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En réponse à :

Le Président, le dément et la dignité

, par Michel

Bonjour, et merci de votre message, qui me semble aller au cœur de notre problème.

Je suis conscient du caractère bâclé de ma réponse, mais si nous attendons que je puisse produire un texte suffisamment élaboré nous allons pouvoir attendre. Je dois donc me borner à reprendre votre argumentation et à la commenter au fil de la lecture. Ce n’est pas un très bon procédé, je vous prie de m’en excuser.

Je fais ici un commentaire concernant DEUX sens possibles du mot "dignité", dont vous posez le premier "dignité au sens absolu", mais en refusant le deuxième, appelons le "dignité au sens relatif". Nous pouvons aussi appeler le premier, auquel vous tenez particulièrement, "dignité inaliénable". Le deuxième sens pourrait alors se préciser en "critères de conformité plus ou moins grande des situations réelles à l’idéal inaliénable de dignité" (Ce ne sont pas bien sûr les personnes qui sont alors jugées "dignes" ou "indignes", mais les situations vécues).

Ce que vous dites là, c’est l’une des bases de la discussion : on voit bien en effet que dans cette affaire il y a dissensus sur la définition même de ce qu’est la dignité. Et vous décrivez très bien les deux manières de voir.

Cependant il me semble qu’on bute tout de suite sur les difficultés.

Car pour débattre il va tout de même bien falloir que nous nous mettions d’accord sur ce dont nous parlons : si je continue à avoir en vue ce que vous nommez « dignité au sens absolu » et si vous me parlez de « dignité au sens relatif », nous dialoguerons en sourds. C’est pourquoi je trouve très dangereux de continuer d’appeler du même nom deux concepts aussi différents. Et c’est pourquoi je propose que, faisant place à l’étymologie, nous réservions le mot « dignité » au concept absolu, cherchant un autre mot pour désigner la dignité au sens relatif. C’est d’autant plus crucial que dans le propos de l’ADMD je ne trouve guère trace du concept absolu ; moi au moins je sais que les deux existent. Et c’est parce qu’elle scotomise le sens absolu (elle fait parfois référence à « l’idéologie judéo-chrétienne » : outre qu’il faudrait prouver qu’être judéo-chrétien constitue une sorte de tare, ce qu’on entend généralement par là est une idéologie hellénistique, mais passons. Quant à la dignité, c’est une notion du droit romain préchrétien) que le conflit naît.

Mais si les deux concepts ont à voir l’un avec l’autre ?

Je n’en suis pas sûr. Parce qu’elle est absolue, la dignité absolue ne saurait admettre des critères de conformité. Il n’y a pas de formes approchantes de la dignité absolue, il ne peut y en avoir ; et quand vous posez la notion de « conformité plus ou moins grande des situations réelles à l’idéal inaliénable de dignité », votre propos n’est pas compatible avec le caractère absolu de la dignité, qui est précisément ce qui n’a que faire des situations réelles.

D’ailleurs je vous le prouve : En droit romain, la dignitas est ce qui induit chez l’autre une attitude particulière qui s’appelle le respect. Le mécanisme est celui de la médaille : la médaille (on dit d’ailleurs qu’on a été « élevé à la dignité de… ») est un signe destiné à être perçu par l’autre de manière à lui signaler que je suis un être particulier ; re-spicere, c’est regarder avec faveur. Or s’il est une chose sur laquelle vous et moi sommes d’accord, c’est que, quel que soit son état de déchéance physique ou psychique, jamais nous ne cesserons de regarder le malade avec respect.

C’est pourquoi je serais très réservé devant votre proposition : il faut à toute force trouver un autre mot pour désigner la « dignité au sens relatif », car l’absolu est absolu. L’une des fautes majeures de la loi Léonetti est d’écrire : Le médecin préserve la dignité du malade. La dignité du malade est si absolue qu’elle n’a pas à être préservée : elle est ; et il s’agit de la respecter. Indiquer qu’il pourrait y avoir des « formes de passage », c’est parler d’autre chose que de dignité.

Exemple (exceptionnel sans doute par sa gravité, mais qui permet de bien poser la différence entre ces deux sens) : dans les camps d’extermination nazis, il est clair que tous les êtres humain, victimes et bourreaux compris, conservaient, et même à égalité, la "dignité" au sens "inaliénable" dont vous parlez.

Et qu’en était-il de leur dignité au sens relatif ? Diriez-vous que les déportés en avaient moins que les bourreaux ? Et quelles conséquences auraient-ils dû en tirer ? Il me semble que le danger de votre proposition apparaît immédiatement.

Mais quel serait l’intérêt concret et pratique de cet idéal posé en "absolu" s’il ne permettait pas de définir un "progrès" vers cet idéal et donc de dire qu’il y a des situations réelles à un moment donné, que nous jugeons être plus ou moins conformes à un tel idéal, et que, en fonction de cette écart plus ou moins grand entre le réel vécu ou constaté et l’idéal posé, nous nous obligeons ou nous sentons obligés de mener une action, un projet, pour "améliorer" la situation ?

Or l’"idéal de la dignité", posé en lui-même comme "absolu", n’est pas susceptible de plus et de moins, il est l’"idée régulatrice" qui nous permet de juger ou d’estimer que des situations réelles sont plus ou moins conformes à cet idéal.

Qu’est-ce qui nous empêcherait d’appeler aussi "dignité" (en un deuxième sens, mais beaucoup de mots sont ainsi polysémiques...) cette grandeur d’après laquelle nous estimons les situations réelles comme suffisamment ou pas assez conformes à l’idéal inaliénable de la "dignité" ?

C’est là ce que je nomme votre confusion, même si je la nommerais avec plus d’énergie si je savais quelle est votre expérience personnelle du métier de soignant.

Car pour un soignant il ne s’agit nullement de progresser vers un idéal, mais de tirer les conséquences d’un absolu. Parce que le malade est digne absolument, nous lui devons le respect absolu. Et le respecter c’est veiller sur son confort avec tous nos moyens, c’est améliorer tout ce qui peut l’être, c’est tâcher de réaliser tous ses désirs, c’est rester en sa compagnie autant que nous le pouvons. Et c’est, quand il est manifeste que notre résultat est trop médiocre, non en termes de dignité mais tout simplement de qualité de vie, et si le malade (ou à défaut son entourage) en est d’accord, lui en faire perdre la conscience. Mais, je le répète, ceci a pour but non point de le rendre plus digne mais de remplir notre devoir de respect.

Il est d’un usage courant de la langue française d’utiliser au moins l’adjectif "digne" ou "indigne" en ce sens. Ainsi, rejetez-vous des phrases comme celle-ci : "La situation faite aux prisonniers des camps de concentration est indigne de la dignité humaine" ?

Bien sûr, je la rejette.

D’ailleurs votre phrase est caractéristique. Je sais bien que quand on écrit un commentaire de forum on ne peaufine pas ses textes ; mais quand vous écrivez spontanément, qu’écrivez-vous ? "La situation (…) est indigne de la dignité humaine" ? Que signifie être digne d’une dignité ? Je préfère de beaucoup : "La situation faite aux prisonniers des camps de concentration est un crime contre l’humanité" ; précisément parce que, leur dignité, les déportés ne l’ont jamais perdue : ils ne pouvaient pas la perdre, et la faute des bourreaux a été de croire le contraire.

Ou encore : "Cette situation de pauvreté n’est pas conforme à la dignité humaine" ?

Bien sûr, je l’accepte : car il s’agit ici de tirer les conséquences du fait que les pauvres sont pleinement dignes.

D’autant plus que c’est nécessairement ce deuxième sens qui est le plus crucial, si le premier, comme vous le proposez "échappe" de toute façon à notre prise (comme "absolu inaliénable") : toute la charge de responsabilité étant alors portée sur le degré de réalisation que nous nous proposons de mettre en œuvre, pour transformer le réel de façon à le rendre plus "conforme" à notre idéal.

Je dirais qu’ici vous faites erreur : c’est parce que la dignité est un absolu que « toute la charge de responsabilité est alors portée sur le degré de réalisation que nous nous proposons de mettre en œuvre, pour transformer le réel de façon à le rendre plus "conforme" à notre idéal. » Ce à quoi vous faites ici référence, c’est au premier sens. Si nous parvenions à nous mettre d’accord sur la présente objection, quel que soit le chemin que chacun de nous devra faire, ce serait un progrès majeur dans notre débat.

Ainsi quand vous citez, à juste titre, les articles de la Déclaration Universelle, après avoir clairement affirmé votre accord avec les premiers énoncés les plus "théoriques" (énoncé des "idéaux"), étrangement, vous considérez comme une "catastrophe" le fait de trouver dans un article ultérieur quelques conditions de "réalisation" de cet idéal.
Je vous cite : "Article 23 : 1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. 2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. 3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine.
(Vous continuez :)
Et voilà comment on arrive à la catastrophe : la dignité humaine, précisément, c’est ce qui subsiste quand tout a disparu. Rien ne peut l’atteindre."

En effet, ma formulation n’est pas assez prudente. Ce que je redoute c’est la notion d’existence conforme à la dignité humaine. Elle n’a pas de sens. Toute existence est digne. Mais au regard de ce que nous venons d’échanger, il aurait fallu que je sois plus précis : disons que j’aurais préféré « des conditions d’existence, etc. ».

Où est la "catastrophe" ? Cet article ne fait que dire qu’il y a des réalités qui ne sont pas "conformes à la dignité humaine". Ainsi peut-être déniez vous à quiconque (y compris à la Déclaration Universelle ?) le droit de préciser certains des critères permettant de juger de cette conformité du réel constaté à l’idéal dans lequel vous vous reconnaissez vous-mêmes ?
Où voyez vous le moins du monde que cet article remettrait en question le caractère "inaliénable" de la dignité humaine ? Il en a au contraire explicitement besoin pour juger que certaines situations humaines (comme ici certaines conditions de travail) ne sont pas conformes à cette dignité et doivent donc être améliorées.

En revanche j’ai bel et bien l’impression que la catastrophe est là, car la confusion ainsi entretenue ouvre les portes vers l’idée qu’il y aurait des vies plus dignes que d’autres.

Si vous voulez dire que ce jugement de conformité est complexe et susceptible de débats, j’en conviens.

Oui, et largement. Dans mon expérience, la terreur principale de l’entourage des malades, ce dont ils ne voudraient à aucun prix pour eux-mêmes, c’est l’incontinence. Je n’ai moi non plus aucune envie de devenir incontinent. De là à penser que la dignité se loge dans la vessie…

Et ce qui est jugé conforme à cette dignité ou non conforme varie historiquement et culturellement, et suivant les croyances et opinions personnelles de chacun. Je n’imagine pas en effet que vous considériez que c’est votre interprétation personnelle de cette conformité qui est "La Dignité Absolue" et que celle des autres, remettant en question votre interprétation personnelle serait ainsi une attaque contre cette "dignité inaliénable" elle-même.

Certainement pas, en effet, même si tout médecin est nécessairement un peu mégalomane. Mais j’insiste : si vous me parlez de ce qui est « conforme à cette dignité », cela varie énormément en fonction des gens et des époques. Et ceci est normal : car la dignité ne sert qu’à déclencher le respect, et si la dignité, elle, est immuable, le respect, lui, est une donnée sociale éminemment variable. Mais si je discute, et âprement, les critères de conformité à la dignité absolue, la dignité absolue, elle, n’a rien à craindre : elle est absolue (en passant, une page de publicité : accordez-moi que cette notion selon laquelle la dignité est absolue et conférée à tout humain est historiquement un acquis du christianisme).

D’où le débat que nous aurons peut-être par la suite, sur les questions du "droit de mourir dans la dignité" (dont je ne confonds pas les différents aspects et qui recouvre en effet des situations réelles extrêmement différentes qui peuvent à chaque fois faire l’objet de réponses personnelles nuancées et différentes).

Sans entamer ici ce débat , je vous annonce simplement que mon "objectif" principal y serait de défendre le "libre choix" personnel en ces matières et donc de permettre à chacune de ces réponses personnelles le même droit de réalisation, pour autant qu’elles ne mettent pas en question l’égal droit des autres à exister et à se réaliser en parallèle.

Vous me mettez dans l’embarras, car si vous n’entamez pas le débat je n’ose pas vous répondre.

Provisoirement je répéterais ce que j’ai déjà écrit : l’euthanasie n’est pas le droit au suicide ; et je crois qu’on y verrait plus clair si on ne mélangeait pas les deux. Si je suis farouchement opposé à l’euthanasie la question du droit au suicide ne se pose pas pour moi dans les mêmes termes.

Or un tel libre choix personnel ne me semble pas à l’heure actuelle suffisamment rendu possible en France par la loi du 22 avril 2009 (dite Loi Leonetti).

Si vous considérez le droit au suicide, elle n’en parle effectivement pas ; ce n’est pas son propos.

Bien entendu, je suis particulièrement sensible, comme vous l’êtes visiblement, aux risques de dérives possibles, en cas de légalisation de différentes formes du "droit de mourir" actuellement prohibées en France, risques de priver certains du "droit de vivre". C’est donc bien au nom d’une "inaliénable" liberté personnelle (qui équivaut, dans mon interprétation, au cœur même de ma "dignité"), et donc d’une aussi inaliénable liberté personnelle des autres, que j’entrerai dans un tel débat.

Cela me semble une bonne base. Je serais en revanche un peu plus réservé sur votre première phrase. Certes il faut être très vigilant quant au risque de dérive ; mais je crains toujours une argumentation basée sur ce seul risque (c’est l’une des failles du discours des soins palliatifs) : si une chose est mauvaise, ce n’est pas à cause du risque d’abus, et aucune ivresse jamais ne remettra en cause la légitimité du gevrey-chambertin.

Je propose donc que l’on fasse en ces matières, au niveau législatif, ce qui a été fait en matière d’opinions religieuses en 1905, à savoir un désengagement de l’État, en termes d’une "laïcité élargie", de tous ces choix, faussement supposés être des "choix de société", là où ces questions devraient être avant tout le fruit d’une décision personnelle , dont l’État ne devrait "garantir" que l’égale liberté d’expression et d’exercice de chacun (comme à l’heure actuelle en matière de convictions et de pratiques religieuses dans un cadre collectif de laïcité).

N’anticipons pas sur ce débat, que j’attends avec joie. Je ne suis pas certain que la loi de 1905 puisse se lire de cette manière. Il y avait un état de droit, qui était celui du Concordat. L’État s’était engagé, et il a modifié son engagement. J’ajoute que, même si le Concordat demanderait à être lu d’une manière un peu plus sarcastique quant à la mise sous tutelle de l’Église, la loi de 1905 est pour moi un évident progrès. On voit bien d’ailleurs que, créant le Conseil National du Culte Musulman, l’État fait tout sauf se désengager. On ne peut pas à la fois demander à la puissance publique de légiférer sur un sujet et de s’en désengager alors que jusqu’ici, précisément, elle ne s’engageait pas, c’est d’ailleurs bien ce qu’on lui reproche.

Impatient de vous lire,

M.C.

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