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En réponse à :

La souffrance en fin de vie

, par Michel

Bonsoir, Aurélie.

J’hésite à vous répondre : vous êtes en effet tout juste à peine sortie de ce drame, et vous voici en proie à cette première phase du deuil où les choses ne sont pas encore organisées, où elles n’ont pas encore pu faire l’objet de ce minimum d’élaboration qui permet d’y voir un peu clair. C’est ce qui explique les contradictions de votre propos : ce n’est pas le propos qui est contradictoire, ce sont les sentiments, et c’est bien normal.

Déjà vous notez que dans les échanges de ce site vous reconnaissez des situations qui rappellent la vôtre. C’est la raison d’être de ce que j’essaie de faire : perdre un être cher est à la fois une expérience unique (car c’est cet être-là que je perds, et que je perds de cette manière-là), et une expérience très commune ; je crois qu’il est particulièrement important de se rendre compte que le chemin à parcourir est le même pour tous, et qu’il ne résulte pas d’un dérèglement personnel.

Il faudrait savoir avant tout, je crois, dans quel contexte cette fin de vie a eu lieu. Vous parlez d’un service de soins palliatifs, il faudrait être sûr par exemple qu’il s’est réellement agi d’une unité de soins palliatifs, on rencontre de manière non rare des services qui se parent de ce titre mais n’en ont ni la culture ni les moyens. Cela dit, dans ce que vous rapportez je ne vois pas d’indice pour penser que la prise en charge n’a pas été correcte, c’est simplement, peut-être, trop tôt pour que la brûlure que vous ressentez laisse un peu de place à un regard apaisé : je suis frappé de ce que vous dites concernant le silence de l’unité ; silence de mort si on veut, oui ; mais il est vrai que les équipes de soins palliatifs veillent à entretenir une ambiance de calme, de discrétion, au point qu’on apprend à marcher sans hâte et sans bruit ; silence de mort parce qu’il y a la mort, mais qui peut aussi se lire comme un silence de paix, encore faut-il pour cela que la tourmente des émotions laisse un peu d’espace pour la paix ; vous n’en êtes pas là. Ce qui me semble évident est le plus important : les choses ont été organisées de telle sorte que vous avez pu en famille accompagner votre père jusqu’au bout.

L’une des choses qui aura été la plus douloureuse sans doute est que votre père semble avoir présenté des troubles psychiques. On peut les expliquer de bien des manières, mais j’ai envie (je n’y étais pas) d’en privilégier deux :
- La première idée est celle de métastases cérébrales, contre lesquelles il y a bien peu à faire.
- La seconde est celle d’un trouble psychologique lié à l’approche de la mort ; cela peut être très spectaculaire, mais il s’agit alors le plus souvent d’un mécanisme protecteur qui permet au malade de ne pas trop se rendre compte de ce qui se passe.

Je pense à cette seconde solution à cause (mais ai-je raison ?) de ce que vous écrivez :
mon père ne savait toujours pas qu’il allait mourir il avait des projets ; d’expérience je serais très tenté de douter : les malades ne sont jamais aussi dupes qu’on le pense, et il ne lui a certainement pas échappé qu’on l’avait changé de service, que les traitements n’étaient plus les mêmes, que... Alors je sais bien : pourquoi avait-il des projets ? Parce qu’ils en ont tous, et heureusement. Ce qui arrive très souvent c’est qu’à l’approche de la mort l’esprit a tendance à se cliver, comme si une partie savait et l’autre non ; je me souviens de cette malade qui, dans la même phrase, était capable de me dire "Je ne verrai pas la tombée des feuilles" (et elle ne l’a pas vue) et "pour mes cicatrices le chirurgien m’a dit qu’on verrait dans deux ans".

Je vois bien aussi que, toute informée que vous avez été, vous avez été surprise de l’évolution ; c’est toujours comme ça, parce que la fin de vie n’est pas quelque chose de linéaire, il y a des hauts, des bas, même si les hauts sont de moins en moins hauts et les bas de plus en plus bas. Cela autorise les illusions les plus folles, et tout le monde s’y laisse prendre, au point que rien n’est plus difficile au médecin que de faire un pronostic à une semaine. Et cela s’est aggravé pour vous du fait que les troubles psychiques sont le plus souvent intermittents, autorisant de surprenantes reprises d’autonomie. Ces reprises d’autonomie ont-elles un sens ? J’ai trop d’exemples pour ne pas penser que oui ; mais je sais aussi que nous avons tellement besoin qu’elles aient un sens que nous sommes prêts à tout pour le découvrir, et si besoin l’inventer.

Ce qu’il faudrait vous aider à faire, c’est à distinguer dans tout cela ce qui relève de la souffrance du malade et ce qui relève de la vôtre. C’est extrêmement difficile parce que la moindre souffrance d’un être cher est intolérable à regarder ; c’est difficile parce que notre souffrance est insupportable ; c’est difficile enfin parce qu’on voudrait partager la souffrance du malade et que du coup il y a une porosité qui fait que les deux se mélangent, et qu’on ne sait plus où on en est. Mais je vous proposerais de retenir quelques points simples :
- Les pauses respiratoires sont très éprouvantes pour celui qui les regarde, beaucoup moins pour celui qui les subit, car le mécanisme le plus fréquent est la mise en panne du centre neurologique de la respiration ; cela fait que le malade ne respire plus parce qu’il ne sait plus qu’il faut qu’il respire ; dans ce type de trouble on n’a aucune conscience de mal respirer (et nous le savons parce qu’il ne manque pas de situations relativement similaires mais où, ne mourant pas, le malade peut nous le dire.
- Ce bruit respiratoire est terriblement obsédant ; il y a des moyens de le réduire, mais là se pose une question éthique redoutable : de quel droit donnerais-je au malade un traitement dont lui n’a pas besoin ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais je dis que cela pose problème.
- Je ne suis pas sûr que les troubles psychiques soient confortables, mais ils ont le plus souvent le mérite d’être, comme je vous l’ai dit, un rempart contre la souffrance ; il appartient aux professionnels de doser (ce n’est pas commode) des traitements qui pourront atténuer les inconvénients de ces troubles sans pour autant supprimer cette fonction protectrice ; mais là aussi, là surtout peut-être, le spectacle de ces troubles est pour l’entourage particulièrement pénible.
- En tout cas je n’imagine pas qu’il n’ait pas senti votre présence à tous, votre chaleur, votre soutien.

J’en arrive au plus difficile ; mais au fait je vous en ai déjà parlé ; c’est le cœur de votre message :

le cœur était là et s’accrochait, nous lui avons parlé nous lui avons dit de rejoindre la lumière qu’il pouvait partir tranquille et que nous l’aimions beaucoup mais en vain... Il s’accrochait à la vie pour vous dire ses mains étaient froides et ses pieds étaient bleus ; c’est pas possible de laisser un malade dans cet état, j’ai été traumatisée de voir mon père dans cet état,

Comment ne pas comprendre ? Mais analysons.

Vous lui avez dit qu’il pouvait partir. Et certes ce sont des mots qu’il faut savoir prononcer, surtout quand on flaire (sur quels critères ? C’est un autre problème) que le malade craint de laisser ses proches ; en somme il se force à survivre pour épargner sa famille. Ici encore, cela se produit. Mais il se produit aussi que nous entretenions une illusion de cet ordre, parce qu’elle nous donne l’illusion de ne pas être complètement démunis : cette illusion nous dit que le malade a le pouvoir de retarder sa mort et que nous avons le pouvoir de la rendre possible. Cela se peut, et même je le crois. Est-ce sûr ? Je ne sais pas.

En tout cas vous dites : c’est pas possible de laisser un malade dans cet état  ; et je comprends ; mais qu’aurait-il fallu faire ? L’endormir alors qu’il voulait veiller ? Pire, provoquer une euthanasie alors que, précisément, il voulait vivre encore ? Alors il se peut que les soins n’aient pas été suffisamment attentifs, j’ai la liste de mes propres erreurs ; mais il se peut aussi que les choses aient été au mieux, compte tenu surtout de ses désirs, dont nous ne sommes pas maîtres et que nous devons seulement satisfaire.

Enfin vous dites : j’ai été traumatisée de voir mon père dans cet état ; et c’est bien évident. Mais voilà : le cœur de la question est qu’il faut faire la part de sa souffrance et de la vôtre. Il le faut parce que la souffrance de l’entourage doit être prise en charge par l’équipe, mais pas au prix de concessions sur les soins qui sont dus au patient.

Il est parti car il voulait rester seul, moi même je n’arrivais plus à rentrer dans sa chambre le dernier jour : une sensation de froid alors que j’y ai dormi tout le temps et je vous assure que dans sa chambre il faisait très chaud !! nous avons eu l’impression qu’il nous repoussait pour mourir, il a dû ressentir notre souffrance de le voir comme cela, alors nous sommes tous restés dans le salon du palliatif (à coté de lui mais plus dans cette chambre), puis ma mère est rentrée pour lui faire un bisou de bonjour le matin et là il est parti avec elle…

C’est très plausible en effet. Mais de là à dire qu’il vous aurait fallu le laisser seul plus tôt, je ne le ferais pas : mon intuition me dit plutôt qu’il fallait d’abord ce temps ensemble, puis ce temps de solitude, pour que la séparation soit possible. Le mourir est un temps énigmatique où les protagonistes du drame s’aimantent, s’accordent lentement avant de pouvoir vibrer ensemble ; et le chemin est parfois très surprenant.

C’est pourquoi, au-delà de cette douleur qui mettra du temps à vous quitter, je trouve très précieux cet instant de paix que vous avez pu vivre, juste après la fin ; j’y vois le gage que vous avez su, lui et vous et chacun pour sa part, mener à bien ce travail de séparation. Et je retiens cette extraordinaire parole :

quel cadeau il m’a fait de le voir comme cela APAISE, comme si pour me dire "ma fille tu peux me regarder maintenant.." il est parti dans la dignité,

Oui : mourir dans la dignité, c’est cela. Et comme vous dites il est mort dans la dignité, bien qu’il soit passé par cette très éprouvante phase de troubles psychiques. Parce que la dignité n’est pas dans telle ou telle fonction, mais dans l’être humain. Et parce que jusqu’au bout il est resté à vos yeux un être humain, alors il est resté digne, car sa dignité dépendait de votre regard, et que votre regard n’a pas cillé.

Je ne dirai rien sur l’ambiance du service ; d’abord parce qu’il se peut très bien qu’elle ait été mauvaise (pourquoi n’y aurait-il que de bons services de soins palliatifs ?) ; mais surtout parce que je ne vois pas comment on ferait pour l’aimer. Ce sont par nature des lieux silencieux ; et il faut qu’ils le soient ; mais comment ne serait-ce pas, au moins en fantasme, un silence de mort ? Allons plus loin : je suis toujours très réticent quand j’entends ces témoignages de proches qui trouvent que les unités de soins palliatifs sont des lieux merveilleux. J’en connais de fort belles, et je connais des soignants merveilleux. Mais c’est tout de même avant tout le lieu de grand chagrin, et je n’aime guère ces séances de suivi de deuil ou ces réunions du souvenir qu’on voit dans certaines unités ; il y a là quelque chose qui ne me semble pas très sain ; mais je suppose que j’ai tort.

Je vous souhaite beaucoup de courage ; mais je crois que vous êtes prête.

Bien à vous,

M.C.

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