Le droit au risque chez la personne âgée

137 | par Michel

La prise en charge des personnes âgées est loin de faire suffisamment de progrès. Cependant elle en fait : le développement des services à la personne, le financement de la dépendance, mais aussi le progrès technologique, offrent des possibilités de plus en plus intéressantes pour améliorer la sécurité et le maintien à domicile des plus vieux.

Le problème est que les personnes âgées, souvent, ne sont pas favorables à cette mise en sécurité ; le problème est aussi que cette sécurité a un coût : côut financier, certes, mais plus encore coût en termes d’autonomie ; on peut dire que la sécurité est dangereuse, et que le moins risqué est de prendre des risques.

Peut-on pour autant parler d’un droit au risque, et si oui comment le penser ?

Avant de commencer ce travail, j’avais quelques certitudes. Elles ont disparu à mesure que j’écrivais. Ne me restent que deux ou trois repères, que je peux essayer de partager, quelques outils qu’on peut essayer de forger.

LE PRINCIPE DE PRECAUTION :

C’est peu dire que rappeler combien le principe de précaution est à la mode. Une de ces modes agaçantes dans lesquelles on flaire sans peine que ceux qui l’invoquent n’ont pas compris de quoi il s’agit. Prenons donc la peine de reprendre la question à son début.

Le principe de précaution est explicitement issu de la pensée de Hans Jonas, philosophe allemand contemporain, qui pose ce principe dans son livre majeur « Le Principe Responsabilité ». Pour aller vite disons que Jonas est animé par un jugement très pessimiste sur l’évolution de la civilisation :
- Contrairement au rêve des Lumières, elle n’a pas permis d’améliorer l’homme : la dernière guerre mondiale en est la preuve.
- Le progrès technologique est devenu capable de produire des effets tellement dévastateurs qu’on ne peut plus croire qu’il va se réguler de lui-même.
La position de Jonas est donc particulièrement noire : l’homme a fait tant de mal que la question éthique n’est plus de savoir comment on va faire au mieux, mais simplement comment on va faire au moins mal. Il ne s’agit plus de faire progresser le monde mais d’éviter son effondrement. Le « principe responsabilité » énonce que toutes nos actions doivent permettre de

Léguer aux générations futures une terre humainement habitable et ne pas altérer les conditions biologiques de l’humanité.

Le « principe de précaution » énonce donc que

Face à des risques graves et irréversibles, mais potentiels, l’absence de certitudes scientifiques ne doit pas retarder l’adoption de mesures qui auraient été jugées légitimes si de telles certitudes avaient été acquises.

Autrement dit quand une innovation technologiques comporte des risques, on doit prendre des mesures maximales contre tous les dangers identifiables, y compris ceux qui seraient simplement imaginables. Et si on ne peut atteindre alors un niveau de sécurité suffisant, il convient de renoncer à l’innovation tant qu’on n’en sait pas plus sur les risques en question.

On voit que le principe de précaution a une définition très restrictive : quand on ne sait pas quantifier un risque on le considère comme maximal ; on voit aussi qu’il n’a rien à voir avec le « principe de prévention » (quand les risques sont connus et identifiés, on a le devoir d’en tenir compte), ou le principe de prudence (quand une situation comporte des risques, on ne les assume qu’à bon escient).

Un bon exemple d’application du principe de précaution serait la gestion du retour sur Terre des vaisseaux spatiaux : on peut se demander si ces vaisseaux ne pourraient pas se trouver contaminés par des toxiques ou des organismes inconnus, dont la virulence pourrait se réveiller sur Terre. Il faudra donc probablement se comporter à l’égard de ces vaisseaux comme s’ils étaient effectivement contaminés.

Mais quand on dit cela on met en évidence du même coup les limites, et même la faiblesse de la position de Jonas.

D’abord il n’est pas difficile de constater que la conception qu’on se fait du danger est largement dépendante de l’époque :
- Le retour des missions Apollo n’a pas été entouré d’un luxe de précautions bactériologiques, simplement parce qu’on ne se posait pas les problèmes en ces termes (le livre de Jonas date de 1979).
- De la même façon les normes de sécurité dans les écoles n’ont rien à voir à notre époque avec ce qu’elles étaient au temps de notre enfance ; ce n’est pas la technologie qui est en cause, c’est notre vision de ce qu’est un « risque acceptable ».
- Ou encore les risques de l’amiante sont connus de longue date ; ce qui a changé c’est notre conception de ce que sont les risques professionnels.

Ensuite, et surtout sans doute, on n’est pas près de s’entendre sur ce qu’est un « risque potentiel » ou un « risque imaginable ». Car on peut toujours imaginer un risque, et si le projet était de n’agir que quand on est certain de ne courir aucun risque, alors on se condamnerait à ne plus agir du tout : il n’est pas possible de prouver que les relais téléphoniques ne présentent aucun danger, car il n’existe aucun moyen de prouver un fait négatif.

S’agissant par exemple des organismes génétiquement modifiés, la question présente un triple aspect :
- En premier lieu il y a la question des enjeux économiques par le biais de la propriété privée de ces organismes. Ce n’est pas un risque, c’est un problème politique. Le principe de précaution n’a rien à voir là-dedans.
- En second lieu, il y a le fait que si on modifie du blé pour le rendre résistant aux pesticides, c’est pour pouvoir utiliser davantage de pesticides et donc être plus efficace. Le problème est que le taux de pesticides dans le blé va se trouver augmenté, et que c’est nous qui mangeons le blé. C’est un risque, mais parfaitement mesurable. Le principe de précaution n’a rien à voir là-dedans.
- En troisième lieu il y a la question de la nocivité de la modification génétique en elle-même. Pour autant qu’on sache il n’y en a aucune, et on se demande comment il y en aurait une ; dans l’état actuel de la science, penser le contraire est une marque d’obscurantisme, et le principe de précaution n’a rien à voir là-dedans. A moins qu’on ne dise que ce n’est pas sûr, à moins qu’on ne dise qu’on ne sait jamais.
La limite du principe de précaution est exactement là : on ne sait jamais. Mais si on ne sait jamais, alors aucune activité humaine n’a fait la preuve définitive de son absence de nocivité, et toute activité doit être arrêtée ; d’ailleurs qui, en 1970, aurait seulement imaginé que l’automobile allait réchauffer le climat ?

Retenons donc les trois conséquences du principe de précaution : elles s’appliquent parfaitement à notre propos sur la sécurité des personnes âgées :
- Il est illusoire de prétendre évaluer tous les risques, et même de prétendre les imaginer.
- Ce que nous appelons un risque est fortement dépendant de notre conception actuelle.
- Les responsables actuels tendent à confondre principe de précaution et principe du parapluie : ainsi dans le cas de la vaccination contre l’hépatite B, les effets secondaires étaient connus, répertoriés, quantifiés, et pas si mal ; et le rapport bénéfice/risque ne souffrait, et même aujourd’hui encore ne souffre, guère de discussion ; ce qui est à voir, c’est la manière dont on prend en charge l’aléa thérapeutique.

LE PRINCIPE D’AUTONOMIE :

Parmi les discussions les plus violentes qui agitent le monde de la vieille Europe et le monde anglo-saxon, il y a deux conceptions différentes du bien.

La vision européenne :

On sait que pour les européens que nous sommes, profondément marqués par la pensée grecque, et encore plus par sa relecture chrétienne, il existe le beau, le vrai et le bien, et que ces trois mots correspondent à des notions qui existent et peuvent faire l’objet d’un savoir. Il y a un beau en soi, une vérité absolue, et le bien est une donnée universalisable : tous les hommes aspirent au même bien, et ils en ont la même conception que moi. Il s’ensuit par exemple une conception particulière du bien du malade. C’est ainsi, pour sortir du domaine médical, que la Convention Européenne sur l’exercice des droits de l’enfant prescrit qu’on doit

consulter l’enfant personnellement, (...) à moins que ce ne soit manifestement contraire aux intérêts supérieurs de l’enfant.

Il existe donc un bien absolu, indiscutable, sur lequel tout le monde est censé s’accorder. Dans ce modèle la notion de bien n’est pas immanente à l’homme, elle lui vient d’ailleurs, que cet ailleurs soit le dieu ou la nature, et c’est parce qu’elle ne dépend pas de l’homme qu’on peut s’accorder dessus. Et c’est aussi pourquoi il ne saurait y avoir de désaccord éthique entre le malade et son médecin, puisque l’objectif de l’un et de l’autre est la guérison du malade. C’est pourquoi Louis Portes, premier président du Conseil de l’Ordre des Médecins, qui n’avait de leçons à recevoir de personne en matière d’humanisme et de courage, pouvait écrire en 1950 :

Tout patient est et doit être pour lui (le médecin) comme un enfant à apprivoiser, non certes à tromper, un enfant à consoler, non pas à abuser, un enfant à sauver, ou simplement à guérir.

Cette vision paternaliste de la médecine se retrouve encore dans bien des textes de loi ; il ne faut pas la mépriser au nom d’une lecture caricaturale, et il n’est pas besoin d’une longue réflexion pour voir les catastrophes qu’on déclenche à la jeter inconsidérément aux orties.

La vision anglo-saxonne :

À l’opposé de cette conception, il y a la conception autonomiste. Dans ce modèle le bien en soi n’existe pas, il n’y a que le bon : est bien ce qui est bon, et le bon est ce que l’homme dit lui être profitable. C’est ainsi que la notion de plaisir est centrale dans la pensée des philosophes anglais des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment Hobbes, Locke et Hume, qui sont à l’origine du siècle des Lumières, et plus encore de la pensée américaine. Comme il n’y a pas de bien absolu il suit qu’on ne peut juger une action à ses conséquences, et que le seul critère utilisable est le respect de principes d’action ; je n’agis pas pour faire un bien que je connais mais parce que mon devoir est d’agir ainsi. Ce qui compte ce n’est pas le contenu du contrat, c’est le respect du contrat.

Il s’ensuit que la référence absolue est l’autonomie de la personne, c’est à dire la liberté qui lui est reconnue de décider pour elle en toute connaissance de cause. Tout doit être fait pour respecter sa liberté de choix, c’est à dire aussi sa liberté de dire quelles sont ses valeurs, quelles sont les choses importantes pour elle et quelles sont les choses accessoires. Dans cette vision des choses le médecin n’est pas un père aimant mais un simple conseiller technique dont le rôle se réduit à informer. On voit bien le principe qui est à l’oeuvre ici, et qui évoque irrésistiblement ce mot de Protagoras :

L’homme est la mesure de toute chose.

Ce n’est pas un hasard, sans doute, si on retrouve ainsi quelque chose de l’opposition entre les sophistes et les platoniciens, mais cela nous mènerait trop loin. Il n’empêche : on voit bien ici les limites de la construction anglo-saxonne, qui est d’ailleurs la même que celle, pour autant qu’on la connaisse, des sophistes : pour les anglo-sxons, il y a un principe absolu, c’est qu’il n’y a pas de principe absolu ; la construction tient à condition de poser en principe que tout le monde considère son autonomie comme la valeur essentielle, et cela ne va pas de soi. Ce présupposé est parfaitement visible dans la procédure même utilisée par les américains : en 1991 le Parlement édicte le Patient Self-Détermination Act, qui décide qu’à tout patient hospitalisé on doit remettre un document indiquant ses droits ; ce document comprend un dictionnaire explicatif, une charte des droits, une proposition de directives anticipées, un document sur l’ordre de réanimer ou non, un formulaire de désignation d’une personne de confiance, une liste des recours possibles. Mais faisant cela on reconnaît bel et bien que les humains ont suffisamment de choses en commun pour que cela puisse faire l’objet d’un écrit lisible et partageable par tous.

Les limites de ces modèles :

Passons. Le problème qui nous intéresse au fond n’est pas de savoir quel modèle l’emporte sur l’autre, car chacun a des inconvénients évidents ; il est plutôt de savoir, précisément, quels sont ces inconvénients, c’est-à-dire quelles sont les impasses qui sont faites, sachant que de part et d’autre on est conscient de ces impasses mais qu’on les considère comme un prix à payer.

Le modèle paternaliste conduit à des décisions comme l’arrêt dit Hédreul. Il s’agissait d’un homme atteint d’une forme familiale de maladie intestinale, avec un risque de cancer proche de 100%. Il lui avait donc été proposé une coloscopie. Malheureusement, et bien qu’aucune faute n’ait été commise, il a accumulé tous les ennuis imaginables, et il attaqué le médecin au motif qu’il n’avait pas été suffisamment informé des risques de la coloscopie. La justice a fini par trancher qu’il y avait bien eu défaut d’information mais que si le malade avait eu toute l’information il n’aurait pas pour autant refusé l’examen parce qu’aucun agent rationnel ne l’aurait fait. En d’autres termes la liberté n’est pas la liberté d’agir contre le bon sens, contre le vrai et le bien considérés comme des absolus. Décision pertinente dans le cas d’espèce ; on imagine sans peine les abus d’un tel système.

Quant au modèle autonomiste, il aboutit à des décisions comme l’arrêt Doe : une femme est enceinte ; l’enfant est menacé de graves séquelles neurologiques si l’accouchement est fait par voie normale ; la mère refuse la césarienne et le médecin est tenu de s’incliner. Cet arrêt pose évidemment le problème de la responsabilité de la mère vis-à-vis de son enfant, et renvoie à cette question : la femme est libre de disposer de son corps mais il est des situations où elle héberge dans son corps le corps d’un autre, et de cet autre il ne va pas de soi qu’elle puisse disposer. Mais quand nous tenons ce raisonnement, ou quand nous disons que la mère n’était pas à même d’évaluer son risque, nous décidons de substituer notre système de valeurs à celui de la mère, et cela le modèle autonomiste nous l’interdit.

Nous sommes donc en difficulté des deux côtés, car chacune des deux visions présente des inconvénients évidents. C’est cette difficulté que nous retrouverons dans la prise en charge des personnes âgées.

UN MODELE DE RAISONEMENT : LES BARRIERES DE LIT :

La question des barrières de lit est probablement un véritable emblème relativement à notre sujet. En effet c’est un domaine dans lequel l’irrationalité occupe une place prépondérante. Il convient de s’y attarder un peu.

Les soignants français sont de grands amateurs de barrières de lit. On en compte jusqu’à 90% dans certains services hospitaliers, et ce sont loin d’être les plus mauvais. La formation des soignants accorde une grande place aux questions de sécurité, de sorte que la mise des barrières de lit est un réflexe contre lequel il est très difficile de lutter : ce qui est redouté c’est que le malade tombe de son lit ; mais quand on fait remarquer au soignant que si ce malade paraplégique tombait un jour de son lit ce serait probablement une bonne nouvelle, le soignant réplique que, tout de même, les barrières sont aussi très pratiques pour accrocher la sonnette ou le cordon de la lumière ; bref pour une raison ou pour une autre il y a des barrières. C’est un modèle de position paternaliste. Et cette obstination est d’autant plus irrationnelle qu’en règle générale le soignant qui relève les barrières de lit omet, ce qui serait pourtant d’élémentaire prudence, de remettre le lit en position basse.

Personnellement je déteste les barrières de lit. J’y ai des raisons précises : d’abord bien souvent elles empêchent de se lever des gens qui pourraient parfaitement le faire, et en cela elles constituent une véritable contention, ce qui est un abus de pouvoir ; ensuite le seuls accidents mortels que j’ai observés en matière de chute d’un lit ont été le fait de patients qui ont enjambé la barrière de lit. Mais je dois bien admettre que si je déteste les barrières de lit, c’est aussi parce que je les déteste : je déteste cette image du vieillard parqué dans son lit comme un mouton dans son enclos. Ce que je n’aime pas c’est l’image, et ma position est tout aussi paternaliste que celle des soignants : je déteste les barrières, mais c’est moi qui les déteste, et je sens bien que quand le malade demande qu’on les lui mette je dois faire un effort pour ne pas le critiquer.

Alors comment peut-on considérer le problème des barrières de lit ?

En 2000 l’ex-ANAES publiait un guide de recommandations intitulé « limiter les risques de la contention chez les personnes âgées ». Il y était notamment question des barrières de lit, et on y lisait que le rapport bénéfice/risque des barrières de lit est défavorable : non seulement elles n’évitent pas les chutes, mais encore elles provoquent des traumatismes, voire des décès, au point qu’aux Etats-Unis les procédures pour excès de barrières sont aussi nombreuses que les procédures pour défaut. C’est l’opinion qui maintenant a le vent en poupe, du moins chez les gériatres, et voici qui vient conforter ma thèse.

Pas tout à fait cependant. Car tout de même il y a une anomalie.

Voyons. Comment se présente le risque de chute d’un lit ?
- Il y a le malade qui bouge pendant son sommeil, comme font nombre de bien-portants. Celui-là, quand il rencontre une barrière de lit, est protégé des chutes.
- Il y a le malade qui est atteint d’une déficience motrice, neurologique ou rhumatologique, et qui ne va pas cotrôler tout à fait ses gestes, s’exposant à tomber lorsqu’il voudra se retourner dans son lit. Les barrières vont le protéger.
- Il y a le malade qui veut se lever de son lit parce qu’il est agité ou confus, ou qui fait tout simplement un cauchemar. Ce malade-là ne sera pas arrêté par une barrière de lit, et il l’enjambera, s’exposant à un traumatisme encore plus grave.
- Et puis il y a le malade, certes limité sur le plan locomoteur, mais lucide, qui voudrait se lever mais qui sera en danger s’il le fait. Les barrières vont le protéger, mais au prix d’une restriction de liberté qu’il faudra justifier, et d’une aggravation de son impotence. C’est là un des problèmes majeurs de toutes les contentions : on veut protéger le malade contre les traumatismes, mais le principal danger des traumatismes est la grabatisation qu’ils risquent d’engendrer ; il est donc absurde de choisir, pour éviter la grabatisation du malade, une stratégie aboutissant à le grabatiser.

On voit donc que dans le troisième type de situation les barrières sont inefficaces et dangereuses ; dans le quatrième elles sont efficaces mais dangereuses ; reste deux autres situations où elles sont efficaces. Le bon sens arrivait au même résultat : la surprise serait de constater que les barrières n’évitent aucune chute. Et quand l’ex-ANAES affirme que les barrières n’évitent pas les chutes, elle prend le risque de se voir demander par quel mirache un tel paradoxe pourrait bien être expliqué. La vérité est probablement tout autre :
- Les barrières aggravent les dangers des chutes.
- Elles ont leurs risques propres de blessure.
- De la sorte leur balance bénéfice/risque est défavorable.
- Un usage inconsidéré des barrières de lit aboutit à limiter abusivement l’autonomie de certains malades, qui voient leur impotence s’aggraver et donc leur risque de chute. De la sorte, et toutes choses égales par ailleurs, il y a moins de chutes dans les services qui n’utilisent pas de barrières que dans ceux qui les utilisent.
- Mais il y a certainement une place pour une utilisation raisonnée des barrières de lit, une utilisation qui permette de diminuer réellement le risque de chute. Si cette possiblité n’existait pas cela constituerait un tel paradoxe qu’il faudrait l’expliquer.
- Le problème est que pour faire cela il nous faudrait préciser les indications des barrières de lit, ce qui ne se peut qu’à la condition de disposer de critères diagnostiques. Nous ne les avons par, ce qui ne veut nullement dire qu’ils n’existent pas.

La conclusion de tout cela saute aux yeux : tout le monde dans cette affaire se comporte en fonction de sa subjectivité. Les soignants ne supportent pas l’idée d’un patient qui prendrait un risque, je ne supporte pas l’idée d’un patient enfermé, et l’ex-ANAES publie un document qui, à cause peut-être d’une idée préconçue, ne prend pas la précaution de faire le tri dans ses statistiques. Ces trois positions, au-delà de leurs apparences, sont paternalistes ; d’ailleurs aucune mention n’y est faite du malade.

Comment peut-on alors avancer ?

L’avis du malade :

Une première solution est bien entendu de demander au malade ce qu’il en pense. Il est même significatif que ce ne soit pas la première idée, tant la pose de barrières est de toute évidence une mesure de contrainte envers la personne. Mais pour des européens cette solution suppose qu’on ait résolu la question du « consentement libre et éclairé ».

Car de deux choses l’une : ou bien on considère que, tout compte fait, il vaut mieux laisser les gens libres de décider pour eux-mêmes parce que c’est ainsi qu’on limite au mieux les abus du paternalisme ; ou bien on considère que, tout compte fait, il vaut mieux ne pas trop accorder de crédit à l’opinion du malade car il se trompe trop souvent dans ses choix. Donc ou bien la parole du malade s’impose ou bien elle ne s’impose pas.

Mais la loi du 4 mars 2002 introduit la notion de « consentement libre et éclairé ». Dire cela c’est poser un nouveau problème. Car il est facile de dire ce qu’est le consentement ; par contre si on veut qu’il soit « libre et éclairé » on s’oblige à dire qui juge de ce qui est libre et de ce qui est éclairé. Certes on peut se contenter de le faire par défaut : un consentement est libre quand on n’a pas d’argument pour dire que le malade a subi des pressions, et il est éclairé quand on peut établir que les informations lui ont été données. Mais on voit bien que cela ne suffit pas. Et ce n’est pas seulement parce que les fonctions intellectuelles du malade à qui on va poser des barrières de lit sont fréquemment détériorées : c’est surtout parce que le savoir qui s’échange dans la communication entre le soignant et le malade n’a pas réellement de point commun. Il y a d’un côté un humain qui n’est pas en crise, qui possède sur la situation un savoir en quelque sorte extérieur, et il y a de l’autre un malade en crise, qui ne dispose d’aucune liberté vis-à-vis du message qui lui est adressé, car ce message lui parle non d’un savoir mais d’une expérience qu’il vit ici et maintenant. Le savoir du soignant est constitué par compilation d’un grand nombre de cas, celui du malade n’a rien à voir avec une compilation, c’est immédiatement l’application à une situation unique.

Comment dès lors peut-on penser la liberté de celui qui est en crise ? La loi du 22 avril 2005 pose la question mais ne donne pas de réponse, et elle ne donne pas de réponse parce qu’il n’y en a pas, du moins pas dans une loi. C’est ainsi, par exemple, qu’elle décrit la procédure à appliquer « lorsque le malade est hors d’état d’exprimer sa volonté » ; mais elle ne dit pas qui juge que le malade est en état d’exprimer sa volonté ; et si nous savons que dans bien des cas la réponse est évidente, il en est d’autres où c’est infiniment plus difficile, et malheureusement ces cas sont les seuls où nous aurions réellement besoin des secours de la loi.

On voit ici à l’oeuvre l’évidence dont nous parlions ci-dessus : le concept même de « consentement libre et éclairé » est paternaliste, puisqu’il s’agit de se donner les moyens de protéger le malade contre ses propres erreurs en introduisant, sous le prétexte de respecter l’autonomie du malade, le filtre d’un jugement prononcé par le soignant. Mais d’un autre côté, si on veut renoncer à ce filtre, il faut dire que par définition l’expression de la volonté du malade est toujours la plus libre et la plus éclairée possible, ce qui n’a tout simplement aucun rapport avec la réalité, et constitue une pure hypocrisie, une simple opération de défausse par laquelle on laisserait le malade se débrouiller avec lui-même. Il n’y a donc pas de point d’équilibre, et on demeure avec deux notions, d’ailleurs essentielles :
- Il faut être prudent avant de prétendre savoir mieux que le malade ce qui est bon pour lui.
- Mais dès qu’on s’écarte du strict respect inconditionnel de cette volonté, par exemple en introduisant l’idée qu’il faudrait persuader le malade, ou que, tout de même, on a du bon sens, alors on retombe dans le paternalisme, avouant par là qu’il n’y a aucun moyen d’y échapper, et que la question est simplement de savoir comment on le tient en lisière.

Une attitude professionnelle :

Heureusement il existe une autre voie, qui est d’essayer de raisonner.

On peut d’abord se demander quels sont les facteurs de risque. Il y a un certain nombre de malades dont la probabilité de tomber est nulle. Il y en a d’autres pour lesquels la pose de barrières de lit fait courir un risque majeur d’enjambement. Inversement il y a des malades qui veulent qu’on lève les barrières, et il n’y a aucune raison de le leur refuser.

On peut ensuite essayer d’évaluer la situation de manière totalement pragmatique : par exemple on décidera que le malade considéré comme à risque de chute sera installé dans son lit, en position basse, avec un matelas au sol au pied de son lit. Si on ne le retrouve pas sur le matelas, c’est qu’il ne chute pas : les barrières sont inutiles ; s’il chute, alors la question des barrières de lit est posée, et on les relève, tout en laissant le matelas au sol. Si on ne le retrouve pas sur le matelas, c’est que les barrières ont rempli leur office ; s’il chute, alors c’est que le malade enjambe les barrières.

Quelques conclusions :

Cet exemple nous permet de comprendre plusieurs choses.

D’abord, tous nos modèles de raisonnement en ce qui concerne les barrières de lit sont essentiellement paternalistes.

Ensuite, ce paternalisme consiste non seulement dans le fait que nous ne jugeons la situation qu’à travers notre propre système de valeurs (auquel nous conférons ainsi un statut d’absolu), mais encore dans le fait qu’à ce système de valeurs vient se surimprimer celui de nos irrationnalités. Le paternalisme s’apparente alors à une tyrannie.

Il existe une manière pragmatique, scientifique d’aborder le problème des barrières de lit (cependant cela ne suffit pas tout à fait, car rien n’oblige absolument le malade à accepter la contrainte de la rationalité. On retrouve ici la question qui était posée tant par l’arrêt Hédreul, qui prétendait imposer comme référence « le comportement d’un agent rationnel » que par le Patient Self-Détermination Act, qui présuppose que les protagonistes partagent suffisamment de valeurs pour s’accorder sur des documents écrits).

Mais l’approche scientifique est soumise aux difficultés relevées lors de notre étude sur le principe de précaution :
- Il est illusoire de prétendre évaluer tous les risques, et même de prétendre les imaginer. Ainsi la méthode du matelas au sol ne permet d’évaluer que certains risques, et sur une période donnée.
- Ce que nous appelons un risque est fortement dépendant de notre conception actuelle : une fois qu’on a détecté un risque il faut encore s’entendre sur ce qu’est « un niveau de risque acceptable » (et il est rare que le malade soit en état de nous aider sur ce point).
- Les responsables actuels tendent à confondre principe de précaution et principe du parapluie, poussés en cela notamment par des comportements aberrants des compagnies d’assurance.

Il nous faut donc aborder ces questions en gardant à l’esprit que nous sommes sous l’influence de nos propres fantasmes. Ensuite il nous faut recueillir impérativement le point de vue du patient (on ne parlera pas ici du point de vue, pourtant indispensable, des proches ; l’entretien avec les proches a une autre vertu, encore plus importante : l’acte par lequel on rend compte aux proches de l’état de la réflexion est un révélateur impitoyable de ce qu’on sait expliquer, de ce dont on n’est pas sûr, de ce qu’on n’ose pas dire, parfois de ce dont on ne souhaite pas se vanter...). Enfin il ne faut pas oublier de pratiquer le métier pour lequel nous sommes payés : raisonner en scientifiques. En dernier lieu on évitera d’accorder à ce raisonnement scientifique une autorité définitive.

À ce prix on peut espérer prendre les bonnes décisions.

LE DROIT AU RISQUE :

Mais alors comment peut-on envisager un « droit au risque » pour la personne âgée ? Et comment peut-on envisager le respect de ce droit ?

L’idée de protéger la personne est évidemment un projet paternaliste. C’est un projet qui pose en principe que la sécurité est la valeur la plus importante, et que la situation résultant d’une mise en sécurité vaut intrinsèquement mieux que la situation obtenue moyennant une prise de risque, et mieux, en toute hypothèse, que la situation résultant d’une prise de risque qui a échoué (mais avec le sentiment d’avoir au moins essayé).

Mais que peut bien signifier la notion de risque appliquée à une personne âgée ? De quoi peut-il bien s’agir ? Et d’abord, que signifie l’idée même de risque ?

On risque quand on se trouve dans une situation dont on ne contrôle pas les paramètres essentiels. Le risque est ainsi la caractéristique des situations nouvelles, de la découverte, de la rencontre. Certes, s’agissant de la personne âgée la problématique s’inverse quelque peu : ce n’est pas la situation qui est nouvelle, c’est la capacité de la personne à y répondre ; mais il n’en reste pas moins que le risque est le corrélat essentiel de l’adaptation : on ne s’adapte qu’en prenant un risque. On ne peut éliminer le risque qu’en décidant d’adapter la réalité au sujet au lieu de faire l’inverse, et cela conduit nécessairement à une sortie du réel au moyen de la création d’une réalité irréelle.

On a déjà noté plus haut ce paradoxe : alors que notre civilisation nous donne des moyens toujours plus performants, ce qui devrait nous rassurer sur notre capacité à faire face à l’adversité, on constate que le risque est devenu pratiquement obscène. Cela conduit à cette étrangeté du discours politique dans lequel on passe une partie de son temps à reprocher aux citoyens de prendre des risques, par exemple en fumant, ou en mangeant, ou en skiant hors pistes, et une autre partie à leur reprocher de ne pas prendre de risques, par exemple en refusant la remise en cause du droit du travail. Bref le risque est devenu une notion totalement instrumentalisée, ce qui est d’autant plus facile que son évaluation ne peut être faite à l’aune d’aucune référence stable, comme on l’a observé à plusieurs reprises.

Du coup on ne prend plus la peine de rechercher la réalité du risque.

Un enjeu essentiel de la prise en charge de la démence est la sécurisation des locaux : comment faire en sorte que ces malades, qui ne savent plus où ils sont et qui sont pris d’irrésistibles compulsions à marcher, ne s’échappent pas de l’unité où ils sont hébergés ? De nombreuses srtratégies ont été développées à ce sujet, nous y reviendrons sans doute. Mais s’est-on préoccupé de quantifier le niveau du risque ? Sans prétendre que l’argument suffise, je dois faire état d’une expérience de six ans d’un établissement dans lequel les déments ne faisaient l’objet d’aucune autre mesure de confinement qu’une surveillance aussi étroite que possible de la part des soignants. Il s’est produit, mais au fond pas très souvent, que des malades s’échappent ; tous ont toujours été retrouvés sains et saufs. Cela ne signifie nullement que j’avais raison, mais cela pourrait inciter à se demander si le risque n’a pas été surestimé, et surtout ce qui se disait dans cette surestimation.

Le risque, comme partout, c’est l’incontrôlé, l’aléatoire, ce qui échappe à notre surveillance. La liberté même est une situation à risque, car la liberté c’est d’abord la liberté de faire des erreurs (on sait que la République idéale de Platon, gouvernée par la seule raison, est un modèle d’Etat totalitaire). Du coup nous sommes pris dans un discours contradictoire : la personne âgée est à la fois celle qui, après s’être privée toute sa vie, a gagné le droit d’être enfin libre de faire ce qu’elle veut, et celle qui, après avoir souffert toute sa vie, a gagné le droit d’être enfin à l’abri des angoisses ; on ne voit pas que la liberté et la sécurité sont deux notions incompatibles (ce n’est pas un hasard si la loi Peyrefitte du 2 février 1981, l’un des textes les plus répressifs de la Ve République, s’appelait « sécurité et liberté »).

S’agissant de la personne âgée, la seule question qui vaille est de savoir ce qu’elle est encore capable de faire. Or pour en juger nous ne disposons que d’une série d’éléments d’appréciation qui sont, disons pour faire court de l’ordre du scientifique, et qui doivent être confrontés à ce que la personne se sent en mesure de faire. C’est là la difficulté de toute décision de soins : elle se prend en confrontant deux savoirs qui sont étrangers l’un à l’autre. Le scientifique (en résumant, bien sûr) a bâti son savoir sur la connaissance de nombreux cas, et le seul cas sur lequel il n’a pas de savoir est celui du malade ; le malade, lui, (toujours en résumant), n’a de savoir que sur son propre cas, mais celui-là il est le seul à le connaître. Il n’y a donc que deux solutions :
- Ou bien nous décidons que la sécurité prime, et nous mettons la personne à l’abri de toutes les situations dont nous ne sommes pas certains qu’elle va les maîtriser. Le prix à payer est nécessairement une perte d’autonomie.
- Ou bien nous décidons que l’autonomie prime, et nous décidons que la personne doit aller aux limites de ce dont elle est capable. Le prix à payer est nécessairement celui de l’accident.

Le droit au risque se situe ici. D’une part il y a la question, capitale, de la liberté : non seulement, comme on l’a vu, la liberté est d’abord la liberté de faire des erreurs, mais c’est aussi la liberté de décider de son propre système de valeurs, c’est la liberté de juger ce qui est une vérité et ce qui est une erreur (on passe ici sur le fait qu’en réalité il est absolument nécessaire que les humains partagent un miminum de choses dans ce domaine, faute de quoi ils ne pourront même plus penser la liberté et l’autonomie). Limiter le droit au risque, c’est limiter la liberté. Mais d’autre part il y a le fait que la mise en sécurité de la personne suppose qu’on lui évite les situations considérées comme à risque, ce qui revient à le faire travailler au-dessous de ses possibilités réelles. Le risque de la sécurité est la perte d’autonomie, comme on le voit en considérant certaines décisions aussi fréquentes qu’absurdes, comme celle qui consiste à attacher au fauteuil les malades qui risquent de tomber. Car quel est le risque de la chute ? C’est le traumatisme, la fracture, les complications, la grabatisation. Mais en attachant le malade on l’empêche de marcher, on entraîne une désadaptation, une atrophie musculaire, une perte des repères sensitifs et sensoriels, une grabatisation : les moyens qu’on se donne pour éviter le risque conduisent à le réaliser.

Mais naturellement il y a en ce qui concerne la personne âgée un risque dans le risque : n’y a-t-il pas un risque à la laisser calculer son risque, alors que l’environnement évolue si vite qu’elle n’a pas les moyens de l’évaluer ? On n’est pas en peine pour trouver des exemples de personne âgée qui s’expose à des risques manifestement inconsidérés, soit pour se prouver qu’elle en est encore capable soit parce qu’elle n’a pas pensé aux conséquences de ce qu’elle entreprenait. Peut-on alors dire qu’elle exerce sa liberté, quand elle souffre à l’évidence d’un trouble du jugement ? De quelle hypocrisie ne ferait-on pas preuve à prétendre qu’une personne est libre quand, sans qu’il s’agisse d’une démence, elle ne dispose plus de tous les moyens de prendre une décision rationnelle ?

Mais d’un autre côté, cette famille qui choisit de laisser son parent dément seul à domicile, et qui nous dit que le temps qu’il passe dans cette situation est du temps de gagné, et qu’elle assume le risque de la situation, et qu’il vaut mieux le trouver mort sur son carrelage que grabataire en maison de retraite, qui dira que cette famille est dans l’erreur ? Et s’il y avait pire que la mort ?

Il est à peine nécessaire d’ajouter que la personne âgée qui prend des risques a toute chance de nous créer des complications : le risque est aussi pour nous. Ou que, limitant les risques pour la personne âgée, nous procédons à une infantilisation qui peut recéler plus d’un règlement de comptes, comme on le voit en observant ces vieux couples où la femme prend sa revanche sur le mari qui l’a bafouée toute sa vie et qui, devenu impotent, tombe enfin en son pouvoir. Bref que la question de la sécurité se ramène bien souvent à celle de notre sécurité. Ce n’est pas totalement illégitime.

UN CAS CONCRET :

Appliquons ces quelques observations à une situation particulièrement banale.

Je connais une vieille dame. Elle a 93 ans, elle vit seule dans un pavillon de banlieue. Elle est en assez bonne santé, pour l’essentiel elle présente un risque de chute important du fait de son état rhumatologique ; ce risque est majoré par une prise d’anticoagulants motivée par une embolie pulmonaire ; elle n’a pas de déficit intellectuel majeur ; elle a des appareils auditifs mais elle ne veut pas user les piles ; elle a une téléalarme mais elle ne veut pas la garder sur elle. La maison est inaménageable, et si le plus souvent elle se confine au rez-de-chaussée il lui arrive malgré tout de descendre à la cave, par un escalier étroit et raide à l’éclairage défectueux, et dans lequel elle est déjà tombée.

Que convient-il de faire ?

En ma qualité de technicien de ces situations, j’ai eu l’occasion d’en discuter au cours d’une réunion de la famille. Bien entendu cette discussion a eu lieu en préalable à toute démarche vis-à-vis de l’intéressée ; la question était donc de savoir si on allait lui en parler, et de quoi. J’ai dit qu’il convenait de commencer à réfléchir à ce qui risquait de se passer. J’ai rappelé qu’en effet les pires situations étaient celles qui n’avaient pas été anticipées, et que sans pour autant se précipiter sur des décisions alors qu’aucune n’était actuellement à l’ordre du jour, le moment était venu de prévoir une organisation :
- Prendre des informations sur les maisons de retraite.
- Réfléchir à la manière dont elles pourraient être financées.
- Décider qui ferait quoi dans l’hypothèse d’une hospitalisation, ou d’une aggravation de la dépendance.
Réfléchir à un système de télésurveillance, en installant deux ou trois webcams et une connexion Internet.

Les réactions ont été très violentes :
- La vieille dame ne va pas si mal que cela.
- Il n’est pas question de violer son intimité.
- Si elle veut prendre des risques, c’est son droit et il faut le respecter.
- Et de toute manière on assumera le moment venu.

Comment analyser cette séquence, dont la banalité est le trait essentiel ? Car la réaction de cette famille est conforme au stéréotype.

On y trouve d’abord le déni de la situation, qui peut s’expliquer de multiples manières, là n’est pas notre propos. Toujours est-il que le risque de chute, pourtant majeur et majoré par le traitement anticoagulant, est totalement dénié, que la détérioration intellectuelle, qui est aussi évidente que modérée, est passée par profits est pertes.

On y trouve ensuite une difficulté à examiner la lourdeur de l’engagement qu’elle prend quand elle se dit prête à assumer les conséquences de ses choix. Et si je lui accorde un crédit complet quand elle affirme qu’elle assumera le moment venu, je suis bien contraint d’admettre que les quatre phrases par lesquelles elle exprime sa position sont celles que le gériatre entend le plus régulièrement quand il se risque à proposer un plan d’aide, et que le rejet de ce plan est tout aussi régulièrement, au bout de quatre mois, suivi d’une réhospitalisation en urgence dans des conditions apocalyptiques et d’un envoi en catastrophe dans n’importe quel mouroir. Et ce n’est pas parce que mon inquiétude est jusqu’ici démentie par les faits que le raisonnement perd sa légitimité.

La réaffirmation d’un droit au risque est certainement bienvenue. Mais là encore il faut être prudent. Car de quoi s’agit-il en réalité ? Il est probable que mes interlocuteurs ont simplement en vue le refus prévisible de la vieille dame, qui à nos propositions aurait toute chance d’opposer un : « Laissez-moi tranquille, je n’ai besoin de rien ». On pourrait alors se rassurer en invoquant, en bon zélateurs du principe d’autonomie, sa décision souveraine et opposable dès lors qu’elle a été informée. On méconnaîtrait ainsi une difficulté de taille : la vieille dame n’a aucune idée de ce qu’est une webcam, et elle ne peut se faire aucune représentation de ce que pourrait être une télésurveillance ; d’ailleurs l’hostilité si fréquente des personnes âgées à la téléalarme provient avant toute chose du fait qu’elles sont incapables de concevoir le fonctionnement du système. Dans ces conditions, prétendre qu’on a respecté l’autonomie de la personne alors qu’on a tout simplement utilisé le fait qu’elle n’a pas compris de quoi on lui parle ne semble pas, au regard de l’éthique, d’une grande solidité.

Mais le plus intéressant est sans doute sa position par rapport à la télésurveillance : car on voit bien que cette position est sous-tendue par le fantasme orwellien d’une vieille dame espionnée, traquée dans ses toilettes ou sous sa douche. Or ce fantasme ne tient aucun compte de la réalité : d’abord le projet n’est pas de truffer de caméras la maison d’une vieille dame mais de se donner les moyens de vérifier deux ou trois fois par jour, en installant une ou deux webcams aux endroits qu’elle fréquente le plus souvent qu’elle n’est pas en danger ; ensuite il n’y a guère lieu de prendre en compte un risque d’abus, sachant que les utilisateurs éventuels du dispositif seraient exclusivement des membres de la très proche famille ; quant à la place d’un éventuel voyeurisme, elle semble restreinte pour plus d’une raison. On voit bien que la fonction du fantasme est de transformer la question posée en une question de principe, ce qui évite, précisément, d’examiner la question posée. L’attachement au principe est l’alibi d’une pusillanimité intellectuelle.

On voit tout aussi facilement de quoi le fantasme est nourri : ce qui prédomine, comme dans l’exemple des barrières de lit, c’est la projection : c’est l’idée que les enfants se font de l’idée que la vieille dame pourrait avoir ; ce faisant on oublie régulièrement que les situations sont différentes : aucun adulte jeune ne s’imagine incontinent, ou dément, et il peut encore moins imaginer les renoncements auxquels il devrait alors consentir.

Ce refus a priori d’examiner le principe de la télésurveillance apparaît donc pour ce qu’il est : une position absurde. Il me reste à ajouter que cette position a été la mienne pendant plusieurs années.

Cela pourtant ne clôture pas le débat. Car les positions de principe ne sont pas pour autant négligeables, et l’on peut parfaitement concevoir qu’on refuse la notion même de télésurveillance au nom d’un nécessaire respect absolu de l’intimité des personnes. Ce n’est pas le lieu ici d’examiner si une telle position de principe est légitime s’agissant de la télésurveillance. Par contre on ne peut manquer de relever une contradiction : car si on décide que la télésurveillance est interdite a priori, alors on dit du même coup qu’il s’agit d’une mauvaise chose en soi ; et si on dit qu’il s’agit d’une mauvaise chose en soi, on admet du même coup qu’il existe des choses qui sont mal en soi ; il y a donc un mal absolu, le bien et le mal sont définis par une norme extérieure à l’individu qui utlise les choses ; mais si c’est le cas, alors il n’y a plus aucun moyen de fonder une démarche autonomiste : le bien de la personne existe en soi, il y a de gens dont le métier est de dire en quoi ce bien consiste, et la seule attitude raisonnable est le paternalisme.

Une remarque supplémentaire s’impose, qui concerne le rapport que nous entretenons avec la technologie ; c’est une banalité que d’observer combien, dans le monde soignant, le recours à la technique dispense d’agir, et plus encore de réfléchir : on ne compte plus les appareils achetés à la légère alors qu’un peu de réflexion, ou une réorganisation, aurait aisément prouvé que ces achats n’étaient pas nécessaires. C’est le cas ici : l’idée d’une télésurveillance est probablement bonne ; mais cette certitude s’effrite quelque peu quand on essaie de réfléchir au problème posé.

Nous étudions le cas d’une vieille dame qui vit seule chez elle. Il y a des risques inhérents à la situation, et certains de ces risques, par exemple celui d’un trouble du rythme brutal, ne peuvent être éliminés par aucun moyen adapté : personne ne songe à équiper la dame d’un monitorage cardiaque miniaturisé. Ce que nous cherchons à éliminer, c’est le risque d’un séjour prolongé au sol après une chute, ou d’une pathologie brutale nécessitant une intervention en semi-urgence. L’idée est donc de pouvoir vérifier rapidement l’état global de la personne, par un simple coup d’oeil à l’écran. Et parvenus à ce point on s’aperçoit qu’on parviendrait au même résultat avec un instrument moins sophistiqué nommé téléphone. Certes cela implique que si la vieille dame ne répond pas au téléphone il faudrait aller sur place, mais les intervenants potentiels habitent tous à moins de dix kilomètres.

Rappelons que l’idée d’une surveillance par webcams était mon idée, que je n’ai pas pensé une seconde à organiser une veille téléphonique et mes interlocuteurs non plus. D’ailleurs cette veille n’a pas été mise en place. Il peut arriver que le recours à la technologie serve surtout à éluder la nécessité d’une relation.

Mais à ce jour la vieille dame va très bien.