Poster un message

En réponse à :

Un an après

, par Dom

Bonjour Sophie

La question que vous soulevez est à mon avis beaucoup plus complexe que celle (très générale, elle ne concerne pas que les aides soignantes...) d’une pauvre connaissance du français et de ses nuances.

Reprenons votre exemple :

Le mot *démence* vous semble "horrible" et "irrespectueux", jusqu’à ce que vous compreniez qu’il s’agit d’un terme médical, et ce n’est qu’alors que vous vous autorisez à l’utiliser. Car pour vous, savoir qu’il s’agit d’un "terme médical" lave le mot de toute connotation dénigrante. Cependant, vous dites continuer de l’éviter quand vous parlez aux familles, et votre IDE vous "interdit" même de l’utiliser, en toutes circonstances. Pourquoi ?

Pour moi, ce n’est pas le mot qui est brutal, c’est la réalité qu’il décrit, et il faut donc l’édulcorer. Il s’agit, si vous voulez, de procéder à un tour de passe-passe : si on ne dit pas le mot, on pourra faire "comme si" les troubles de la personne n’étaient que de simples lubies, des petites faiblesses passagères, un truc un peu bizarre qui va sûrement s’arranger. Mais à nouveau, pourquoi ?

Parce que cette réalité est insupportable, socialement et affectivement. D’ailleurs les mots, encore eux, nous trahissent, lorsque nous disons que le mot *démence* est "irrespectueux". Etre irrespectueux, c’est se comporter comme si la personne dont on parle n’était plus "respectable". Or c’est bien ce qui nous terrifie : au fond de nous-mêmes, nous craignons de ne plus pouvoir "respecter" cette vieille mère ou ce grand frère admiré dans son nouvel état, et nous pensons que si nous, nous ne le pouvons plus, les autres le pourront encore moins. C’est donc à notre propre malaise que nous tentons de remédier en bannissant les mots étiquetés comme "irrespectueux".

C’est ce que j’appelle le déni. Car il y a une autre façon de voir les choses, c’est de se demander où nous logeons notre respect (ou, pour le dire autrement, la *dignité* de l’autre). C’est un fascinant paradoxe que de constater que les plus fervents tenants du respect et de la dignité des vieilles personnes ou des malades sont aussi les plus prompts à conclure - même s’ils ne se l’avouent pas - que leurs proches ne sont plus dignes ni respectables quand ils commencent à se décomposer, physiquement et mentalement. Car je soupçonne que dans l’inconscient collectif occidental, on n’est au fond "digne et respectable" que quand on est jeune, beau, riche, fort et intelligent, et de préférence blanc, mâle et hétérosexuel : il faut donc défendre le *respect* et la *dignité* de tous les autres, puisqu’ils ne s’imposent pas d’eux-mêmes dans notre perception.

Pourquoi autant de familles ont-elles une aussi ferme conviction que leur proche a le sentiment de n’être plus *digne* et *respectable* quand l’aide-soignante vient lui laver les fesses ou lui donner la becquée comme à un bébé de six mois (raison pour laquelle il faudrait éviter de parler de démence, et s’assurer qu’on procède de façon "respectueuse") ? N’est-ce pas parce qu’elles projettent leur honte de s’imaginer dans cette situation ? Mais que savent-elles, en vrai, de la perception de leur proche ? J’en reviens, encore et toujours, à ma mère : honnêtement, je crois qu’elle s’en fout. Le temps des élégances mondaines a sonné, elle n’en a de toutes façons plus aucune conscience, et ce qu’elle veut, au bout du bout, c’est continuer à respirer, à n’importe quel prix. Je sais aussi que je ne peux même pas la créditer de "courage", ni d’aucune qualité "morale" qui pourrait enjoliver, verbalement, sa combattivité. Mais je ne la trouve pas indigne - c’est juste une très vieille dame qui ne veut pas mourir, et ça me suffit, je n’ai pas besoin de précautions oratoires.

Mais il y a encore autre chose dans votre message : vous dites, en somme, que savoir manier la langue (autrement dit savoir argumenter, savoir défendre votre point de vue, sans être bloquée par la barrière des mots pour exprimer une opinion et un ressenti) est une des conditions pour que les aides soignantes puissent se faire respecter (encore cette idée de respect). Je pense que vous avez raison. Mais je pense aussi que cela nous entraîne vraiment très loin : depuis la nuit des temps, ceux qui "maîtrisent les mots" ont toujours imposé leurs points de vue à ceux qui ne les maîtrisent pas, c’est ainsi que se construisent toutes les hiérarchies.

Toutefois, comme je vous le disais, en filigrane, dans mes précédents messages, la question n’est pas seulement d’ "apprendre des mots" (c’est-à-dire enrichir son vocabulaire), mais aussi apprendre à décoder ce qu’on met derrière les mots, et pour ça, ce n’est pas seulement des cours de français qu’il faudrait, mais des cours de sociologie, de sciences politiques, de droit, de psychologie etc. Et si les aides-soignantes pouvaient bénéficier d’un apprentissage aussi poussé, ben... elles ne seraient probablement pas aides-soignantes (et vous me connaissez maintenant sans doute suffisamment pour savoir qu’il n’y a pas l’once d’un commencement d’ "irrespect" dans cette affirmation).

modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici
  • Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.