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En réponse à :

Parole d’une aidante

, par Dom

Sophie,

Merci de votre réponse et de vos mots gentils, ils me sont précieux, comme me l’ont été aussi les « histoires de vie » de tant de commentateurs sur ce site, et les réflexions « au-delà du miroir » de notre hôte. La découverte de son site a été pour moi décisive dans mon acceptation de la situation, et dans le chemin que j’ai fait depuis sur ce sujet et d’autres sujets connexes, sur lesquels je n’avais jusqu’alors que les idées toutes faites qui se répètent en boucle autour de nous.

Il y a deux-trois choses que je voudrais ajouter à ma première réaction.

Concernant la « colère » : je me suis beaucoup, énormément, violemment, désespérément, dangereusement mise en colère quand ma mère a vraiment commencé à perdre les pédales.

En colère contre elle, parce qu’il m’a fallu un certain temps avant de comprendre que ses comportements n’étaient plus « normaux ». C’était assez subtil, parce qu’au début, ça ressemblait seulement à l’exacerbation de traits de caractère que j’avais toujours connus (et qui, il faut bien le dire, m’avaient toujours agacée), une posture volontiers victimaire, une tendance à la rancune, une sorte de lâcheté, ou de paresse, à prendre ses responsabilités, en se débrouillant toujours pour que ce soit quelqu’un d’autre qui porte le bonnet, de la mauvaise foi parfois... de la fragilité aussi, de l’hypersensibilité. Cela s’est d’abord traduit par des méchancetés gratuites, des pleurnicheries excessives, des justifications à la noix... et de plus en plus de « ratés », des RV loupés, des robinets qui coulaient pendant des heures, des casseroles qui brûlaient... Ça me mettait hors de moi, jusqu’à ce que je découvre un jour qu’elle notait ses RV dans trois agendas différents, tous d’une autre année que celle en cours ! Là, je me suis dit qu’il y avait vraiment quelque chose qui ne collait plus, et j’ai entamé avec elle le Grand Parcours du Diagnostic.
En colère contre les médecins, qui à aucun moment ne lui ont dit, et surtout ne m’ont dit à moi ce qui se passait et ce qui nous attendait toutes les deux. (Ici, je veux répondre à une observation récurrente de notre hôte. Il est certainement exact que souvent les médecins disent, mais que ni le patient ni les proches ne peuvent entendre, parce que ce qu’ils disent n’est juste pas supportable. Cependant, dans le cas de ma mère, je suis formelle : la conclusion du bilan-mémoire, ça a été de recommander mots fléchés et sudoku, et éventuellement chaise percée à portée du lit pour les problèmes d’incontinence qui commençaient à apparaître. Et la chef du service de gériatrie coordinatrice du Pôle Mémoire qui articulait sans bruit, façon souffleur de théâtre, dans le dos de ma mère, avec ses deux mains en porte-voix silencieux, « Alzheimer »... Pour ne pas lui faire peur, je suppose. Et puis plus rien. Démerdez-vous.)
En colère contre le service du Conseil Départemental, en charge de l’APA, et leur évaluation du « Plan de Financement » de l’aide. Là, oui, j’en suis carrément venue à l’insulte. Oh, de l’insulte chic et bien tournée, mais de l’insulte pure et dure, la pauvre fille qui « suivait » ma mère en a pleuré... Je m’en suis terriblement voulue, et je m’en suis très platement excusée quand, là encore, au bout de plusieurs mois, j’ai compris la « logique » du truc : la fille n’était ni stupide ni incompétente, simplement ma mère était très loin du « besoin maximal » d’aide, les choses deviennent tellement pires après, et il y a des cas tellement plus critiques, financièrement parlant ... en fait, il était parfaitement injuste de ma part de lui reprocher l’« indécence » du Plan d’Aide qu’elle avait concocté, alors qu’il dépendait de toutes sortes de considérations, notamment budgétaires au niveau du département, dont ma mère n’était pas l’élément central. Mais comment aurais-je pu l’accepter, voire simplement le comprendre, quand je voyais ma mère qui ne distinguait plus sa fourchette de son couteau ?
Colère contre le SAMU, contre les Urgences de l’hôpital où elle avait été transférée, contre le Service de Gériatrie où elle a été accueillie, tous manifestement débordés.
Colère contre les lunettes qui se perdent, les dentiers qui disparaissent dans les changements de draps, les vêtements saccagés par des lessives sans nuances à 90° « pour l’hygiène », ou qui disparaissent au hasard des déambulations des co-résidents, le soutien-gorge qu’on ne lui met plus depuis belle lurette (grisâtres, brûlés, distendus, mélangés, disparus, j’ai renoncé à renouveler le stock tous les trois mois...)
Toute cette colère a fini par passer. Rétrospectivement, je sais que ma mère était déjà « irresponsable », et que du côté des « acteurs et intervenants » dans sa prise en charge, chacun a probablement fait de son mieux dans la mesure de ses compétences, angles de vue et moyens : la vraie question, c’est qu’auraient-ils pu, que peut-on faire « en plus », et surtout à quel prix ?

Ce qui m’amène à mon deuxième point, que je résume rapidement par « le scandale des EHPAD », puisque c’est comme ça qu’on en parle en France aujourd’hui. L’idée générale, c’est (1) que c’est trop cher et que ça enrichit éhontément les investisseurs privés et (2) que les vieux y sont maltraités.
De mon point de vue, le discours sur le « scandale » du coût des EHPAD traduit surtout une totale ignorance du coût réel de la prise en charge d’une personne âgée démente et/ou lourdement dépendante. Désireuse (comme tout le monde, sans doute) de permettre à ma mère de finir ses jours chez elle, j’ai essayé, et j’ai fait les comptes : assurer une présence 24/24 ( il faut ça, hélas), c’est trois personnes à temps plein qui font les 3/8, voire une quatrième si on respecte les 35 heures. En les payant au SMIC, avec charges sociales, moins déductions fiscales, on frise les 10.000€ par mois, pour une prise en charge... aléatoire, disons. Par comparaison, à 3000€ par mois, un placement en EHPAD, même si c’est une solution imparfaite, c’est financièrement la moins mauvaise des solutions. Mais pas seulement financièrement : l’EHPAD garantit une alimentation correcte, une présence professionnelle permanente, une surveillance médicale de base. Alors bien sûr, il y a des cas de maltraitance, du personnel débordé, des infirmières étourdies, des médecins coordonnateurs pas très intuitifs, des intoxications alimentaires, des grippes ravageuses. Et c’est super super dur de « faire la part des choses » et de résister aux sirènes du « spectacle catastrophiste » façon Elise Lucet quand votre parent ou votre conjoint est ou pourrait être concerné.

A ce propos, vous parlez de s’unir entre aidants pour trouver des hébergements alternatifs : oui, c’est une belle idée. Mais concrètement, pardonnez mon cynisme, mais du haut de ma désormais assez longue fréquentation de l’EHPAD de ma mère, mon impression générale est que les familles s’en foutent un peu, des solutions alternatives. Il faut certes faire la part de l’épuisement, mais à part râler parce que ça coûte trop cher pour une prestation insuffisante, je ne vois pas beaucoup d’investissement des proches dans le quotidien des personnes qui finissent leurs jours en EHPAD. (En fait, c’est tout l’un ou tout l’autre : il y a ceux qui viennent tous les jours, et parfois développent une sorte de parano tant ils sont persuadés qu’ils sont le seul rempart de leurs aimés contre l’inhumanité intrinsèque de leur environnement, et ceux qui ne mettent plus jamais les pieds à l’EHPAD jusqu’au décès de leur proche, pour toutes sortes d’excellentes raisons, la plus courante étant que c’est vraiment trop dur de le voir dans cet état-là.)

La réalité est, comme toujours, quelque part entre les deux. De même qu’il y a une immense majorité de gens qui meurent globalement « bien » en France, paisiblement, sans que personne ne se demande si leur mort a été « digne » ou « indigne », il y a une immense majorité de vieilles personnes qui finissent paisiblement leurs jours dans des EHPAD où on les bouscule pas, on ne les empoisonne pas, on ne leur tape pas dessus, on les garde propres, on les soigne quand ils sont malades, on est gentil avec eux, etc.

Ce qui m’amène à mon troisième point : quid de l’« euthanasie » des personnes âgées démentes, grabataires, « pour qui la vie n’a plus aucun sens » ? Quid de leur « droit à mourir dans la dignité », ou, variante, de leur « droit à finir leur vie dignement » ?

Je pense que poser la question dans ces termes, c’est déjà mettre en lumière que ceux qui se la posent (vous, moi, et tous ceux qui sont confrontés à ce qui peut parfois apparaître comme un incroyable « gâchis », et une source d’enrichissement pour les investisseurs qui empochent les frais de séjour de ces vieilles personnes placées en EHPAD), ne voient les choses, au fond, que de leur point de vue : sans même parler de ceux qui s’impatientent parce que l’héritage est en train de fondre « à fonds perdus », il est atroce d’assister à la lente, et parfois très longue décomposition d’un proche qu’on a aimé et connu « autrement » ; on se dit que nous, on ne voudrait pas finir comme ça ; on se dit qu’on ne voudrait pas ça pour notre chien, alors pour une mère, pensez ! Pourtant, dès qu’on y réfléchit quelques secondes, on achoppe sur cette idée de « dignité » : vous trouvez vraiment que votre mère n’est plus « digne » depuis qu’elle a Alzheimer ? Pour ma part, à aucun moment, même quand je la quitte après une heure de présence à son chevet sans aucune réaction de sa part, je ne pense pas que ma mère est devenue « indigne ». (A dire vrai, je trouverais assez inquiétant que l’on me juge « digne » ou « indigne » en fonction de mon état cognitif, au point que cela justifie ou non de me laisser vivre).

Mais si je comprends bien l’enjeu du débat, l’idée serait que si on pense (quand on est encore en état de « dignité », c’est-à-dire en gros, autonome et pas incontinent) que quand on sera devenu « indigne », il faudra nous euthanasier, alors il faudra que « quelqu’un » (je passe sur la question du Qui ?) le fasse quand on aura atteint un certain point de dépendance et de désordre organique. Seulement voilà. Je vous ai longuement parlé de ma colère, pour vous dire que je l’avais dépassée. Que j’avais abdiqué, que j’avais cessé de me battre contre les lunettes et les dentiers qui se volatilisent, les soutiens-gorges qu’on ne lui met plus, l’alliance (que ma mère n’a jamais quitté en soixante ans et avec laquelle elle tenait à être enterrée) qui disparaît à l’occasion d’une brève hospitalisation pour fécalome... Je n’exclus donc pas que ce que je considère aujourd’hui comme mon « état de dignité » ne réponde plus, après quelques années de dégradation, au même niveau d’exigence, et que je me trouve encore très « digne » même avec des couches. Et quant à savoir ce que je penserai encore de ma « dignité » quand tous mes neurones auront fondu, bien malin qui pourrait le dire....

Tout ça pour dire que je trouve le « flou » qui règne sur ce concept de dignité beaucoup trop grand pour qu’on puisse en tirer des conclusions aussi radicales : c’est, au sens propre, une question de vie ou de mort, et ça mérite peut-être une réflexion un peu plus poussée que des slogans faciles, des témoignages racoleurs, et des anathèmes expéditifs.

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