellectuelles, et les résultats du test sont importants à considérer ; mais il faut savoir observer le sujet pendant qu’il répond aux questions : on tirera des renseignements au moins aussi précieux de la manière dont le sujet parvient à se maintenir dans les conditions du test. En pratique on pourra se limiter à quelques questions particulièrement sensibles, notamment les items d’orientation : un dément qui ne sait ni où il est ni quand il est a certainement une démence profonde.

Il faut améliorer l’efficacité de la communication en évitant tout ce qui peut la compliquer inutilement.

On doit éviter, au moins au début, tant qu’on ne sait pas à quoi s’en tenir quant aux possibilités du sujet, de faire référence à un événement passé : le patient risque de l’avoir oublié, et il passera le temps de la communication à se demander de quoi on lui parle ou, pire, à lutter contre la panique qui le prend à l’idée que l’autre va s’en apercevoir.

De même il faut se méfier des questions comportant un choix (Voulez-vous du thé ou du café ?) : passé un certain degré de détérioration, le malade risque d’être incapable d’intégrer cette problématique.

Il est très important de s’exercer à une communication simplifiée et adaptée :
- Essayer d’utiliser les mots et contextes dont le malade a l’habitude, ce qui suppose qu’on les connaisse : il faut avoir un peu fréquenté le malade pour repérer les mots qui lui sont familiers, les domaines intellectuels qui sont les siens, etc.
- Ne jamais mettre plus d’une idée par phrase.
- Ne pas poser de problème de syntaxe : la phrase doit être courte, avec un sujet, un verbe, un complément. Il existe des modes verbaux (subjonctif...) plus délicats que d’autres.

Il faut vérifier systématiquement la compréhension (recherche du feedback) en ne se contentant pas de faire répéter : par exemple il y a des phénomènes de fonctionnement automatique, qui sont plus facilement mis en œuvre chez le dément :
- L’un de ceux-ci est l’écholalie, mécanisme réflexe par lequel le cerveau du malade répète de manière involontaire les mots qui viennent de lui être dits, alors qu’il ne les a pas compris.
- Un autre mécanisme est la persévération : le malade dit un mot ou une phrase qu’il répète de façon automatique, sans que cela comporte d’intention.

Il faut tenir compte des réactions du malade à sa maladie. Le sujet dément sait plus ou moins confusément qu’il se passe quelque chose d’anormal. Toute tentative de communication est pour lui une épreuve de vérité. Il est donc indispensable de le sécuriser, ce qui peut se faire par des moyens assez simples.
- Vérifier que le malade est attentif : il faut prendre son temps, préparer la communication et savoir la remettre en cause si le malade est occupé à autre chose.
- Vérifier qu’il sait qui il est : il suffit de lui rappeler son nom, mais il est bon de le faire systématiquement, et de le lui rappeler en cours d’entretien.
- Vérifier qu’il sait qui lui parle : pour les mêmes raisons que ci-dessus il ne faut pas oublier de se présenter, en se nommant et en décrivant sa fonction.
- Vérifier qu’il sait de quoi on lui parle.
- Le trouble du langage est pratiquement constant, et se manifeste notamment par l’appauvrissement du vocabulaire, qui réalise un manque de mot. Lorsque le malade ne peut trouver un mot, il faut essayer de le lui faire retrouver en suggérant des synonymes, ou en le faisant dessiner ; on doit éviter de deviner à sa place.
- Ne jamais insister si le malade a des difficultés de compréhension : mieux vaudra y revenir plus tard. En particulier on ne doit pas le mettre (encore moins le laisser) en situation d’échec : s’il ne comprend pas il faut dédramatiser la situation.
- Ne pas oublier que tout message incompréhensible est toujours susceptible d’être interprété par le malade comme hostile ou angoissant.

Quand le malade interpelle le soignant, les mêmes règles vont s’appliquer. Mais on se heurte ici à une difficulté supplémentaire : c’est le malade qui prend l’initiative de la conversation et il arrive fréquemment que ses propos soient incompréhensibles. Toute la question est alors de savoir ce qu’on peut faire de cette situation. On ne peut répondre qu’à condition d’avoir essayé de se faire une idée de ce qui se passe.

Il arrive que les propos du malade soient incompréhensibles parce qu’ils se rapportent à des faits qu’il connaît et dont il pense que son interlocuteur les connaît aussi. Il est souvent assez facile alors de se tirer d’affaire en respectant les impératifs suivants :
- Manifester au patient qu’on l’a écouté.
- Lui manifester qu’on ne l’a pas compris.
- Lui préciser qu’on est prêt à l’écouter de nouveau.

Les choses sont plus difficiles quand le malade délire, parce qu’alors il n’a pas les moyens de comprendre que l’autre ne comprend pas. Il faut alors essayer de suivre la pensée du malade, en évitant soigneusement de prendre position : si le sujet délirant me dit : « Mon voisin veut me tuer », je ne peux répondre : « Je vais vous protéger », car cela confirme son délire ; mais je ne peux pas davantage dire : « Vous vous trompez », car le délirant en conclura immédiatement que je suis complice de son voisin. Toute prise de position renforce le délire. Il est impératif là de s’en tenir à la reformulation ou à l’enquête, par exemple :
- Je crois que votre voisin vous paraît menaçant.
- Vous avez l’air inquiet.
- Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

Etc.

Il peut se faire aussi que les propos soient incompréhensibles parce que la destruction du langage est telle qu’il est réduit à un jargon. Dans ce cas il convient d’écouter attentivement, et de chercher à saisir les mots qui surnagent çà et là, en vue d’essayer de comprendre de quoi il est question. Il faut absolument éviter de corriger les propos du malade quand par exemple il dit un mot à la place d’un autre, et cela pour deux raisons :
- C’est une incorrection, et il y sera sensible.
- Les mots qu’il utilise ne lui viennent probablement pas par hasard, et il vaut beaucoup mieux essayer de comprendre pourquoi il les a choisis.

Enfin il peut arriver que le malade soit incompréhensible parce qu’il ne parle de rien. Ce qui se passe alors, c’est simplement qu’il a vu l’aidant, et qu’il se souvient que lorsqu’on rencontre quelqu’un on lui parle. C’est alors une conversation sans thème. L’aidant doit alors valider l’attitude du malade en entrant dans cette conversation, lui confirmant par là qu’il le reconnaît comme un sujet avec qui on a plaisir à parler (répétons-le, beaucoup de conversations de la vie courante n’ont guère plus de sens). On parvient à ce résultat en utilisant les ressources de la reformulation : il suffit souvent de reformuler les impressions non-verbales ; on peut aussi utiliser des chevilles, par exemple :
- Ah, bon ?
- Et ensuite ?
- Qu’avez-vous pensé ?
- Je comprends.
- Cela doit être important pour vous.

Etc.

La communication programmée obéit à une motivation thérapeutique : il s’agit d’utiliser la relation pour préserver ou restaurer les possibilités intellectuelles du malade.

Cette forme de communication doit être très précisément étudiée : on doit avant tout décider ce qu’on veut et qui le veut. Le danger est ici de s’obstiner à mobiliser des capacités défaillantes, sans parvenir à faire progresser le malade, et au risque d’aggraver son inconfort par la mise en évidence de ses échecs. On retrouvera là tout ce qui a été dit sur le déni.

On sait en effet que les progrès éventuels n’auront pas d’influence sur l’évolution à long terme. Ces progrès n’ont donc de sens que s’ils permettent d’améliorer les possibilités hédoniques du malade. On doit garder à l’esprit d’autre part que les progrès ne seront pas durables : il ne peut guère être question d’envisager par exemple un « programme de rééducation », le bénéfice ayant toute chance d’être perdu d’une séance sur l’autre (même si un tel propos est un peu pessimiste).

Le problème au fond est d’admettre que le malade est devenu invalide. On a souvent tendance à penser que le dément doit être respecté et aimé en fonction de ce qu’il a été (ce qui ne peut manquer d’accroître la souffrance de ses proches, en mettant en évidence sa déchéance...). Toute la question serait plutôt de parvenir à l’aimer en raison de ce qu’il est.

Cela dit il est évident que le malade peut être stimulé, qu’il peut au moins temporairement récupérer certaines fonctions, certains souvenirs, et que ce travail doit être fait. C’est pourquoi il importe de se demander qui veut quoi, et pourquoi. Par exemple quand le dément ne reconnaît plus sa famille il faut se demander pour qui c’est terrible. Le malade qui confond sa fille et sa mère tire peut-être avantage de cette confusion ; on doit être prudent avant de la rectifier.

C’est sans doute en équipe qu’il faudra planifier des interventions de ce type :

- Se demander de quoi le malade peut et veut se souvenir.
- Ne jamais chercher à interpréter ce qu’il dit ; éventuellement les discussions sur le sens de ses propos feront l’objet d’un débat en équipe.
- Fixer d’avance les moyens par lesquels on va stimuler sa mémoire (photos, par exemple, en n’oubliant pas que la charge émotionnelle de cette technique peut être incontrôlable) ou son intelligence (jeux, à condition de ne pas viser trop haut, ni trop bas, et de respecter la fatigue du sujet).
- Privilégier les modes non verbaux d’expression (art, activités physiques).
- Garder à l’esprit que le but à rechercher est le confort du malade, ce qui suppose qu’il soit valorisé, et que le fait de communiquer est plus important que le résultat obtenu.