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En réponse à :

Préalables à une psycholologie du sujet âgé

, par Michel

Bonjour Eric.

Votre courrier est fascinant. Et il me renvoie à une question avec laquelle je n’ai certainement pas fini de me colleter.

Je suis le plus souvent très agacé par le politically correct. Les aveugles ne voient pas beaucoup mieux depuis qu’ils sont non-voyants, les trisomiques ne diffèrent pas des mongoliens, et les déments sont les déments. Ce n’est pas le nom qu’on pose sur eux qu’il faut changer, c’est le regard.

C’est important, car notre civilisation est en train de payer cher le prix du sophisme. Je m’explique.

Le grand débat entre Platon et les sophistes (enfin, pour autant que nous le connaissions, car l’essentiel de ce que nous savons sur les sophistes nous vient de leur adversaire) portait sur un point : y a-t-il une réalité indépendante de ce que l’homme en fait ? Existe-t-il des objets en soi, qui existeraient même si l’homme n’était pas là ? L’homme est-il, comme dit Protagoras, « la mesure de toute chose », ou bien les choses ont-elles leur mesure en elles-mêmes ? L’enjeu est majeur, car si Protagoras a raison alors les choses ne sont que ce que je dis qu’elles sont. Les exemples ne manquent pas de nos jours ; je vous fais grâce de ce qu’on trouve dans le discours politique quotidien, préférant vous faire remarquer qu’un fœtus de trois mois peut être sans problème un être humain à part entière avec prénom et place dans l’album de photos quand il est désiré, et un bout de viande qu’on jette quand il ne l’est pas. J’ai beau être tout à fait favorable à l’avortement (du moins quand il est nécessaire), j’aimerais qu’on dise une bonne fois ce qu’est un fœtus.

Et le drame de cette affaire, c’est qu’on change le nom des choses quand on ne sait pas changer les choses, et que moyennant ce changement de nom on perd facilement de vue qu’on n’a rien fait sur les choses. C’est pourquoi je m’accroche à mon idée : ce n’est pas le nom de la démence qu’il faut changer, c’est la manière dont on regarde le malade.

La limite de mon raisonnement, c’est que, tout de même, le nom qu’on donne une chose finit par en faire plus ou moins partie, de sorte que quand on change le nom de la chose on change tout de même bien un peu la chose. Mais laissons cela. Ce que je proclame c’est que les déments sont des gens merveilleux, qui m’ont assez largement fait ce que je suis.

Que vous dire maintenant ?

Votre mère a 90 ans et un déclin cognitif. Je sais que la règle est d’appeler ça « maladie d’Alzheimer » ; j’ai dit ailleurs ce que je pensais de cette assimilation sommaire. Mais peu importe. Les troubles cognitifs ont été diagnostiqués en 2009 ; il est donc probable qu’ils se sont notablement aggravés. Le MMS est inférieure à 10, ce qui n’a qu’une valeur indicative mais suggère fortement que la détérioration est majeure. Faut-il parler de démence ? C’est une autre affaire, mais statistiquement je dirais : évidemment oui.

Il n’y a pas de trouble du langage. Certes. Mais outre que cela se produit, il faudrait creuser ce point : le plus souvent on voit assez vite que derrière un vernis de perfection élocutoire, les dégâts sont là dès qu’on gratte un peu.

Mais…
Ce que vous constatez c’est que vous parvenez sans difficulté à maintenir avec elle une relation riche et féconde. C’est donc votre regard qu’il faut changer : oui, votre mère est en état de démence, et la démence, ce n’est pas ce que vous avez cru. Ce n’est pas perdre son intelligence, ce n’est pas perdre conscience, ce n’est pas perdre sa personnalité. C’est perdre un certain nombre de capacités. Vous avez certainement entendu dire que les autistes ont une intelligence normale, souvent même supérieure, et que leur handicap est d’un autre ordre.

Elle présente des troubles de type délirant ; je ne peux rien en dire car il faudrait absolument être sur place pour les analyser. Mais ce n’est pas le plus important. Le plus important est qu’elle est en train de dire quelque chose autour du départ, ou du retour. Envie de rentrer à la maison ? Bien sûr, comment ne l’aurait-elle pas ? Pressentiment de sa fin prochaine ? C’est très possible ; contrairement à ce qu’on imagine, il est banal de voir que devant les vraies questions de la vie et de la mort le dément retrouve une lucidité extraordinaire.

Et ce que vous avez fait et répondu me semble très bien. Ce sera très bien tant que vous tiendrez à la fois que la relation à votre mère nécessite tout de même qu’on tienne compte de son handicap cognitif, et que cette précaution prise il est parfaitement possible d’échanger avec elle sur les questions qui comptent.

Et je dirais : faites-vous confiance, et tout ira bien.

La situation ne me semble pas très bonne : pour une raison ou pour une autre c’est une dame qui se grabatise (peut-être en effet est-ce la contrepartie du traitement), avec déjà des escarres. Ce n’est pas un bon signe et il faut effectivement envisager que les choses vont mal tourner ; et que votre mère le sait.

Les mots sont justes, les phrases ont un sens. S’agit-il des mots d’une personne démente ? Oui, bien sûr. Devenir dément n’est pas devenir idiot ; et le dément est tout à fait capable de tenir un discours parfaitement adapté, du moment qu’il en a l’initiative. C’est quand il est pris de court que les choses se gâtent. Parler de la mort ? Oui, si cela vous est possible, si cela ne vous est pas trop dur. Parler de la vie ? Bien sûr.

Laissez-moi vous acculer dans les cordes.

Si vous allez la voir, c’est parce que vous pensez qu’il est possible d’avoir une relation forte avec une personne dans cet état, n’est-ce pas ? Car si vous ne le pensiez pas, à quoi bon aller la voir ? Et si vous pensez que cette relation est possible, alors vous n’avez pas d’autre issue que d’en prendre le risque. Et de faire avec elle ce que vous feriez avec quiconque. Et donc lui demander : « Quel est le meilleur moment de ta vie ? » Vers quel horizon vous aurait-elle alors conduit ? Je n’en sais rien, bien sûr. Mais… précisément, ce que vous êtes en train d’écrire c’est que votre mère a encore tout à fait les moyens de faire le bilan de sa vie, un bilan si fort, si lucide, si exact qu’il pourrait vous mettre en difficulté.

Et vous avez raison. Et c’est ce que, de tout cœur, je vous souhaite.

Bien à vous,

M.C.

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