L’alimentation en fin de vie : quelques réflexions Inédit

15 | (actualisé le ) par Michel

Lorsque dans le milieu des soins palliatifs nous abordons la question de l’alimentation en fin de vie, il n’est pas difficile de dégager un consensus : tout le monde ou presque s’accorde à dire que le maintien de cette alimentation est souvent une mesure d’acharnement thérapeutique, et qu’il est légitime de l’interrompre. Et la loi Léonetti donne dans ce sens des indications claires.

Le problème est que le consensus n’est solide qu’en apparence, et qu’il n’est pas besoin de creuser bien profond pour discerner que les choses sont nettement plus complexes.

LA LOI LEONETTI :

Contrairement à ce qu’on dit, la loi Léonetti n’est absolument pas claire sur cette question. D’ailleurs le texte de la loi proprement dit n’en dit pas un mot Voir http://www.legifrance.gouv.fr/imagesJOE/2005/0423/joe_20050423_0095_0001.pdf. Cependant il y a des choses certaines. Non pas deux, mais trois.

- La première c’est qu’en effet en remplaçant, dans l’article L-1111.4 du Code de la santé publique, l’expression : "un traitement" par "tout traitement", la représentation nationale visait l’alimentation artificielle et l’hydratation.
- La seconde c’est que la représentation nationale dans sa majorité a estimé que l’alimentation artificielle peut être arrêtée (du moins dans les situations auxquelles nous pensons tous).
- Mais la troisième, c’est que la représentation nationale ne l’a pas dit.

Reprenons l’histoire. La commission Léonetti se constitue ostensiblement dans les suites de la mort de Vincent Humbert. Ce cas posait de manière suraiguë la question de l’arrêt de soins chez le malade non en fin de vie. Dans ce contexte la question de l’alimentation artificielle est inévitable.

Or ce qu’il faut constater, c’est que le rapport de la commission parlementaire n’en parle pas tellement. Il faudrait tout relire mais le seul passage un peu explicite est l’audition du M. Carlos de Sola, chef du service de bioéthique au Conseil de l’Europe. Relisons ce qui est dit :

L’exorde de M. de Sola est clair :

Je voudrais tout d’abord vous dire que n’étant pas un expert en la matière, je vous présenterai donc plutôt quelques idées simples en ma qualité de Chef du service de bioéthique du Conseil de l’Europe et non pas en tant que représentant de ce dernier.

Donc il ne parlera qu’en son nom propre, et encore, avec réserves.

Plus loin il ajoute :

Tant qu’il y a un traitement - même une alimentation ou une hydratation assistée -, on peut dire que l’on se situe dans le domaine médical. L’alimentation assistée étant à long terme invasive et très douloureuse, on peut parfois se demander si son maintien correspond à l’intérêt du patient.
Mais nous sommes là, toujours, dans un contexte individuel que l’on ne pourra pas nécessairement transposer à d’autres cas. Donc quand il y a un traitement médical, il me semble inopportun - voire dangereux - de légiférer. Je vous rappellerai, à cet égard, une phrase de Portalis, l’un des pères du code civil : « Les lois inutiles nuisent aux lois nécessaires. ».

Comment peut-on dire que M. de Sola prend une position ferme ?

Le Président de séance :

Sur le plan européen l’alimentation et l’hydratation assistée sont-elles considérées comme un traitement ?

M. de Sola :

Oui dans la plupart des pays.

On est loin d’une prise de position du Conseil de l’Europe. En d’autres termes nous avons souvent lu que ce Conseil considère l’alimentation comme un traitement. Pourtant le texte dit exactement que le Conseil de l’Europe ne dit rien. Et quand on parle du rapport de la commission Léonetti, c’est pourtant à cette audition de Carlos de Sola qu’on se réfère, et ce dernier ne donne même pas très explicitement sa propre
position. Il faut que le chat soit bien maigre pour qu’on en vienne à de telles approximations.

Il y a eu des débats parlementaires, et il vaut la peine de les lire, tant sur cette question ils ont été houleux.

Puis il y a le texte de loi. Et, répétons-le, il dit (article 3) :

"Dans la deuxième phrase du deuxième alinéa de l’article L. 1111-4 du code de la santé publique, les mots : « un traitement » sont remplacés par les mots : « tout traitement »."

C’est tout. Alors il y a un double problème.

Le premier, c’est qu’une partie du débat était de savoir si l’alimentation artificielle est un soin ou un traitement. Le rapport n’a pas tranché cette question, la loi encore moins. Nous verrons plus loin qu’il nous faudrait la reprendre une bonne fois pour toutes (et c’est pour en montrer l’urgence que le détour par le texte de loi est nécessaire).

Le second c’est qu’en fait la seule chose que nous avons c’est l’exposé des motifs :

"Au surplus, en autorisant le malade conscient à refuser tout traitement, le dispositif viserait implicitement le droit au refus à l’alimentation artificielle, celle-ci étant considérée par le Conseil de l’Europe, des médecins et des théologiens comme un traitement."

Tout de même, voici une formulation bien étrange : non seulement parce que, comme on l’a vu, le Conseil de l’Europe n’a rien considéré du tout. Mais surtout parce que l’emploi de ce conditionnel suppose une sérieuse dose d’humour : voilà que le législateur se demande s’il n’aurait pas eu des arrières-pensées. Voilà qui peut sembler un peu insuffisant.

L’évidence au contraire, c’est que le silence de la loi sur cette question est totalement délibéré. La loi n’en parle pas et n’a pas voulu en parler. Elle n’a pas voulu en parler d’une part parce que, comme l’a si bien dit Carlos de Sola, cette question ne peut être réglée par la loi. Elle n’a pas voulu en parler aussi parce qu’il suffit de lire les débats parlementaires : le prix à payer pour obtenir le vote du texte à l’unanimité était qu’on ne tranche pas ; c’est pourquoi dans l’exposé des motifs on mentionne que tout de même il est fait allusion à la position de certains théologiens.

Donc la seule réalité c’est que la question n’est pas tranchée. On a des raisons de penser que majoritairement la représentation nationale était pour considérer l’alimentation comme un traitement, et c’est tout. Mais la loi fait silence, et ce silence est signifiant. Quant à la jurisprudence elle n’est pas faite, loin de là.

D’une manière plus générale il n’est pas sûr que les progrès soient aussi importants que nous voulons le croire. Ainsi l’exposé des motifs dit :

"L’article L. 1111-4 du code de la santé publique reconnaît d’ores et déjà à tout malade un droit au refus de traitement. Toutefois celui-ci est enserré dans d’étroites limites, puisque si le refus ou l’interruption de traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour le convaincre d’accepter les soins indispensables.
Or, tant la prise de conscience des problèmes soulevés par l’interprétation de cet article que les enseignements tirés de ses propositions sur le renforcement des droits du malade en fin de vie ont convaincu la mission de la nécessité de préciser les droits du malade.
Aussi la présente proposition de loi complète-t-elle la deuxième phrase de l’article L. 1111-4. Dans la situation où le malade conscient, qui n’est pas en fin de vie refuserait un traitement mettant sa vie en danger, le médecin pourrait faire appel à un autre membre du corps médical. Dans tous les cas, le malade devrait réitérer sa décision après un délai raisonnable. Tant le
second avis médical éventuel que le déroulement d’un délai raisonnable de réflexion et l’obligation de réitération de la décision constitueraient de nouvelles garanties procédurales non négligeables."

Ce qui est clairement dit, c’est que la loi Léonetti complète la loi Kouchner ; elle ne la réforme pas, et elle s’est bien abstenue de le faire : ses articles disent tous : "A l’article xxx du Code le la Santé Publique, il est inséré...", jamais : "est abrogé". De la sorte, l’obligation qui nous est
faite par la loi Kouchner de "tout mettre en œuvre pour convaincre le malade d’accepter les soins indispensables", cette obligation n’est en rien annulée. On a de solides raisons de penser que la formulation de la loi Léonetti traduit un changement de conception, mais elle n’en dit rien de précis. Ici encore il faudra attendre la jurisprudence. Avec son lot de surprises et de
combats.

Cela ne doit pas déranger, au contraire : nous parlons de situations qui sont toutes singulières, et que le singulier ne relève pas du législatif mais du judiciaire. Carlos de Sola ne dit pas autre chose.

SOIN OU TRAITEMENT ?

Bref, notre propos est de savoir si nous sommes aussi au clair que nous ne le disons sur la question éthique de l’alimentation artificielle. A lire la manière dont nous formulons nos questions, un certain scepticisme n’est pas hors de propos.

Ce que nous disons, c’est que la loi Léonetti assimile l’alimentation artificielle à un traitement et non à un soin, et que dans ce cas elle permet d’arrêter cette alimentation si le malade l’exige.

Etrangement, on ne s’avise pas que cela pose trois questions.

Première question :

A-t-on réellement lu ce qui est écrit ?

Dans l’exposé des motifs :

"Aussi la présente proposition de loi complète-t-elle la deuxième phrase de l’article L. 1111-4. Dans la situation où le malade conscient, qui n’est pas en fin de vie refuserait un traitement mettant sa vie en danger, le médecin pourrait faire appel à un autre membre du corps médical."

et dans l’article 5 :

"Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, la limitation ou l’arrêt de traitement susceptible de mettre sa vie en danger ne peut être réalisé sans avoir respecté la procédure collégiale", etc.

Ce qui est écrit, ce n’est pas que le malade a le droit de se mettre en danger en refusant un traitement ; si c’était le cas on lirait : "Dans la situation où le malade conscient, qui n’est pas en fin de vie refuserait un traitement, virgule, mettant sa vie en danger". Et il n’y a pas de virgule. Ce qui est écrit, c’est que le malade a le droit de refuser un traitement si ce dernier le met en danger.

Certes, tout le monde avait compris de quoi il retourne, et il ne faut voir dans cette anomalie qu’une simple inadvertance. En somme, la loi est écrite par des gens qui ne relisent pas leurs textes. Curieuse erreur, surtout qu’il a fallu s’employer pour la commettre : la loi Kouchner avait parfaitement rédigé l’article L 1111 :

"Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger".

et que ce dont le texte nous parle ici, c’est précisément de la question de l’alimentation artificielle, qui a donné lieu à de si vifs débats. Donc sur le point précis dont nous parlons, sur la question centrale de la loi Léonetti, sur la question qui concernait l’histoire de Vincent Humbert, le législateur a commis une monumentale imprécision. Passons, puisque tout le monde avait compris.

Seconde question :

Quelle est la conséquence de ce que nous disons ?

Nous disons que Carlos de Sola, ou le Conseil de l’Europe, ou la loi Léonetti, peu importe, considère l’alimentation artificielle comme un traitement, et non comme un soin, du coup nous voici tirés d’affaire, car si c’est un traitement alors la loi donne au malade la liberté de le refuser.

Mais si les mots ont un sens, nous disons par ce raisonnement que si l’alimentation artificielle était un soin, le malade n’aurait pas la liberté de la refuser. Nous disons que le malade est libre de refuser ses traitements, mais pas ses soins. Car si ce n’était pas cela que nous disons, que nous importerait de savoir si l’alimentation artificielle est un soin ou un traitement ?

Bien entendu personne ne pense cela. Ma remarque est juste sur la forme, mais en réalité nous sommes tous d’accord pour dire que notre rôle est d’être au service de la stricte volonté du malade, que celle-ci s’exprime relativement aux soins ou aux traitements ; assurément je force le propos.

Mais je ne le force pas : nous avons réellement dit que le problème de l’alimentation artificielle ne se pose pas de la même manière selon que c’est un soin ou un traitement, et que la question du désir du malade ne se pose pas de la même manière.

Je ne suis pas sûr que nous soyons tous d’accord ; il suffit de considérer comment, chez les meilleurs d’entre nous, les attitudes ne sont pas les mêmes selon qu’on parle de soin ou de traitement : quand le malade refuse de prendre tel ou tel comprimé, toute l’équipe est prête à débattre et à respecter sa liberté. Mais qu’il s’avise de refuser la toilette et la même équipe saura déployer des trésors de douce persuasion. Qu’est-ce qui se joue là ? Une conception éthique, ou bien quelque chose qui interroge énigmatiquement ce qui fait le fond de notre être-soignant ? Il n’y a pas si longtemps nous avions dans le service un malade, cancer du foie, avec qui nous avions établi des directives anticipées. Aux termes de ces directives le malade disait refuser toute thérapeutique à l’exception du traitement de son diabète, et se réservait le droit de demander une sédation quand il voudrait échapper au spectacle de sa propre dépendance. Quand il a demandé cette sédation, j’ai eu cette discussion avec une de nos infirmières, la plus chevronnée du service sans doute :
- (moi) Quand il sera sous sédation, croyez-vous que nous devrons lui faire de l’insuline ?
- (elle) Non, je ne pense pas.
- Et nous ne surveillerons donc plus ses glycémies ?
- Si, tout de même.
- Pour quoi faire ?
- Ben... s’il fait une hypoglycémie...
- Vous le resucreriez ?
- Oui, sinon j’aurais l’impression de déserter ma fonction de soignante.
Qu’est-ce qui se joue, là, dans l’imaginaire des soignants ?
Et au-delà de cette histoire à la fois emblématique et hors sujet, dans notre imaginaire à nous, n’y aurait-il donc rien ?

Sans doute, dira-t-on ; mais enfin, sur la différence entre soin et traitement, tout le monde est d’accord. Et nous sommes tous d’accord là-dessus. Est traitement tout ce qui vise à lutter contre les maladies, est soin tout ce qui concourt au bien être. Le traitement est ce qui concerne la pathologie, le soin est ce qui concerne la physiologie. Le soin est ce dont parle Virginia Henderson. Le traitement c’est le curing, le soin c’est le caring.

C’est vrai : dans l’immense majorité des cas, il n’y a même pas lieu de débattre. L’inconvénient, c’est qu’entre soin et traitement il y a tout de même une zone de recouvrement, une zone grise, une zone indécidable, et que les soins palliatifs se définiraient assez bien comme la discipline qui s’occupe de cette zone grise. Et que du coup c’est au quotidien que nous avons à gérer cette question lancinante : ce que je fais, est-ce que je le
fais parce que c’est un soin, ou est-ce que je le fais parce que c’est un traitement ? Est-ce qu’on me paie pour traiter ou pour soigner ? Est-ce qu’on me paie pour donner des soins ou pour prendre soin ? Ou pour les deux ? Et j’en rends compte comment ? Oh, sur le papier, pas de problème, et il ne serait pas si difficile de trouver une position d’unanimité. Mais au lit du malade ?

Toujours est-il que je ne vois pas comment nous pourrions aborder d’un œil relativement frais la question de l’alimentation artificielle en fin de vie tant que nous n’aurons pas dit pourquoi nous avons été si rassurés de nous être entendu dire que c’est un traitement.

Troisième question :

Sommes-nous tous d’accord pour penser que l’alimentation artificielle est un traitement et non un soin ? Sans aucune restriction ? Ou bien s’agit-il seulement de l’alimentation en fin de vie ?

Prenons l’exemple, latéral, de la gériatrie : l’alimentation, c’est un soin. Mais si on veut traiter une dénutrition, la seule manière de procéder c’est de la considérer comme une maladie dont l’alimentation est le traitement. Quand la vieille dame fait une pneumopathie, on sait qu’on améliore nettement le pronostic avec une petite semaine de renutrition par sonde. Ou quand elle fait une escarre, on sait que les deux seuls traitements incontournables sont les posturations et les calories. Pourtant tout le monde dit que le traitement, c’est le pansement. Alors qu’en pratique le pansement c’est du soin, d’ailleurs on parle de soins d’escarre. Allons plus loin : le pansement est-il un soin ou un traitement ? Tous les pansements ?

On devrait donc dire sans doute : il y a des alimentations qui sont de l’ordre du soin, et d’autres qui sont de l’ordre du traitement. Soit. Mais quand est-ce du soin ? Quand est-ce du traitement ? Et quelles sont les procédures que nous mettons en œuvre au quotidien pour en décider ?

Dirons-nous que l’alimentation est du soin tant qu’elle vise à maintenir un état nutritionnel qui n’a pas de raison particulière de se dégrader, et que c’est du traitement quand le pronostic dépend d’elle ? Alors il y a des alimentations orales qui sont des traitements. Et nous connaissons tous des alimentations à la cuiller qui sont des mesures d’acharnement thérapeutique. Comment discutons-nous de manière éthiquement acceptable de l’équilibre
nutritionnel du dément ?

Ou bien dirons-nous que l’alimentation est du soin tant qu’elle ne nécessite pas le recours à des moyens inhabituels ? Dirons-nous qu’elle devient un traitement quand on passe à la sonde gastrique ou à l’alimentation parentérale ? C’est une bonne manière de distinguer, en effet, mais seulement dans le cas général. Car là aussi il y a des zones de recouvrement, et je redis que la pratique des soins palliatifs concerne précisément ces zones où rien n’est clair. Et si nous disons que le traitement commence quand on sort les techniques d’alimentation entérale ou parentérale, alors nous allons devoir justifier en éthique ce changement de terminologie et de conception. Il y aura du travail. On n’en serait pas là si nous nous étions bornés à dire que le malade est libre de refuser tout ce qu’on lui propose, qu’il s’agisse de soin ou de traitement, et que la seule question qui se pose est celle du rapport bénéfice/inconfort.

Du coup on en vient à se demander si la réalité n’est pas autre : est soin ce qui ressemble à un soin, est traitement ce qui ressemble à un traitement. L’alimentation artificielle commence quand il y a des tuyaux et des poches de produits spéciaux ayant obtenu une AMM. Et une bonne part de la distinction se jouerait dans l’imaginaire des soignants, des patients, des entourages.

Pour subodorer cela il suffit de réfléchir à l’utilisation des nutripompes.

Il y a des médecins qui disent : il faut que les nutriments soient déversés lentement dans l’estomac, pour que la résorption en soit régulière et optimale ; Ceux-là utilisent des nutripompes. Cette position fait penser à une alimentation-traitement.
Et puis il y en a d’autres (j’en suis) qui disent : un estomac est fait pour se vider et se remplir. Restons proches de la physiologie, et passons les poches d’alimentation à bonne vitesse. Ceux-là n’utilisent pas de nutripompes. Cette position fait penser à une alimentation-soin.
Ce qui fait l’intérêt de cette réflexion, c’est que les uns comme les autres seraient bien en peine de fournir un dossier scientifique solide à l’appui de leur thèse, et que de toute façon la nutripompe n’a aucun intérêt pour passer les volumes de calories que nous passons : il y a la pesanteur, qui suffit amplement. Et il n’y a pas lieu de craindre un risque particulier : certes la nutripompe garantit un débit régulier : mais pourquoi fait-on confiance à la pesanteur pour n’importe quelle perfusion, et pas pour l’alimentation ?

La nutripompe telle que nous l’utilisons est largement un outil symbolique.

Alors, soin ou traitement, l’alimentation artificielle ?

Non, décidément, le débat n’est pas clos. Pas dans les coins, pas là où se tapit ce qui précisément nous empêche de faire notre travail. Et tant que nous ne serons pas allés voir, dans ces coins, alors nous ne prendrons pas les bonnes décisions, et la loi Léonetti, au lieu de nous être un aiguillon pour des décisions éthiquement sages, ne nous sera qu’un parapluie.

QUE FAISONS-NOUS ?

Tout cela dit, mais seulement alors, on peut essayer d’en venir à la question pratique posée par l’alimentation en fin de vie (en n’oubliant pas cependant que l’exposé des motifs de la loi Léonetti indique que toute cette histoire est faite au sujet des malades qui ne sont pas en fin de vie, et non de ceux qui sont en unité de soins palliatifs).

On peut en venir à cette question parce que nous avons un peu plus de chances qu’avant de ne pas nous laisser duper par nos non-dits et nos impensés.

Et de l’impensé, il y en a.

Je n’aime pas beaucoup les alimentations artificielles. Dans le cas standard du malade qui nous est adressé avec une espérance de vie de moins de quatre semaines, je n’ai jamais constaté de modification du pronostic vital ou fonctionnel avec ou sans alimentation. Il me smeble que cela implique des apports liquidiens plus nuisibles qu’utiles, sans parler du coût insupportable compte tenu de l’inefficacité, bref je milite toujours pour qu’on arrête cette alimentation. Et je dis au malade (chaque fois qu’on le peut) et à son entourage (toujours) :
- Que les calories vont d’abord aux tissus jeunes, et que nourrir le malade c’est aussi nourrir le cancer.
- Que si on voulait renutrir le malade, compte tenu du syndrome inflammatoire et des besoins du cancer, il faudrait des volumes que nous ne pouvons techniquement pas passer.
- Que le pronostic n’est pas modifié selon qu’on nourrit le malade ou selon qu’on ne le fait pas.
- Que le malade n’a plus le temps de faire une dénutrition majeure.
- Que mourir de faim c’est grave quand on a faim.

Et cette argumentation fonctionne très bien. Il n’y a pratiquement jamais de grosse discussion.

Le problème est que rien de ce que je dis n’est validé.

Les calories vont d’abord aux tissus jeunes, et nourrir le malade c’est aussi nourrir le cancer. Je n’ai jamais été un maître de la nutrition, mais je crois me souvenir que c’est un peu plus compliqué. Parlant comme je parle, je manie des images, des fantasmes, avec d’ailleurs quelque chose d’un peu alien sur quoi je ferais bien de réfléchir.

Si on voulait renutrir le malade, compte tenu du syndrome inflammatoire et des besoins du cancer, il faudrait des volumes que nous ne pouvons techniquement pas passer. cela, par contre, semble assez solide. Et l’une des premières choses que nous avons à faire, c’est de nous demander : quel est l’objectif ? Nous avons périodiquement des débats pour savoir combien de calories il faut passer, si c’est 500 ou 1000, ou 1500. Surprenante conception : car si on décide de nourrir, alors on nourrit, il y a un métabolisme de base, il y a d’excellents marqueurs nutritionnels, bref la quantité de calories à passer est déterminée, soit par nos connaissances scientifiques, soit par des études multicentriques qui ont établi qu’en fin de vie la question se pose de manière spécifique. Et au lieu de cela nous disons que tout de même il faut un minimum, que ce qui est pris est pris, que c’est mieux que rien, qu’on ne peut pas le laisser comme ça, bref nous mobilisons tous les (pas très bons) arguments dont nous nous servons pour motiver nos soins, au lieu de nous
baser sur les données actuelles de la science. Sur cette question que nous disons brûlante, au lieu d’utiliser les outils scientifiques qui sont à notre portée, nous en sommes encore à naviguer à l’estime ; même pas : au sentiment. En d’autres termes nous sommes tous d’accord pour dire que l’alimentation artificielle est un
traitement, mais dans la pratique nous la manions comme un soin. À part quoi tout est clair.

Le pronostic n’est pas modifié selon qu’on nourrit le malade ou selon qu’on ne le fait pas. Cela a déjà été publié, du moins chez le malade en fin de vie, et cela ne surprend guère. Mais il n’est pas sûr que ce point soit validé par beaucoup d’études en double insu contre placebo avec cross-over. Certes de telles études sont infaisables, et il faut donc bien s’en passer. Mais du coup on se retrouve à affirmer des choses qui ne sont pas certaines, et à dire non ce que nous savons mais ce que nous croyons. N’oublions jamais que quand nous n’avons pas les moyens de développer une pensée scientifique nous sommes conduits à nous rabattre sur l’autre pensée dont nous disposons : la pensée magique.

Mais il y a d’autres points à considérer. Certains pensent par exemple que l’alimentation artificielle lui semblait diminuer la prévalence des douleurs. Cela demande vérification. Cependant si l’alimentation artificielle a des effets bénéfiques de cette nature, alors il faut mesurer cette efficacité et la mettre en rapport avec l’évolution des paramètres biologiques ; et s’il n’y a pas de lien entre l’évolution de ces paramètres et l’efficacité clinique, alors il faut dire pourquoi, et comment l’effet se produit. Bref, du bon gros travail scientifique.

Le malade n’a plus le temps de faire une dénutrition majeure. C’est probablement vrai. Mais quand je dis cela je me place dans une problématique de tout ou rien, qui n’est pas forcément la plus adaptée à la pratique en unité de soins palliatifs : il n’est peut-être pas dépourvu d’importance, contrairement à ce que je pense, de ralentir la dénutrition.

Mourir de faim c’est grave quand on a faim. Je crois par contre que ce point est à peu près sûr et qu’il nous faut en toute occasion nous battre contre ce type de fantômes. Reste tout de même que souvent le malade qui n’a pas faim s’en plaint, pour un grand nombre de raisons, et que son anorexie a largement de quoi l’inquiéter : nous savons tous que pour la famille l’alimentation est un enjeu majeur, et que nous avons parfois à nous employer contre cette propension à l’acharnement alimentaire ; mais le malade, lui, en pense certainement quelque chose. Et même si nous veillons à ne pas être brutaux dans nos annonces, le malade entend sans doute parfaitement que je lui dis qu’il n’y a plus tellement d’enjeu.

Mais il y a pire.

C’est que l’alimentation artificielle a beau être un traitement, la question ne se pose pas de la même façon pour le soignant et pour le malade ou sa famille. Nous savons bien que l’alimentation a aussi, et presque d’abord, une dimension symbolique. Cette dimension symbolique est très prégnante pour la famille, certes, mais à en juger par ce que je viens de dire il y a de fortes chances pour qu’elle le soit pour nous aussi. Et dans la fin de vie la problématique de l’alimentation se prête sans doute admirablement à une mise en mots de l’indicible. Et mon discours bien huilé, efficace, logique, entraîne une stérilisation de cette problématique. Peut-être n’est-ce pas très prudent : il vaudrait mieux laisser la discussion s’y éterniser, et y ouvrir les portes de la symbolisation.

Reste deux points :
- Si nous voulons dire sur l’alimentation artificielle des choses médicalement appropriées, la seule voie est celle de la recherche clinique. Il y en a sûrement eu, mais snas doute pas assez.
- Mais en réalité l’essentiel de ce que les malades en vivent, et l’essentiel de ce que nous en disons, est dans le registre du symbolique.

Quand ces deux points auront été sondés de manière suffisamment approfondie, alors on pourra se poser des questions éthiques. S’il en reste.