Le Président, le dément et la dignité

6 | (actualisé le ) par Michel

Recevant le Pape, le Président Sarkozy a parlé de la maladie d’Alzheimer "qui fait perdre sa dignité au malade". Un tel propos, qui après tout semble anodin, mérite quelques commentaires rapîdes.

D’abord, qu’a-t-il dit ? et qu’a-t-il voulu dire ?

Mettons-nous d’accord tout de suite sur un point : ce qu’il a dit partait d’un bon sentiment, et ces bonnes intentions ne me semblent pas devoir lui être contestées.

Mais quels sont les faits ?

Je n’ai pas entendu le discours. J’ai donc essayé de le reconstituer, à partir de deux versions : celle du « Monde » et celle de « La Croix ». On ne met pas bien longtemps à voir que le texte le plus remanié est celui de « La Croix ». Dans cette version le passage incriminé est :

« C’est en pensant à la dignité des personnes que nous avons voulu créer le Revenu de solidarité active, ou que nous nous sommes engagés dans la lutte contre la maladie d’Alzheimer, ou encore que nous avons créé un contrôleur général des prisons. Et je sais bien que, dans notre démocratie, nous avons encore bien des choses à faire sur ces sujets. C’est en pensant à la dignité de l’homme que nous affrontons la délicate question de l’immigration : question immense qui demande en même temps générosité, respect de la dignité et prise de responsabilité. »

Le passage correspondant du « Monde » est :

« Eh bien, c’est en pensant à la dignité des personnes que nous avons voulu le revenu social d’activité, c’est en pensant à la dignité des personnes (...) que nous nous sommes engagés dans la lutte contre la maladie d’Alzheimer, qui fait perdre sa dignité à des êtres humains. C’est en pensant à la dignité des personnes que nous avons voulu créer un contrôleur général des prisons, et je sais bien qu’en France comme dans d’autres démocraties nous avons encore des progrès à faire sur le sujet. Et c’est en pensant à la dignité de l’homme que nous affrontons la si délicate question de l’immigration, sujet immense qui demande générosité, respect de la dignité et en même temps, prise de responsabilités. » [1]

Donc le texte du discours n’est pas celui qui a été prononcé. [2]

Mais quelle importance ? Car on sait qu’il ne s’agit ni d’un dérapage ni d’un lapsus :

« La maladie d’Alzheimer est un outrage à notre dignité d’humains ? Et bien, ripostons collectivement par un sursaut d’humanité.
La maladie d’Alzheimer résiste à la science ? Et bien battons nous et aidons les chercheurs à combattre cette maladie.
La maladie d’Alzheimer est un mal dévastateur. Et bien comme tous les autres fléaux, nous allons vaincre celui-ci. Puisse le Plan Alzheimer nous en fournir l’énergie, et rendre à nos anciens justice et dignité. »

(Sophia Antipolis, 1er février 2008)

« Les progrès scientifiques que le Plan Alzheimer va susciter ne doivent jamais nous faire perdre de vue que ce qu’il y a de plus important, c’est la personne qui souffre. C’est le patient qui subit, qui attend. Le patient n’est pas un objet de recherche ou de science qui ignorait tout de la finalité de la recherche. C’est un être humain à part entière, qui doit être pris en cause comme cet être humain avec notamment le respect de sa dignité. Je veux casser le lien injustifié de l’âge avec la perte de mémoire et les troubles du comportement. La vieillesse n’est pas une maladie.
Une personne âgée bien conseillée et bien soignée conserve ses sens et ses activités, sauf si elle a, comme à tous les autres âges, une maladie. C’est trop facile de dire que parce que l’on est vieux, c’est normal d’être malade et donc c’est normal de perdre sa dignité. »

(Cité des sciences, 21 septembre 2007).

La thèse soutenue par le Président est donc parfaitement claire : la dignité humaine est un bien fragile, et qui peut se perdre.

Et c’est très grave. C’est d’autant plus grave que c’est l’opinion générale. C’est très grave parce que tout le monde applaudit en lisant :

« Le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant les soins visés à l’article L. 1110-10. »

(Loi Léonetti, votée à l’unanimité de toute la classe politique).

On ne voit pas ce qu’un tel propos a de terrible dans ses conséquences : car il ne faut surtout pas accepter cela. En réalité la dignité est. Elle n’a pas à être sauvegardée, ou préservée, ou restituée.

Historiquement la dignité était une qualité conférée à l’un d’entre eux par les citoyens. C’est le christianisme qui a changé la donne en affirmant que c’est Dieu qui confère la dignité, et que pour cette raison elle est attribuée à tout humain du simple fait qu’il est humain. Il aurait été bon de s’en souvenir au moment d’en parler à un Pape.

Mais le propos du Président n’est pas isolé : il faut partie d’un discours, et peut-être pourrons-nous glaner quelques indices en lisant le discours lui-même. Je prends ici la version du « Monde ».

« (...)

La démocratie non plus, Très Saint-Père, ne doit pas se couper de la raison. La démocratie ne peut se contenter de reposer sur l’addition arithmétique des suffrages, pas davantage que sur les mouvements passionnés des individus. La démocratie doit aussi procéder de l’argumentation et du raisonnement, rechercher honnêtement ce qui est bon et nécessaire, respecter des principes essentiels reconnus par ce que l’on appelle l’entendement commun. Comment d’ailleurs la démocratie pourrait-elle se priver des lumières de la raison sans se renier elle-même, elle qui est fille de la raison et des Lumières ? C’est une exigence quotidienne pour le gouvernement des choses publiques et pour le débat politique. »

Ici se pose, mine de rien, l’une des questions centrales de la pensée humaine.

Relevons d’abord une sottise, bien répandue mais sottise quand même : la démocratie entretient avec la raison des rapports plus compliqués qu’on ne pense. Par exemple la démocratie athénienne c’est Solon, vers 590 avant ; J.-C. Périclès, c’est -450, et Athènes s’effondre en -400. Par comparaison Pythagore enseigne vers -550, Héraclite vers -500 ; Empédocle vers -450 ; Démocrite et Protagoras vers -400 ; Platon enseigne à partir de -390, Aristote naît en -384. La démocratie est antérieure à la raison au sens où nous l’entendons, elle ne lui doit rien. [3]

Elle ne doit sans doute pas grand-chose non plus aux Lumières. C’est là une vision typiquement française, qui tient au fait que nous croyons avoir inventé la démocratie à la Révolution, oubliant que la Constitution américaine est proclamée en 1787, et que c’est l’Angleterre qui, avec la magna charta fera les premiers pas vers la démocratie en… 1215.

Mais laissons cela. Ce que le Président nous dit c’est que la démocratie, ce n’est pas le bulletin de vote. On peut douter qu’il se soit avisé qu’en deux phrases il a réussi à régler son compte au débat entre Platon et les sophistes. Car la question est là : ou bien on dit que tous les hommes ont même voix au chapitre, ou on dit que tout de même il y a besoin de gens pour les éclairer. Le problème de la démocratie est qu’elle se réduit nécessairement au bulletin de vote. La République de Platon est une tentative pour introduire un peu de pédagogie dans la démocratie. C’est un échec cuisant, qui aboutit à un monde totalitaire, il suffit de lire. Le problème est que personne n’a trouvé de juste milieu. Et le problème dans le problème est que Platon était un penseur de droite : il suffit de comparer ses positions et celles, par exemple, de De Gaulle.

On voit ici le lien entre cette question de la démocratie et celle de la dignité : tout comme il s’agit de savoir si la dignité oui ou non est un absolu, il s’agit de savoir si la démocratie est un absolu [4].

Du coup, la référence à « ce que l’on appelle l’entendement commun » devient une approximation inadmissible. Le malheureux ! Sait-il seulement de quoi il s’agit ? Il y a des très belles choses sur ce point dans la Critique de la raison pure, mais il s’agit d’un ouvrage dont l’approche demande un peu de prudence. Pour faire très bref, disons que le sens commun signifie pour Kant (et Descartes) deux choses : d’une part que nous avons tous en commun la même aptitude à penser : l’homme est un être de raison, le sens leur est commun ; d’autre part, et c’est plus scabreux, l’idée que nous avons tous un socle minimum de valeurs communes ; c’est plus scabreux parce que bien entendu j’en arrive vite à me dire que ces valeurs que nous avons en commun, ce sont les miennes, bien entendu. [5] . C’est scabreux parce qu’on voit vite que ce sens commun ne se compose de rien d’autre que de ce à quoi on est prêt à croire quand on n’y a pas réfléchi. On en trouvera sans peine quelques exemples dans l’actualité, ne serait-ce que cette absolue nécessité de ficher les enfants potentiellement susceptibles.

« (…) Alors, la dignité s’est imposée comme une valeur universelle. La dignité humaine est au cœur de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée ici à Paris il y a soixante ans. »

Et ceci vient limiter la faute présidentielle. Car que dit la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ? Elle cite quatre fois le mot de « dignité » :

Préambule :
Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.

Et cela est excellent.

Préambule :
les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine,

Il n’y a rien de plus vrai.

Article premier :
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Voici qui est superbe.

Article 22 :
Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité

Et voilà que tout s’effondre : il n’y a rien d’indispensable à la dignité. La dignité est un absolu, elle est inaliénable.

Article 23 :
1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine

Et voilà comment on arrive à la catastrophe : la dignité humaine, précisément, c’est ce qui subsiste quand tout a disparu. Rien ne peut l’atteindre.

« (…) A l’heure où ressurgissent tant de fanatismes, à l’heure où le relativisme exerce une séduction croissante, où la possibilité même de connaître et de partager une certaine part de la vérité est mise en doute, à l’heure où les égoïsmes les plus durs menacent les relations entre les nations et au sein même des nations, cette option absolue pour la dignité humaine et son ancrage dans la raison doivent être tenus pour un trésor des plus précieux. »

Là, c’est très fort.

Parce que le relativisme, c’est l’idée que, tout de même, il faudrait être un peu prudent avant d’asséner des vérités. Le relativisme, c’est une conception dans laquelle tout ou presque est affaire de point de vue, et qu’aucune vérité n’est suffisamment stable pour qu’on puisse en âtre absolument sûr. [6] Le relativisme c’est une des productions des Lumières, avec par exemple Voltaire, Montesquieu, Swift. Le problème c’est que lutter contre le relativisme c’est dire qu’il y a une vérité ; c’est probable, et je crois que sur ce point le Pape ne dit pas que des âneries. L’ennui c’est que j’en viens très vite à comprendre que la vérité c’est moi qui l’ai, de sorte qu’entre relativisme et fanatisme la marge est plus étroite que notre Président ne semble le penser.

Voilà. Ces propos relèvent peut-être du sens commun, il s’agit en tout cas d’un ramassis de lieux communs. Mais ce dont la France agonise, c’est précisément de ce prêt-à-porter intellectuel et spirituel, de ce c’est-bien-assez-bon-pour-qui-c’est, recouvert d’une (de plus en plus) fine couche d’argent. Nos vieux déments n’ont pas besoin qu’on leur rende leur dignité, ils ont besoin de gens qui les regardent.

Nous étions vendredi à la fête de l’Humanité. Nous y attendions vaguement le Pape, il n’est pas venu. Dommage : il y a décidément deux France.

Je m’arrête : je m’étais dit : tu parleras de ça sans parler politique.

Notes

[1Il suffit de regarder la construction des phrases pour voir que le texte du « Monde » est de style oral, alors que celui de « La Croix » est de style écrit.

[2Faut-il s’en étonner ? Pas nécessairement : si on a remis à la presse le texte qui était prévu, et que le Président s’en est écarté, il n’y a guère à redire ; si par contre on a retouché le texte pour dissimuler ce qui a été réellement dit, le procédé est plus contestable : renvoie aux découpages photographiques tels qu’on les pratiquait dans l’Union Soviétique de la grande époque.

[3Certes il se peut qu’il y ait là une illusion d’optique : la pensée grecque ne commence pas avec Platon, et nous ne savons sans doute que très peu de chose des intellectuels les plus antiques. Mais ce qui demeure c’est d’une part que de toutes les théories politiques que la Grèce nous a laissées, la démocratie est la plus ancienne ; ce qui demeure c’est que notre vision des choses est fausse. Il y a là une question fascinante : ce ne sont pas les grands penseurs grecs qui ont fondé la démocratie ; bien au contraire, tout se passe comme si c’était l’effondrement de la démocratie qui a imposé un renouveau intellectuel pour tâcher de comprendre pourquoi elle n’a pas fonctionné. Ce n’est pas la raison qui permet la démocratie, c’est l’inverse.

[4et philosophiquement la difficulté est ici maximale : car les anglo-saxons, qui pensent volontiers que la démocratie est un absolu, ont tendance à relativiser la notion de dignité.

[5Rappelons ici la féroce introduction du Discours de la Méthode : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont."

[6Notons que c’est une des clés de la pensée scientifique : la pensée scientifique se base sur des théories, et on sait depuis longtemps qu’il est dans la nature d’une théorie de ne pouvoir être prouvée ; on peut prouver qu’une théorie est fausse, mais pas qu’elle est vraie, une théorie n’est jamais vraie que jusqu’à preuve du contraire.