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En réponse à :

Les soignants et la famille

, par Dom

Bonjour Laurence

Vous me demandez si j’aurais des conseils pour que le transfert en EHPAD de votre mère se passe au mieux, mais je suis probablement la dernière personne qui puisse vous en donner, parce que je n’ai absolument rien "géré" du tout, j’ai juste essayé, tout du long, de courir derrière une situation qui non seulement m’échappait complètement, mais me mettait hors de moi-même, mélange de colère, de chagrin, d’impuissance, d’un sentiment de "vies volées" (la mienne et celle de ma mère - ça n’a certainement pas été l’émouvante image d’Epinal de la vieille personne toute belle s’endormant paisiblement avec toute sa tribu autour d’elle...), quelque chose de très violent et de très agressif (c’est pourquoi je parlais de "douloureux renoncement" à la fin de mon premier message).

Pour faire bref, j’ai essayé de garder ma mère à domicile le plus longtemps possible - je suis fille unique, j’habite loin d’elle, et quand mon père est mort et que j’ai dû me rendre à l’évidence que ma mère n’était plus du tout capable de vivre seule, j’ai organisé et géré à distance une véritable armada d’aides en tous genres pendant presque trois ans. Et, oui, j’ai encaissé la mauvaise foi, le désespoir, la méchanceté, le déni, la dégradation cognitive de ma mère, sans compter les quelques cadavres qui ressortent probablement toujours à ce moment-là des placards, dans toutes les familles. L’image qui me vient, quand je repense à cette époque, c’est celle d’un chat que vous essayez d’acculer dans un coin de la pièce pour l’enfermer dans sa cage : il crache, il feule, il griffe, il essaie de vous sauter au visage. Et à un certain moment, il tombe dans la prostration, et il n’est plus qu’un pauvre petit animal terrifié qui remet son sort et sa vie entre vos mains.

Comme beaucoup de gens dans ma situation, les choses se sont précipitées, parce que même en sachant qu’ "on doit le faire", on ne prend jamais les bonnes décisions assez vite. J’ajouterais que ces décisions-là, on les prend vraiment complètement tout seul - pour ma part, j’en veux énormément aux médecins de ne pas m’avoir clairement prévenue de ce qui m’attendait. Ma mère a commencé à tomber de plus en plus régulièrement (je n’ai pas oublié la toile du sommier de son lit arrachée au cours de sa lutte pour se relever et se remettre au lit seule : pour filer la métaphore animalière, j’ai pensé aux renards qui vont jusqu’à ronger leur patte pour se dégager d’un piège...), j’ai augmenté les présences, j’ai commencé à chercher un EHPAD dans l’idée de commencer par un "accueil de jour", puis un jour elle est tombée plus mal que d’habitude, les pompiers l’ont ramassée au petit matin en état de choc en râlant parce que ce n’est pas leur boulot de remettre les vieilles dames au lit, et elle s’est retrouvée aux urgences puis en gériatrie avec une fracture du fémur. A titre exceptionnel, on m’a laissé une semaine au lieu de quatre jours pour trouver une solution. Bon, j’ai trouvé, et ma mère et moi avons eu de la chance, l’endroit est très bien.

On m’a expliqué, bien sûr, le coup de la "réminiscence" - la théorie selon laquelle il faut entourer les vieilles personnes d’objets familiers pour qu’ils se sentent "chez eux" quand on les installe en EHPAD, qu’ils en viennent à considérer leur chambre comme leur "maison". Moi, je n’y crois pas une seconde, pour moi c’est surtout un truc pour "déculpabiliser" les familles en leur offrant la possibilité de fabriquer un petit cocon supposément douillet pour leurs aimés : ma mère, toute démente qu’elle soit, était encore parfaitement capable de se rendre compte qu’elle n’était pas chez elle, avec ou sans déco sympa. J’ai donc fait le choix rigoureusement inverse : afin de la rassurer sur le fait que son séjour était provisoire, que c’était juste un temps de convalescence, j’ai refusé de "personnaliser" sa chambre, et j’ai laissé sa valise bien en évidence dans le placard. Elle est partie avec pour tout viatique un album photos de ses petits-enfants, et les cartes postales qu’ils lui envoyaient chaque fois qu’ils allaient quelque part. Après, hélas, le temps a fait son œuvre, et franchement, je crois qu’aujourd’hui, même si sa chambre était joliment décorée de ses petits meubles et bibelots préférés, elle ne s’en souviendrait pas. Il y a longtemps qu’elle ne regarde plus son album photo et ses cartes postales, elle ne sait même plus ce que c’est. Alors oui, je lui ai menti, en maintenant la fiction de la convalescence aussi longtemps qu’elle m’a accusée de "l’avoir mise dans un mouroir". Je l’ai fait pour elle, et aussi pour moi, parce que je n’ai juste pas eu le courage de lui dire une vérité... qu’il aurait fallu répéter toutes les deux minutes, provoquant ainsi chez elle, chaque deuxième minute, la plus extrême détresse.

Etonnamment, elle s’est très vite apaisée et adaptée à la "vie collective" de sa nouvelle résidence. Le chat furieux s’est transformé en bon minet sociable et souriant, mieux nourri, mieux soigné, chaleureusement entouré - me réservant ses coups de griffe, mais de moins en moins. Aujourd’hui, elle est totalement grabataire - à la merci permanente d’une réouverture de son escarre, elle ne parle plus, mais ses yeux sourient quand elle me voit. Parfois même elle prend ma main dans les siennes et elle essaie de me saluer quand j’arrive et quand je pars. Disons-le, sa capacité de résilience fait mon admiration, le temps est désormais suspendu.

Je ne peux pas vous aider, Laurence. C’est sans doute comme avec les enfants, les "recettes" n’existent pas - il nous faut improviser au mieux de ce que nous ressentons avec nos émotions, notre raison, nos faiblesses et nos lâchetés, notre froide lucidité, nos convictions éthiques. C’est un tel maelström qu’il faut vous en remettre à la solidité de votre barque en naviguant à vue - je peux juste vous dire que nos barques sont bien, bien plus solides qu’on ne le croit.

Cordialement

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