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En réponse à :

Le sentiment de culpabilité

, par Michel

Bonjour, Véronique.

Votre désarroi est facile à comprendre. Disons d’emblée, d’ailleurs, que l’espèce de sidération dans laquelle on se trouve quand on commence un deuil ne vous aide pas à y voir clair.

Il est difficile de faire la part des choses dans ce que vous avez vécu avec l’équipe soignante.

D’un côté on est tenté de dire que vous avez raison dans la manière dont vous analysez le comportement de votre père. Bien sûr il ne voulait pas de couche, bien sûr il voulait se lever ; et vous avez bien compris pourquoi. Bien sûr il était gêné par l’oxygène.

Mais il présentait aussi certainement une confusion mentale, de sorte que si on avait pu satisfaire les besoins qu’il exprimait on en aurait vu apparaître d’autres, et cela sans fin. C’est difficile, la confusion. Il faut toujours se rappeler que nous en avons (presque) tous une expérience personnelle : la confusion c’est ce qui nous arrive quand nous avons trop bu. Quand nous avons trop bu, ce que nous disons a toujours du sens ; pour autant ce n’est pas adapté. C’est que la confusion mentale est d’abord la conséquence du fait que le cerveau est placé dans de mauvaises conditions de fonctionnement (et on ne répètera jamais assez que, même en fin de vie, la majorité des confusions mentales ne sont pas des troubles psychologiques et qu’il faut les explorer) ; mais quand la confusion mentale est psychogène elle a aussi un effet protecteur, qui permet au malade de ne pas être lucide sur ce qui lui arrive, raison pour laquelle il est souvent bon de ne pas les traiter.

En troisième lieu on voit bien que les soignants ont raisonné comme on pouvait s’y attendre (ce qui ne signifie en aucun cas qu’ils ont eu tort de le faire) : il est confus, c’est une confusion de fin de vie, il n’y a rien d’autre à faire qu’à gérer. Mais comment gérer ? Bien sûr il ne faut pas mettre de barrières ; mais à condition d’être équipé de lits bas comme il en existe, et qui descendent jusqu’à 20 cm du sol. Bien sûr il faut se dire que, à peu d’heures de son décès, on se moque bien qu’il tombe ; à condition que dans l’équipe de nuit il y ait les deux costauds qui pourront le ramasser. Bien sûr il fallait enlever la couche ; à condition d’avoir une équipe suffisamment fournie pour en assumer les conséquences. Alors faute de tout cela, et aussi pour gérer son propre deuil, il était inévitable que l’équipe se réfugie dans le schéma signes/diagnostic/traitement, et qu’elle passe à côté de ce qu’il fallait voir. Reste que dans la pratique, si elle avait voulu faire autrement, cette nuit aurait été un enfer.

J’ai eu beaucoup d’ennuis dans ce métier parce que je ne suis pas arrivé à faire partager cette conviction qu’il est faux de croire qu’on peut toujours éviter ces enfers ; il faut savoir les assumer, et on n’est pas autorisé à utiliser n’importe quel moyen pour les éluder. Mais ce n’est que mon avis.

Après, vous cherchez pourquoi il est parti en votre absence. Je ne change pas d’avis : le plus probable est qu’il n’y a pas de parce que ; les choses se sont passées comme ça parce qu’elles se sont passées comme ça. Mais il est usuel de dire que certains malades attendent pour mourir l’arrivée de quelqu’un, et que d’autres attendent que ce quelqu’un s’en aille. Ça nous rassure ; le problème est que c’est comme les changements de lune : on n’est jamais très loin d’un changement de lune, ce qui permet de justifier n’importe quoi.

Un jour il m’est arrivé une histoire.

J’avais un groupe d’amis avec qui je jouais aux tarots.

Voici que l’un de ces amis, jeune, se trouve atteint d’un cancer gravissime. Les choses vont très vite, nous n’avons même pas le temps de poser un peu la situation en termes de pronostic et d’explications

Un jour on m’appelle pour me dire qu’il était hospitalisé en urgence. Je quitte mon travail, je passe prendre sa femme, et nous allons à l’hôpital.

Nous arrivons. Il m’accueille d’un « Je crois que c’est fichu pour le tarot », et très vite il nous envoie prendre un café en bas. Il est mort quelques minutes après.

J’ai compris un peu plus tard que sa femme avait un petit béguin pour moi.

Si je veux trouver du sens, ce qui s’impose c’est que, lui, il le savait ; et qu’il savait que sa femme était quelqu’un de fragile, qui ne tenait à la vie que par lui, et que la seule chose qu’il pouvait faire était de me la confier ; d’ailleurs ils me savaient célibataire (je fais court) à l’époque. Mais ça, c’est le sens que je donne ; il est au moins aussi probable qu’en réalité il n’y a eu là que hasards. Reste que si les choses se sont passées comme je le présume, alors, et même si c’était mission impossible, les faits sont que je n’ai pas su répondre à son inquiétude. Sa femme s’est suicidée peu après.

Sur la culpabilité, je vous renvoie simplement à mon article sur le sujet : la culpabilité est un élément du deuil normal, c’est un moteur, une aide, et tout le problème est d’accepter de la vivre tout en manifestant à son égard un brin d’ironie. N’ayez pas peur.

Bien à vous,

M.C.

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