Une loi sur l’euthanasie

4 | (actualisé le ) par Michel

Le matraquage médiatique auquel nous assistons incite à penser que le combat s’achève, et que le légalisation de l’euthanasie en France n’est plus qu’une question de temps.

UNE CAUSE PERDUE

Il est temps de se rendre à l’évidence : la loi sur la légalisation de l’euthanasie est en marche, et rien ne pourra plus s’y opposer [1] .

Quel chemin parcouru depuis l’affaire Vincent Humbert ! A l’époque le comportement des médias était encore relativement modéré. On entendait bien quelques personnages plus ou moins autoproclamés revendiquer une loi radicale tout de suite, mais enfin on pouvait encore discuter, et il suffit de se souvenir du respect avec lequel la publication du rapport de la commission Léonetti avait été reçue pour comprendre qu’en ce temps-là on pouvait encore discuter.

Mais depuis il y a eu l’ « affaire Chantal Sébire », et c’est l’unanimité dans l’à-peu-près, la mauvaise foi et la désinformation. Le monde médiatique a été totalement retourné, ne reste à titre d’îlots de résistance que la presse confessionnelle et France-Culture. Le monde médiatique a pris position. Et certes il en a le droit : la presse d’opinion existe, et cette existence est légitime. Il n’est pas sûr que dans ce cas précis elle ait pris toutes les précautions dont elle doit s’entourer pour rester presse d’opinion sans devenir presse de propagande. Reste le résultat : nous, qui refusons la libéralisation de l’euthanasie, nous avons perdu la bataille médiatique. En clair cela signifie que nous pouvons encore mener quelques combats d’arrière-garde. Mais la légalisation de l’euthanasie, nous l’aurons. Il ne sera même pas besoin d’attendre l’arrivée de la gauche.

Sur le plan médiatique les raisons de cette défaite sont très simples : notre discours n’avait aucune chance d’être entendu.

L’équipe qui a soigné Chantal Sébire s’est astreinte à la discrétion. Je crois que c’était en effet la seule chose à faire. Ainsi avait fait l’équipe du Dr Rigaux, qui soignait Vincent Humbert. Ainsi a fait l’équipe de l’hôpital de Mantes la Jolie, dont rien jamais n’a permis de donner le moindre crédit aux calomnies dont elle a été victime. Cela n’a pas dû être facile. Mais quelle autre solution ? Il fallait bien remettre un peu de dignité dans tout cela. D’ailleurs il n’y a pas lieu de réfléchir bien
longtemps pour voir que toute parole se serait retorunée contre ses auteurs. Que pouvaient-ils dire ? Que Chantal Sébire refusait les traitements proposés ? Qu’elle n’était pas à considérer comme en fin de vie ? On entend d’ici la réplique : "En somme, pour vous, c’était : Madame, vous ne souffrez pas encore assez".

INLASSABLEMENT, RESITUER LE DEBAT :

Les partisans de la légalisation de l’euthanasie persistent à confondre frauduleusement trois problèmes qui n’ont rien à voir :

L’euthanasie :

Le premier est celui de l’euthanasie proprement dite : il s’agit de patients en fin de vie qui, pour une raison ou pour une autre, se trouveraient en proie à des souffrances intolérables. Il s’agit alors de savoir s’il est possible d’abréger une existence qui ne serait que souffrance. Sur ce point il faut être net : nous disposons de ressources techniques grâce auxquelles ces situations extrêmes ne se rencontrent plus. J’examinerai plus loin le cas d’Hervé Pierra.

Le droit au suicide :

Le second est celui du droit au suicide ; c’est la situation de Chantal Sébire. Il s’agit de patients qui sont certes atteints d’une maladie mortelle, mais qui ne sont pas menacés à court terme. Rien ne permet de dire que leurs souffrances sont inaccessibles à un traitement convenable. Simplement, si on peut dire, ils ne veulent pas vivre leur fin de vie. C’est une position qui se conçoit : les Unités de Soins Palliatifs sont des lieux de vie, de paix, où les souffrances sont particulièrement bien prises en charge, et où l’on sait, comme je l’ai dit plus haut, se donner les moyens nécessaires pour que les fins de vie épouvantables n’existent plus ; mais pour autant, mourir en Unité de Soins Palliatifs, c’est toujours mourir, et il est compréhensible que certains souhaitent pour eux-mêmes écourter ce parcours. Mais la question du droit au suicide est sans rapport avec celle de l’euthanasie.

Le droit de décider de sa mort :

Le troisième est celui des personnes qui exigent de pouvoir mettre fin à leurs jours à leur convenance et en dehors de toute considération de santé. Quelque chose sans doute comme « la touche étoile » [2].

Pourquoi ce mélange ?

Le fait que les partisans de ce droit aient à ce point besoin d’entretenir la confusion entre ces trois notions montre à la fois la fragilité de leur thèse et, il faut bien le dire, leur manque de scrupules. Mais cette escroquerie intellectuelle est d’une grande habileté : car dans tout débat sur le thème il faut commencer par rétablir la vérité, ce qui conduit à assumer un double handicap, car on se trouve contraint d’entrée de jeu de manier des notions plus ou moins compliquées, et surtout à y consacrer une partie importante de son temps de parole.

Il y a encore pire : par exemple le fait que le combat soit totalement inégal, car nous n’avons, nous, ni le goût ni les moyens de faire pleurer Margot. Parce que face à nous, professionnels, les partisans de l’euthanasie ne manquent pas de mettre en avant des malades ; du coup notre parole est immédiatement disqualifiée, simplement parce que nous n’avons pas, nous, de malades à montrer, et ce qui alors est mis en scène c’est le juste combat des malades contre l’arrogance du pouvoir médical.

Mais pourquoi en va-t-il ainsi ? Il faut tout de même garder à l’esprit que si les malades qui sont présentés par les partisans de l’euthanasie vont mal, ils ne sont pas pour autant en fin de vie. Ce sont des gens qui se battent, et c’est leur liberté, pour l’obtention d’un droit au suicide.
Le problème est que les malades dont nous avons la charge, et qui sont, eux, en fin de vie, ne peuvent plus monter sur les plateaux de télévision ; c’est même pour cette raison qu’ils nous ont été confiés. Reste que cette dissymétrie constitue un handicap insurmontable, surtout face à des maîtres de la publicité.

LES LECONS DE L’ECHEC

Alors qu’avons-nous à faire ? Quatre choses à mon sens.

NE RIEN RENIER :

la première chose que nous devons faire, c’est ne pas en rabattre de notre discours. Nous avons des convictions, il faut les maintenir, et le fait qu’elles ne sont pas dans l’air du temps ne doit en aucun cas nous conduire à les abandonner. Mais cela ne changera pas l’évolution de la situation.

NOUS CRITIQUER :

En second lieu, nous demander ce que valent nos arguments. Car l’une des raisons de la défaite est bel et bien dans la pauvreté de la défense. On pourrait résumer l’argumentation la plus fréquemment soutenue en deux points :
- Une loi sur l’euthanasie risque de démobiliser les professionnels des soins palliatifs.
- Une loi sur l’euthanasie engendrera nécessairement des abus.
Et ce sont toujours les deux objections les plus répandues. Or elles ne valent pas grand chose.

Démobiliser les soignants ?

D’abord c’est une défense bien maladroite, qui nous expose immédiatement à entendre les militants de l’ADMD nous dire : "Vous voyez bien que vous protégez votre fonds de commerce.".

Mais il y a encore pire : car il faut essayer de comprendre ce que dit un tel argument. Et ce qu’il dit, c’est que le fondement des soins palliatifs reposerait sur l’interdit de l’euthanasie ; c’est faute de pouvoir tuer les malades que nous en serions réduits à les soigner, et c’est faute de pouvoir demander la mort que les malades se résigneraient à vivre.

Mais il en va tout autrement : si la médecine palliative ne se donnait pour but que de rendre la mort un peu moins indécente, alors mieux vaudrait effectivement recourir à l’euthanasie. Ce qui fonde la médecine palliative c’est au contraire la conviction que la vie vaut d’être vécue jusqu’au bout, pourvu qu’on s’en donne les moyens. En somme nous nous comportons comme si la légalisation de l’euthanasie risquait de rendre caduque notre pratique palliative. Aurions-nous donc si peu confiance dans ce que nous faisons ?

Il y aura des abus ?

C’est probablement le plus mauvais de tous les arguments. Sur un sujet comme la fin de vie, où toute position peut être pervertie si on ne fait pas fonds d’abord sur la sagesse humaine, pourquoi penser d’abord aux abus ?

Il faudrait avant toute chose regarder sérieusement ce qui se passe chez nos voisins. Et il y a là sans doute un peu de travail : on se souvient par exemple de cet article de Jochemsen [3] paru en 2001 et qui annonçait des chiffres totalement effarants. Mais il est bien difficile de trouver des arguments pour confirmer les chiffres en question ; il faudrait tout de même se demander s’il n’y avait pas là un peu de désinformation. Il semble d’autre part qu’en Belgique notamment on n’observe pas de dérapage [4].

On a beau dire. Tout le monde connaît des situations où la question se pose ; ce dont la presse nous parle, les cas que nous avons en tête, ce sont des gens dont le désir de mort est compréhensible. Certes cela ne suffit pas : il y a beaucoup à dire sur ces demandes de mort, et sur cette folie qui parfois nous pousse à souhaiter la mort de l’autre ; chaque fois qu’on pense que la vie de l’autre ne vaut plus d’être vécue, on bascule dans l’inconnu, dans ce qui ne peut jamais être dit. Mais il y a tout de même bien des demandes d’euthanasie qui résistent à tout ce qu’on peut leur faire ; il y a tout de même bien des demandes "lucides, licite et réitérées".

Les praticiens des soins palliatifs savent bien ce qu’il en est : ces demandes sont rares (la plupart des demandes d’euthanasie proviennent de la famille), et la quasi totalité des demandes disparaissent quand la prise en charge, notamment de la douleur, est adéquate. Pour cette raison on considère que ces demandes ne doivent pas être prises au premier degré : elles traduisent en général un inconfort non maîtrisé, ou une demande d’écoute, ce sont de fausses demandes. Et certes c’est vrai. Et certes cela impose une grande prudence car à répondre trop vite on risquerait de passer à côté de ce que le malade voulait réellement dire. Mais on voit immédiatement le danger : comment sait-on qu’on a suffisamment écouté le malade ? S’il est vrai qu’il faut écouter le malade au-delà de ce qu’il dit, il ne faudrait tout de même pas que le projet se résume à l’écouter jusqu’à ce qu’il nous ait dit ce que nous voulions entendre. Le grand danger est là sans doute, tant la subjectivité et les positions personnelles du soignant ont de chances de peser sur la manière dont il arrive à la certitude que le malade dit réellement ce qu’il veut dire. Le problème est théoriquement insoluble et tout repose sur le discernement de l’écoutant : la parole du malade ne peut être prise au premier degré, mais comment fait-on exactement pour décider sur le degré (et que signifie le projet de répondre à l’autre : ce que tu dis n’est pas exactement ce que tu dis ?) ?

Mais le problème n’est pas ici de reprendre le débat philosophique sur la possibilité même d’une psychologie. Ce qu’il faut garder en tête c’est que tout de même il y a un petit lot de cas où, qu’il s’agisse d’euthanasie ou de demande de suicide assisté, nous serions presque d’accord, n’était notre position de principe : nous ne faisons pas.

Cette position de principe, il faut certes la conserver. Mais il reste que tout cela concerne un petit lot de cas, et de cas que nous savons parfaitement décrire. En somme il y aurait de fortes chances pour que l’incendie soit limité, de sorte que l’argument de l’abus possible est une pure supposition ; d’ailleurs dans tous les domaines de la fin de vie, qu’il s’agisse de l’acharnement thérapeutique, du respect de la volonté de l’autre, de la qualité de l’écoute, la seule ressource est de faire fonds sur la sagesse humaine ; mais si c’est la sagesse humaine que nous mobilisons, alors il n’y a aucune raison de la refuser à ceux qui voudraient organiser un droit au suicide limité ; et si nous faisons confiance à la sagesse humaine pour que l’euthanasie ou le suicide assisté ne concernent que les cas dont nous venons de parler, alors le dérapage redouté n’aura pas lieu de se produire. Et l’argument tombe aussitôt.

DES DISSONANCES :

En troisième lieu il est indispensable d’assumer une évidence : dans le milieu de soins palliatifs tout le monde ne parle pas d’une même voix. C’est évident à l’étranger, où on n’en finirait pas d’énumérer les grands noms dont la position est nuancée ; mais même en France derrière la position officielle énoncée comme un dogme, on sent bien que les convictions, çà et là, vacillent.

L’exemple le plus évident est celui de la sédation terminale. Il serait trop long de rappeler ici pourquoi et en quoi la pratique de la sédation n’est pas une euthanasie, et pourquoi les partisans du droit au suicide font acte de mauvaise foie en prétendant le contraire [5]. Mais sans doute n’en serait-on pas là, ou pas à ce point, si la pratique de la sédation était toujours éthiquement claire. Or ce n’est pas le cas, et on sait que d’un lieu de soins à l’autre la pratique de la sédation terminale oscille entre 10 et 40% des malades ; encore ne s’agit-il là que des sédations identifiées comme telles : on passe sous silence les utilisations, parfois inconsidérées, de procédures sédatives implicites. Bref on sent bien que de nombreux praticiens adoptent vis-à-vis de certaine fins de vie des pratiques qui sont en fait conçues comme des substituts de l’euthanasie. Comment s’étonner dès lors que plus personne ne s’y retrouve ?

Reconnaître ces vacillements ne signifie nullement qu’on les approuve. Au contraire même il faut en tenir pour un certain dogmatisme : il y a des choses qui ne peuvent être négociables. Par exemple que les moyens dont nous disposons permettent d’offrir dans tous les cas une alternative confortable à l’euthanasie, de sorte que le recours à celle-ci est toujours lié à une méconnaissance des possibilités. Ou que la dignité ne peut être perdue. Ou que la notion de droit à la mort est une incohérence logique. Ou que la problématique de l’euthanasie n’a aucun rapport avec celle du suicide assisté. Ou que la sédation n’est pas l’euthanasie. Bref il y a peut-être des interrogations fortes, mais il y a aussi des positions fortes, et en cette matière le relativisme n’est pas une position si acceptable que cela.

Mais ce dont il faut bien convenir, c’est que les fondements éthiques des soins palliatifs ne sont plus les mêmes, ou tout au moins qu’ils ne sont plus partagés par tous les professionnels. La question qui se pose alors est de savoir si on peut admettre une pluralité d’opinions ou s’il faut tenter de « justifier une philosophie officielle relative à la mort comme fondement indispensable à une offre de soins. ».

SURVIVRE A L’ECHEC :

Mais en quatrième lieu, et surtout, il y a que nous avons perdu le combat, et qu’il s’agit pour nous d’en tirer les conséquences. Nous aurons une loi sur l’euthanasie, et la question qui se pose à nous est de savoir comment nous allons cohabiter avec. Et pour cela il faut comprendre pourquoi nous avons perdu. Le matraquage publicitaire des partisans du droit au suicide, leur absence de scrupules aussi, nous a terriblement desservis. Mais au-delà de cette excuse, réelle mais simpliste, il y a des questions bien plus importantes : certes nous ne pouvions être entendus ; mais qu’est-ce qui fait que de toute manière nous n’étions pas entendables ?

Il me semble que l’un des enjeux majeurs de cette affaire est la notion de collectivité. Et le moment est venu d’étudier quelques situations récentes.

L’affaire Hervé Pierra :

Considérons d’abord l’histoire d’Hervé Pierra, en laissant de côté le fait que ses parents sont membres de l’ADMD.

Il s’agissait d’un patient de 28 ans, schizophrène, qui après une tentative de suicide s’est trouvé plongé dans un état végétatif chronique irréversible. Il semble que le malade n’ait plus aucune vie de relation. Il est nourri par une sonde d’alimentation artificielle.

La question qui se pose alors est celle de l’arrêt des soins, dans la mesure où il n’y a aucun espoir raisonnable d’amélioration. Les parents décident donc de demander l’application de la loi Léonetti, demande qui est acceptée après une procédure compliquée.

On a évoqué dans cette affaire un certain nombre d’anomalies, dont certaines sont inacceptables, du moins si elles sont avérées.
- La première anomalie est que le malade était hébergé dans une structure de long séjour, alors qu’il aurait fallu lui trouver une place dans un centre adapté à son état [6].
- La seconde anomalie est que les professionnels qui s’occupaient de lui n’avaient peut-être pas une connaissance suffisante de la loi Léonetti : en particulier le délai de mise en œuvre paraît démesurément long.
- La troisième anomalie est que si finalement il a été décidé de retirer la sonde d’alimentation il semble que tout n’ait pas été fait pour assurer une fin de vie paisible.

Bref le cas d’Hervé Pierra n’est pas un exemple des failles de la loi Léonetti mais bien plutôt un exemple de sa mauvaise application.

Mais cela ne saurait constituer le fond du débat. Car le vrai problème est ailleurs.

Ce dont nous parlons, c’est d’une part du droit au suicide. La question du droit au suicide se pose lorsqu’un patient en fait la demande. Ce n’était pas le cas ici, car le malade, et pour cause, ne demandait rien ; sauf à prétendre qu’il se trouvait précisément dans cet état dans les suites d’une tentative de suicide.

Ce dont nous parlons c’est d’autre part de l’euthanasie. Le problème de l’euthanasie se pose quand un malade est en proie à des souffrances insupportables. Or dans le cas présent que peut-on savoir de la souffrance du malade ? Médicalement, on a quelques idées : car on sait évaluer la profondeur des comas, et on sait comparer les situations ; on peut donc évaluer l’aptitude à souffrir d’un malade en fonction de la profondeur de son coma. On sait d’autre part évaluer assez correctement la douleur chez le malade qui en communique pas. Enfin les manifestations pathologiques décrites chez ce malade étaient accessibles à des traitements palliatifs simples. L’euthanasie n’était donc probablement pas de mise [7] .

Par contre, ce dont nous parlons, c’est de ce qu’il convient de faire dans des situations qui n’ont pas de sens. Et c’est légitimement que cette question se pose, et la loi Léonetti en traite.

Mais nous tombons tout de suite dans une difficulté : pour qui la situation n’a-t-elle plus de sens ?

Ce n’est pas pour le malade : il est dans un tel état que la question du sens ne se pose plus pour lui. La question du sens se pose pour la famille. Ce dont nous parlons ici c’est de la souffrance de la famille.

Et il est indispensable de prendre cette souffrance en compte. Mais alors, que lisons-nous [8] ?

Deux fois par semaine, son père lui raconte les résultats sportifs. La tête du jeune homme est renversée en arrière. Son corps se recroqueville au fil du temps. Ses pieds se tordent vers l’intérieur, ses doigts se crispent, ses jambes se replient, son visage se métamorphose. Hervé est régulièrement secoué par de violentes expectorations qui projettent ses sécrétions jusqu’au plafond et au mur de sa chambre.

Il n’y a aucun problème technique pour gérer les inconforts liés à ces manifestations. Mais cela aurait-il suffi à apaiser les parents du malade ? Il y a tout lieu d’en douter.

Plus loin, nous lisons que l’équipe médicale finit par accepter de retirer la sonde d’alimentation.

Le protocole ne prévoit pas de sédation, car elle serait susceptible de prolonger le maintien en vie.

Formellement, cette remarque est exacte : la sédation pratiquée en soins palliatifs est si peu euthanasiante que certaines études montrent un allongement de l’espérance de vie de ces malades. Mais il y a de quoi être perplexe devant l’attitude de l’équipe soignante qui n’a pas prévu de sédation ; sans doute faut-il voir là la traduction de son malaise.

Le jour du retrait de la sonde d’alimentation est fixé au 6 novembre 2006. Mais rien ne se passe comme prévu. Au deuxième jour, Hervé se met à trembler. Ses tremblements ne vont cesser de croître.

Cette situation est étrange : un jour sans alimentation n’a aucune raison de provoquer des tremblements ; l’hypothèse la plus probable est qu’on avait aussi arrêté les traitements administrés par la sonde ; mais il y avait des alternatives sous forme de drogues injectables ! On a le sentiment que l’équipe soignante a confondu arrêt de l’alimentation et arrêt de tous les soins. Mais ceci n’est pas inhérent à la situation elle-même, et le plus important arrive.

"On nous disait, ce n’est rien, c’est comme de l’épilepsie."

Assurément, il aurait fallu traiter ces manifestations. Mais il faut cependant garder à l’esprit qu’en soi la remarque des médecins est pertinente : chacun sait que le malade qui fait une crise d’épilepsie commence par perdre conscience, ce qui fait qu’il ne vit rien de sa crise. La souffrance de l’épileptique est liée au fait qu’il se sait épileptique et menacé de crises dont il se fait une idée d’autant plus terrible que, justement, il n’y assiste pas. Donc, formellement, il est sans doute exact de dire qu’Hervé Pierra ne souffrait pas. Le problème est que de tels propos sont simplement inaudibles :

Au quatrième jour, "nous avions l’impression qu’il était branché sur du courant électrique", décrit M. Pierra. Les cinquième et sixième jours, "son corps était comme électrocuté, ses convulsions étaient si violentes qu’il se décollait du lit, c’était inhumain".

Ce que dit le père du malade est à la fois totalement explicite et totalement vrai. Car la souffrance pose un double problème : il y a ce que je ressens, moi qui souffre ; mais il y a aussi ce que ressent celui qui m’aime et qui me voit souffrir. Réel ou imaginaire, le spectacle de la souffrance est une souffrance, et il est illusoire de demander à un proche d’analyser objectivement la souffrance de l’être cher.

Les médecins ont développé des outils très pertinents pour évaluer la souffrance du malade. Mais il s’agit là, précisément, d’une évaluation objective. Et ce que nous voyons, c’est que la souffrance induit une souffrance, et qu’on ne peut espérer aider le proche en lui proposant un regard objectif alors que le sien ne l’est pas et ne peut l’être. La vision de la souffrance est une telle souffrance que c’est la vision qui importe, non la réalité qu’elle révèle : non seulement il faudrait que l’entourage fasse au professionnel une confiance très exactement aveugle, mais encore le professionnel court le risque de s’entendre rétorquer qu’il prend aisément son parti de la souffrance de l’autre. De la même manière il est inutile d’essayer de contrecarrer la pensée magique par les moyens de la pensée scientifique : le préalable pour arriver à la pensée scientifique, c’est d’avoir désespéré de la pensée magique. Ou encore, on ne sait pas ce qu’il en est des conditions dans lesquelles le Bugaled Breizh a fait naufrage ; mais les choses ont été faites de telle sorte que la seule chose qui puisse désormais apaiser la souffrance des familles est l’identification du sous-marin en cause ; et tant pis s’il n’y a jamais eu de sous-marin.

On peut donc conclure de tout cela que dans le cas d’Hervé Pierra :
- La prise en charge aurait dû être faite dans un service adapté à son état.
- La question de l’arrêt des soins était une question légitime.
- Les modalités de cet arrêt de soins ont été défaillantes.
- Mais que dans tout cela il s’agissait de prendre en charge une autre souffrance que la sienne.

Rappelons enfin que si le décès est survenu au bout de six jours, il s’agit là d’un délai bien trop court pour qu’on puisse l’expliquer par l’arrêt de l’alimentation.

Bref dans cette histoire le problème est sans doute que la position rationnelle échoue complètement : il est des situations dans lesquelles l’émotion est la plus forte, cette émotion dont jouent en virtuoses les partisans de l’euthanasie et du droit au suicide.

Le pire est qu’il manient l’émotion en la faisant passer pour la raison, alors même alors même que rien dans leur discours ne tient compte de la raison : ils revendiquent l’euthanasie sous la double condition que le malade soit en fin de vie et qu’il la demande ; mais ils ne voient aucun inconvénient à approuver sans discussion le sort fait à Hervé Pierra, qui n’était pas en fin de vie et ne demandait rien. La vérité aurait été de dire que la situation d’Hervé Pierra était une situation très particulière, que le fait de décider qu’une vie n’a plus de sens et ne doit plus être maintenue pose une question redoutable et qu’en toute hypothèse nous sommes là très loin de l’euthanasie, encore plus loin du droit au suicide. Il ne faut insulter persone ; mais il faut tout de même bien rappeler que l’idée qu’il y a des vies qui ne valent pas la peine d’être maintenues est à l’origine des lois eugénistes en Allemagne, et que ces lois ont été votées non par les nazis mais par le gauche allemande avant l’arrivée d’Hitler ; ce qui ne retire rien au fait que cet arrêt de soins était probablement pertinent.

L’affaire Lydie Debaine :

C’est sans doute une question similaire qui se pose au sujet de Lydie Debaine.

Personne sans doute, pas plus ici que dans le cas précédent, ne songe à reprocher quoi que ce soit au geste de Lydie Debaine, récemment jugée et acquittée pour avoir noyé sa fille handicapée mentale. On sait que cet acquittement pose question dans la mesure où en droit l’acquittement signifie que le crime n’a pas eu lieu, ou que la personne jugée n’en est pas coupable. S’agissant de ce cas particulier l’acquittement signifie que le geste, avéré et reconnu par l’accusée, par lequel elle a mis un terme à la vie de sa fille, ce geste ne relève pas du Code Pénal, décision qui ouvre la brèche tant désirée par les partisans de l’euthanasie. Le débat est donc de savoir non point s’il fallait punir Lydie Debaine (d’autant que le risque de récidive est évidemment nul), mais s’il fallait rappeler l’interdit.

La question est la même que pour Hervé Pierra parce que dans l’un et l’autre cas la victime ne demandait rien, et que ni l’un ni l’autre n’étaient en fin de vie. Dans l’un et l’autre cas la justification du geste repose sur l’évaluation faite par les proches de la souffrance de la victime. Et le cas de Lydie Debaine est encore plus fascinant car elle le dit :

Accusée d’avoir tué, en 2005, sa fille de 26 ans handicapée cérébrale dont elle ne supportait plus les souffrances,

Et plus loin :

Je crois que les jurés ont été sensibles à ma douleur et à mon drame », (cité par http://www.leparisien.fr/home/imprimer/article.htm?articleid=298430661).

Ne nous méprenons pas : il serait indigne de prétendre que l’acte de Lydie Debaine est un acte d’égoïsme, qu’elle a cherché en fait à mettre fin, non aux souffrances de sa fille mais à la sienne propre. Certes il faut rappeler sur ce point que la plupart des demandes d’euthanasie sont formulées par la famille, et qu’il y a de nombreux cas où on a le fort sentiment que c’est réellement leur souffrance qui parle. Mais rien n’autorise à généraliser, et encore moins à insinuer que ce pourrait être le cas de Lydie Debaine ; allons plus loin : même si c’était le cas, le problème de fond n’en resterait pas moins posé. Et ce qui est fascinant dans l’affaire Debaine c’est que, justement, il est impossible de faire la part des choses. La souffrance de la mère et celle de la fille sont pour ainsi dire indissociables, c’est la dyade qui souffre et c’est à la dyade qu’il faut donner réponse.

Dans l’une et l’autre situation, c’est donc l’émotionnel qui parle. Cet émotionnel est particulièrement important, et il serait criminel de ne pas en tenir le plus grand compte. Gardons toutefois à l’esprit que c’est l’émotionnel. Mais à cet émotionnel nous essayons d’opposer l’objectivité, la rationalité, le professionnalisme. IEt il nous faut tenir cette position, alors même que, tenant cette position, nous ne pouvons que perdre, tant le combat est inégal.

Reste que le paradoxe des partisans de l’euthanasie est aussi là : ils revendiquent pour leur thèse les secours de la modernité, de la logique, des Lumières ; la réalité est que le combat se livre à fronts renversés, et que les partisans de l’euthanasie en sont à prendre parti pour l’irrationnel contre le rationnel, pour l’émotionnel contre le scientifique ; en fait ils ne proposent rien d’autre qu’un retour à l’obscurantisme. Mais cette résurgence de l’obscurantisme est la règle que notre civilisation est en train de se donner.

L’affaire Chantal Sébire :

Le cas de Chantal Sébire est encore différent.

Là en effet nous parlons de droit au suicide, et d’une personne qui demande à bénéficier de ce droit. Il ne s’agit nullement d’euthanasie : la patiente n’est pas en fin de vie. C’est une personne encore autonome, et qui est tout à fait capable d’accomplir elle-même son geste suicidaire. Elle veut seulement une aide pour cela.

Ne rediscutons pas sur le cas lui-même, et sur le fait que de multiples anomalies, que chacun a pu constater, conduisent à soupçonner une vaste escroquerie intellectuelle : ce serait trop long. Ce qui en revanche doit fasciner c’est la raison même de sa demande.

Ce qu’elle a dit, c’est que ses souffrances étaient intolérables ; qu’elle ne voulait pas aller en Unité de Soins Palliatifs ; qu’elle ne voulait pas de sédation ; qu’elle ne supportait pas l’idée de mourir ailleurs que chez elle. Et, à travers tout cela, ce qu’elle a revendiqué c’est la souveraine liberté de décider pour elle-même. Chantal Sébire proclamait que personne ne pouvait dire ce qu’il en est de sa souffrance, parce que personne jamais ne peut juger de la souffrance de l’autre. Et ce problème, nous le connaissons bien : même si nous avons développé des outils performants pour évaluer la souffrance avec un certain degré d’objectivité, nous savons bien que l’exercice est toujours périlleux.

Mais on voit aussitôt la difficulté : on ne peut guère, dans le cas d’Hervé Pierra, justifier l’euthanasie au motif que la souffrance de la famille est un garant suffisant de la souffrance du malade, et dire dans le même temps que personne d’autre que Chantal Sébire ne peut dire ce qu’il en est de sa propre souffrance. Certes il y a une dissymétrie : Chantal Sébire pouvait parler, Hervé Pierra ne le pouvait pas. Mais cette dissymétrie n’annule en rien la contradiction, et on ne peut rendre compatibles les deux positions qu’en admettant que, dans le cas d’Hervé Pierra, l’arrêt des soins était la moins mauvaise solution. Position éthiquement soutenable, mais qui ne peut certainement pas faire l’objet d’une légalisation.

Un début de conclusion :

Que conclure de tout cela ? Sans doute qu’il faut reconsidérer la question de la souffrance. Nous savons bien ce qu’il en est : l’une des clés est d’arriver à faire la distinction entre la souffrance du malade et la souffrance de son entourage ; et nous savons bien qu’une part importante de notre travail est d’arriver à permettre aux proches de prendre un peu de distance vis-à-vis du spectacle auquel ils assistent. Mais nous savons moins que si dans un nombre important de cas nous y parvenons effectivement assez bien, plus globalement c’est peine perdue, et que là est l’une des raisons essentielles de notre échec :
- Echec parce que c’est trop difficile.
- Mais échec aussi parce que, et de manière plus radicale, nous demandons à l’entourage de faire abstraction de sa propre souffrance. Or les mots disent : et s’il est quelque chose dont il n’est guère possible, peut-être, de faire abstraction, c’est bien la souffrance, cette chose étrange qui est à la fois totalement abstraite et totalement concrète.
- Echec enfin parce que dans notre civilisation la dimension collective de la souffrance est en train de s’imposer, et c’est pourquoi de plus en plus nos hommes politiques ont à cœur de montrer leur sollicitude aux victimes de drames ou de catastrophes : cette collectivisation de la souffrance vient remplacer, peut-être à moindres frais, la notion, devenue sans doute obsolète, de solidarité.

Mais qui peut faire entendre cela ?

La question de la dignité : un argumentaire inaudible ?

La même difficulté se présente avec des pans entiers de notre argumentaire, qui est bien trop compliqué pour être seulement audible. Par exemple il faut absolument recadrer le débat sur la dignité. Car l’une des racines est là : sous ce vocable on ne met pas la même chose, et on ne peut rien se dire tant qu’on ne s’est pas accordé sur le sens des mots. Il faut absolument rappeler que la notion de dignité est héritée de la République romaine, et qu’il s’agit pour faire court d’un signe distinctif. La dignité est donc quelque chose qui se voit, c’est une pure fonction du regard de l’autre, et je suis digne tant que vous me trouvez digne. Ce n’est pas moi qui suis en charge de ma dignité, c’est vous, et quand on dit que c’est moi qui suis juge de ma dignité, alors on parle d’autre chose ; cet autre chose est important, mais il faut lui trouver un autre nom (voir sur ce point "éthique et dignité : deux mots difficiles"). Ce débat est central ; mais il a beau être central, il n’a pas sa chance au 20 h de TF1.

Les implications sont à la fois évidentes et profondes. Car on voit assez vite ce qui est en jeu : tout comme la dignité romaine est un facteur d’organisation de la société, ainsi la notion de dignité telle qu’elle est exposée ici n’a de sens que dans la relation interpersonnelle, c’est un facteur de socialisation. Tant qu’il y a de la solidarité humaine, alors il y a de la dignité, les choses ne se gâtent que quand je commence à penser que la dignité humaine se localise dans la vessie. Ce n’est pas dans l’acte de donner la mort que se trouve la fraternité, c’est dans l’acte de continuer à regarder comme un frère celui qui en est à douter de son appartenance à la communauté humaine.

La solidarité :

Ce serait un peu long à exposer, mais je me demande si nous ne croisons pas là une des données fondamentales de l’évolution de l’Occident. Une grande partie de l’effort de la civilisation occidentale aura été le processus d’individuation. On part d’une situation où c’est la tribu qui existe, avec ses contraintes et ses solidarités. Chez les nomades du désert, un homme seul est voué à la mort ; un homme seul ne peut exister, ce n’est pas l’unité biologique de base. Ce qui vit c’est la tribu. C’est par la sédentarisation que peu à peu on prend conscience du fait qu’en somme l’unité biologique de base n’est pas la tribu mais les individus qui la composent (et c’est récent : on méconnaît que pour les Grecs ce n’était pas acquis) ; du coup on commence à mettre en avant l’autonomie de l’individu ; ce sera, pour faire horriblement court, l’œuvre des Lumières. Mais on voit bien que ce qui est gagné en termes d’autonomie l’est au détriment des solidarités automatiques de la tribu. Et c’est pourquoi l’un des enjeux du XIXe siècle est de reconstruire des solidarités, cette fois entre les individus ; grossièrement c’est la nébuleuse des mouvements socialistes qui s’en chargera ; mais pour l’heure on voit aisément que ces solidarités reconstruites sont moins solides que celles de la tribu.

Pourquoi dire cela ? Parce qu’il est frappant de constater qu’historiquement le mouvement pour l’euthanasie a plutôt son origine à gauche. Ce sont ceux-là mêmes qui se disent les tenants de la fraternité humaine qui se mettent à douter de la fraternité humaine. Et cela pourrait nous expliquer une étrange anomalie : car nous savons bien que techniquement l’acte d’euthanasie peut être un geste très simple, et que la voie orale est parfaitement suffisante ; pourquoi diable les Hollandais ont-ils choisi une procédure aussi absurdement compliquée, avec l’injection successive de deux produits différents ? La seule explication qui me vient à l’esprit est qu’ainsi on rend nécessaire l’intervention physique du médecin. Pour éviter les dérives ? Cela se peut mais il y avait plus simple. Ce qui par contre est évident c’est qu’ainsi on réintroduit symboliquement la nécessité d’une solidarité humaine, alors qu’on venait précisément de l’évincer.

Bref la culture des soins palliatifs repose pour une grande part sur cette notion de solidarité, en ce que cette solidarité était à l’œuvre dans la tribu (la manière dont nous concevons le travail d’équipe en est une trace éminente, tout comme l’importance de la réflexion consensuelle quand il s’agit de décider pour autrui). Nous devons défendre cela. Mais nous devons savoir que nous sommes à contre-courant.

CONSEQUENCES DE LA LOI LEONETTI :

La loi Léonetti fait le lit de la loi sur l’euthanasie. C’est une évidence.

Cette loi a apporté deux avancées fondamentales : d’une part elle a dit les choses ; elle a rendu manifeste une position. D’autre part elle a mis en place une procédure, et cette procédure a tout à la fois une fonction structurante et des conséquences éthiques majeures. Par ces deux moyens la loi Léonetti nous fait avancer, et nous fera encore plus avancer quand elle sera appliquée.

Mais le prix à payer est d’une lourdeur insupportable (Voir pour tout cela http://michel.cavey-lemoine.net/spi...).

D’abord parce qu’on y lit cette énormité :

Le médecin sauvegarde la dignité du mourant.

Disant cela le législateur dit que la dignité est quelque chose qui a besoin d’être sauvegardé ; que la dignité est quelque chose qui pourrait se perdre. Mais si je vois quelqu’un qui a perdu sa dignité, je l’euthanasie sans hésitation !

Et surtout parce que la loi Léonetti est une loi. Pourtant nous savons bien que ces questions de fin de vie sont toujours singulières, et que la loi n’a rien à dire sur le singulier. D’ailleurs cette loi ne peut être écrite. Je reviens sur cet exemple : nous lisons :

Lorsqu’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, est hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin peut décider de limiter ou d’arrêter un traitement.

Le problème c’est qu’il y a tout de même bien quelqu’un qui décide si le malade est hors d’état d’exprimer sa volonté ? Certes il y a une démarche collégiale ; Certes dans le cas général les choses sont claires. Mais le problème est là : quand les choses sont claires nous n’avons pratiquement pas besoin de la loi, et que nous aurions besoin de cette loi dans toutes ces situations, qui fournissent tant de nos débats d’équipe, où la question, précisément, est de savoir ce qu’il en est de la volonté du malade.

Le prix à payer est lourd parce que la loi Léonetti vient aggraver cette dérive que nous constatons en France depuis quelques lustres et par laquelle on demande à une loi de régler des problèmes qui ne sont pas de son ressort. Et que cette confusion des genres n’est pas pour rien dans les difficultés de notre société. Mais pour rester dans notre débat, si on admet qu’une loi peut régler les questions de fin de vie, alors on admet qu’une loi sur l’euthanasie pourrait avoir une pertinence. Il faut méditer cette phrase de Portalis :

Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires.

Et on est un peu surpris de constater que les pays qui ont mis en place des procédures reconnues d’euthanasie ne sont pas, comme on aurait pu le présumer, les pays de common law, des pays qui se sont faits de l’autonomie le dogme que l’on sait, mais dont on sait aussi avec quelle parcimonie ils édictent des lois.

Bref pour ce qui nous concerne, nous vivons dans un monde où tout problème a une solution, et de surcroît une solution gravée dans le marbre de la loi, quand ce n’est pas, comme le principe de précaution, ridiculement coulé dans l’airain constitutionnel.

Il y a donc au moins trois points que nous devons considérer si nous voulons trouver, garder ou retrouver un équilibre après le vote d’une loi sur l’euthanasie :
- La prudence vis-à-vis relativisme : il n’y a pas de certitudes, pas de vérité. J’entends qu’il faut être méfiant vis-à-vis de ses propres certitudes ; j’entends que la vertu première est la tolérance. Mais s’il n’y a pas de vérité, alors il n’y a pas de connaissance. Et si tout se vaut, alors rien n’a de valeur. Notre monde est un monde qui perd de vue la nécessité d’une recherche de la vérité, recherche qui, même si elle est vouée à l’échec, n’en constitue pas moins le seul moteur de la pensée humaine.
- La solidarité : je ne suis humain que dans la mesure où je suis membre d’un groupe d’humain, l’homme est un animal qui vit en horde. Et cette solidarité a à voir avec celle de la tribu ; elle ne peut se mettre en acte que moyennant des sacrifices en termes d’autonomie.
- La prudence vis-à-vis des pseudo-solutions législatives, en ce qu’elles opèrent une stérilisation de la responsabilité humaine.

Vouloir tenir ces trois points, c’est adopter une position qui détonne complètement avec celle de notre société. C’est adopter une position complètement ringarde. Cependant c’est la nôtre. Il faut que ce soit la nôtre. Parce que c’est une position d’humanité, et qu’il faut bien préserver quelques îlots d’humanité, pour le jour où notre civilisation voudra cesser de courir à sa perte spirituelle.

Notes

[1Il est d’ailleurs significatif que Jean Léonetti lui-même évoque des évolutions qui se rapprochent fortement de celles évoquées par le Comité Consultatif National d’Ethique dans son avis de 2000 : "Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie"Cliquer ici pour lire le texte.

[2Cette expression fait référence au livre de Benoïte Groult, publié chez Grasset.

[3Euthanasie. Leçons des Pays-Bas : la régulation est-elle opérante ? Laënnec 2001 Vol. 49 n° 2

[4Même si je persiste à peenser que toute euthanasie est en soi un dérapage

[5Qu’on me permette de renvoyer, sur ces définitions, à mon livre L’euthanasie, l’Harmattan éd..

[6Mais on sait que ces places sont introuvables.

[7Ou tout au moins on n’a aucune trace des démarches qu’il aurait fallu entreprendre pour la rendre inutile.

[8Voir Le Monde