Cet article a été relu le 1er décembre 2014

Temporalité et soins palliatifs IV

(actualisé le ) par Michel

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Il n’y a pas de mort idéale ; la belle mort, celle dont on redemanderait, cela n’existe pas. La mort est triste, moche, angoissante, terrifiante. Et il y a lieu de se méfier de tout discours lénifiant. Par exemple, il faudrait scruter ce qu’on dit quand on ose parler de « la mort, dernière étape de la croissance ». On sait ce qu’il faut entendre par là, cependant il y a dans une telle proposition quelque chose de choquant : que je sache, lorsque je mène ma voiture à la casse, je ne dis pas que je parachève sa construction...

De tels propos témoignent-ils d’autre chose que de notre affolement ? Feignons, en somme, de vouloir ce que nous ne pouvons éluder. C’est là une attitude très marquée culturellement : quiconque se trouve, en lucidité, affronté à sa propre mort tient dans cette occurrence une occasion de procéder à une évolution décisive. Certes ; on n’est pourtant plus très loin, là, du scandale doloriste dont l’instant d’avant on disait pis que pendre. A quelque chose malheur est bon. Death is beautiful [1] ... Pour en arriver là, il faut commettre une erreur de méthode de type pythagoricien : considérer la vie comme linéaire, se laisser fasciner par le flux du temps qui passe, jusqu’à ce qu’on se sente en mesure de soutenir que la descente est la dernière étape de la montée.

Jusqu’ici on prétendait, contre l’évidence historique et sociologique, qu’il est dans la nature de l’homme de tout mettre en œuvre pour tâcher de vivre le plus longtemps possible. Or il suffit de regarder autour de soi pour trouver des gens capables de dire que leur vie ne vaut tout de même pas qu’on fasse tourner la Terre dans l’autre sens à seule fin de la leur maintenir. Ces gens-là ne sont pas des dépressifs ; ce ne sont pas des suicidants ; ils n’acceptent pas la mort de gaieté de coeur : ils voient seulement les choses comme elles sont.

Est-ce à dire toutefois que rien ne se passe à la fin de la vie ? Est-ce à dire qu’il n’y a rien à y faire, rien à y jouer, rien à y perdre, et surtout rien à y gagner ? Certainement pas. En premier lieu, et même si cela ne change rien au caractère maudit de la souffrance, il est exact que la manière dont le souffrant gère sa souffrance peut lui être source d’enrichissement. Mais il y a plus : il se pourrait que le mourant ait une fonction à remplir. Une fonction sociale.

On va donc en guise d’épilogue oser les lignes qui suivent, tout en reconnaissant que le lecteur qui jugerait qu’elles n’ont aucun sens aurait très probablement raison.

Parmi les textes fondateurs de la civilisation occidentale, l’un de ceux où l’on meurt le plus est incontestablement l’Iliade. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il s’agit d’un des massacres les plus célèbres de l’Histoire.

Naturellement, le regard porté par Homère sur la mort est un peu biaisé, puisqu’il parle de morts violentes, au combat, chez des soldats qui s’y attendaient et a priori assumaient ce risque. Cependant son témoignage n’est pas si dépourvu d’intérêt que cela.

Il faut d’abord observer qu’Homère adopte, vis-à-vis des récits de mort, deux points de vue différents.

Il se place le plus souvent du côté du meurtrier, du côté de celui qui donne la mort, et donc voit l’autre mourir. Il montre en somme non comment on meurt mais comment on est tué. Son discours est alors complètement dépourvu de tout affect ; le regard porté sur la scène est celui du chirurgien ; ou plutôt du médecin-légiste :

Mérion, quand il l’atteignit dans sa poursuite, le frappa à la fesse droite. Perçant en avant à-travers la vessie, au-dessous de l’os, la pointe ressortit. Phéréclos tomba à genoux en gémissant, et la mort l’enveloppa.

Ou encore cette image, partagée entre l’horrible et le pittoresque :

Droit à travers les dents, le bronze coupa la langue à sa base. Pédaïos tomba dans la poussière, et serra le bronze froid de ses dents.

Mais au fond ce n’est pas exactement la mort qui est décrite ici. Dioris est frappé d’une pierre à la cheville :

Les deux tendons et les deux os, la pierre grossière les broya complètement. A la renverse, dans la poussière, Dioris tomba, tendant les mains à ses compagnons, expirant.

Plus loin, Diomède frappa Enée d’une pierre :

Il froissa le cotyle et, en outre, rompit les deux tendons ; et la peau fut emportée par la pierre raboteuse. Le héros, tombé à genoux, se soutint en appuyant sa main épaisse sur la terre, et sur ses yeux une nuit sombre s’étendit.

La suite nous apprendra qu’Enée a survécu. Cependant les deux récits se répondent trait pour trait. Homère observe avec raison que la mort n’existe pas à proprement parler : si les deux histoires se ressemblent, c’est parce que l’observateur constate que dans les deux cas l’effet du traumatisme est d’aboutir à une perte de connaissance ; ce qui est conforme à la réalité. La seule différence est que l’un se relève, l’autre non, mais cela ne se voit qu’ensuite. Homère en reste à ce constat, somme toute assez trivial, que l’expérience de la mort n’est pas communicable : être tué n’est pas la forme passive du verbe tuer.

Cependant Homère s’attarde sur trois décès, qui seront décrits de façon radicalement différente, et dans une sorte de crescendo. Ce sont trois morts de héros, trois morts liées les unes aux autres, puisque, successivement, Sarpédon est tué par Patrocle, Patrocle par Hector et ce dernier par Achille. Et ces morts sont décrites à dessein : car les coups mortels ne sont ni plus ni moins graves que ceux qui partout ailleurs dans le récit engendrent le leitmotiv : « Untel tomba face en avant, et sur lui ses armes retentirent ». Homère prend même la précaution d’écrire :

De part en part à travers le cou tendre, la pointe passa : mais la trachée, le frêne ne la coupa point de son bronze lourd, afin qu’Hector pût répondre quelques mots à Achille.

C’est, dire assez l’importance que l’auteur attache à la scène qui suit et aux propos tenus par les mourants.

Sarpédon est frappé brutalement, « là où le diaphragme enveloppe le cœur compact ». Il tombe « comme un chêne tombe », et cependant la mort n’est pas instantanée. Homère note que le mourant « exprimait d’ardents souhaits ». En fait le discours de Sarpédon est très bref : il s’adresse à son ami Glaucos pour lui demander de veiller à ce que son corps ne soit pas profané pas les Achéens. Propos somme toute intéressés, si l’on peut dire, mais qui ont cependant une portée plus vaste. Car l’argument de Sarpédon est que ce serait pour Glaucos « un opprobre et une honte de chaque jour » s’il ne le faisait pas. En somme Sarpédon rappelle Glaucos à son devoir et tout en se recommandant à lui il recommande en quelque sorte Glaucos à lui-même : il double ses dernières volontés d’un testament spirituel.

De ce fragment de texte, on peut tirer des conclusions particulièrement importantes. La première, et la plus simple, c’est que les héros, les âmes nobles, ont le privilège de voir la mort venir. La seconde, c’est que ce privilège leur est donné pour qu’ils puissent parler à leur entourage. La troisième, c’est que leur discours vise à donner aux vivants une indication sur ce qu’ils doivent être. Comme si, adossés à leur mort, ils se voyaient attribuer le droit de regarder le monde avec les yeux du dieu.

La mort de Patrocle est l’occasion, cette fois, d’un dialogue plus consistant entre la victime et son meurtrier. C’est qu’Hector triomphe, ce en quoi il ne se distingue nullement des autres héros ; la différence est qu’il se vante quand il s’attribue le mérite de la mort de Patrocle, et qu’il se trompe quand il imagine que ce dernier a été victime de quelque trahison de la part d’Achille. La réponse de Patrocle a au fond la même finalité que le discours de Sarpédon : il s’agit de porter sur les choses un regard qui les restitue dans leur vérité. Mais elle a une autre fonction, bien plus importante :

Encore un mot, pourtant, et mets-le dans ton âme : tu n’as plus longtemps toi-même à vivre. près de toi, déjà, se dressent la mort et le sort puissant : et tu es dompté par la main d’Achille, l’irréprochable Eacide.

En somme, du lieu d’où il parle, Patrocle est en mesure de prophétiser. Ce dont il témoigne, c’est d’une communication avec l’au-delà, Patrocle mourant s’exprime comme s’il était déjà mort. Son rôle est de porter aux vivants le message du monde des morts, du monde des dieux. Tout comme Sarpédon voulait dans ses derniers mots organiser le monde, ainsi Patrocle veut rappeler que le monde obéit à des lois qui le surpassent.

La mort d’Hector est encore plus imposante, même si elle est ouvertement mise en relation avec celle de Patrocle ; il suffit de noter que l’expression utilisée pour raconter le trépas proprement dit est l’exacte répétition de ce qui fut dit pour Patrocle.

D’abord, Hector, lui, voit la mort venir de loin, peut-être en partie à cause de l’oracle de Patrocle.

Hector comprit en son âme et s’écria : « Hélas, certainement, les dieux m’ont appelé à la mort !

Mais il ne s’attarde pas à se lamenter sur son sort :

Pourtant, ne périssons pas sans courage, ni sans gloire, mais après quelque grand exploit, qui passe même à la postérité.

Ensuite il tente de négocier avec Achille pour que ce dernier, renonçant à toute vengeance, respecte son corps. C’est là encore une phase dans laquelle le mourant essaie d’obtenir une réorganisation de ce monde qu’il est en train de quitter. Cette fois la négociation échoue, mais cela n’enlève rien au fait que la position d’Hector est la bonne :

Les dieux sont mécontents de toi, (que) lui-même (Zeus), plus que tous les immortels, s’irrite parce que, dans ta fureur, tu gardes Hector près des vaisseaux recourbés, au lieu de le rendre. Là encore, le mourant dit parole d’oracle.

Et tout comme Patrocle, il va pouvoir prophétiser :

Prends garde maintenant que les dieux ne s’irritent contre toi à cause de moi, le jour où Pâris et Phébus Apollon te perdront près de la porte Scée.

Ce qui nous est signifié dans ces pages c’est que le héros mourant se voit conférer le pouvoir de parler, et la mission de le faire. Il ne se passe guère autre chose, après tout, dans ces récits où sur son lit de mort le vieux père donne aux survivants ses dernières consignes. La difficulté dans laquelle nous sommes est que de nos jours le testament, les dernières volontés, n’ont plus trait qu’à l’organisation des funérailles et à l’attribution des biens. C’est oublier que le mot même de « testament » a la même racine que le mot de « témoignage », et que les dernières volontés peuvent, pourraient, devraient consister dans un regard porté sur ceux qu’on va laisser. Le don de prophétie accordé à Patrocle et Hector indique que ces derniers parlent de la part des dieux, au nom des dieux, avec l’autorité des dieux ; le rôle du mourant peut être pensé comme étant d’établir un pont fugace, ténu, entre le monde des hommes et celui du divin.

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Sans qu’il soit possible de dire ce que vaut une telle idée, ni comment la filiation pourrait exister entre ces deux textes, il reste bien difficile de ne pas être fasciné par les similitudes qui existent entre l’Iliade et la Chanson de Roland.

Similitudes dans la structure générale du récit : la dispute entre Roland et Ganelon, qui est le ressort dramatique de la Chanson, fait pendant à la querelle entre Agamemnon et Achille, d’où procède l’Iliade. La description des Compagnies de Charlemagne évoque le catalogue des vaisseaux Grecs. L’histoire même de l’amitié entre Roland et Olivier fait penser à celle du couple Achille-Patrocle [2] .

Peu importe. Ce dont nous avons besoin en fait de similitudes, c’est de constater que les remarques que nous avons faites à-propos de l’Iliade valent presque mot pour mot en ce qui concerne la Chanson.

On y retrouve en effet les mêmes descriptions, quasi-anatomiques, pour raconter les morts : Sanson attaque le général :

-Trenchet li le coer, le firie e le pulmun
- Que l’abat mort, qui qu’en peist u qui nun

(Il lui perce le cœur, le foie, le poumon, et l’abat raide mort, qu’on le déplore ou non). On ne résiste pas au plaisir de citer le texte original, dont la beauté est souvent stupéfiante ; l’esthétique est un des piliers de la médecine.

Ou bien Roland en frappe un autre

-Li quens le fiert tant vertuusement
- Tresqu’al nasel tut li elme li fent,
- Trenchet le nés e la buche e les denz,
- Trestut le cors e l’osberc jazerenc,
- De l’oree sele li dous alves d’argent
- E al ceval le dos parfundement ;
- Ambure ocist seinz nul recoevrement.

(avec tant de violence qu’il fend son casque jusqu’au nasal, tranche son nez, sa bouche, ses dents, tout son buste en même temps que sa cotte de mailles, les deux bosses d’argent de sa selle dorée et profondément l’échine du cheval. Il les tue tous les deux et sans recours possible.)

Ici comme dans l’Iliade, ce qui est décrit c’est la manière de donner la mort, non la mort elle-même.

Et, tout comme dans l’Iliade, trois décès sont isolés et décrits selon une procédure totalement différente. Ce sont les morts des trois héros, Olivier, Turpin et Roland.

Olivier meurt comme Hector : sa mort lui est en somme annoncée :

-Oliver sent qu’il est a mort nasfret
- De li venger ja mais ne li ert sez

(Olivier sent qu’il est blessé à mort ; mais jamais sa soif de vengeance ne sera assouvie).

Il veut, comme Hector, finir en beauté, ce qui introduit par rapport au récit homérique une nuance intéressante : le temps qui s’écoule entre le coup fatal et l’agonie est démesurément étiré ; la narration commence dès le moment où la mort est devenue inéluctable. Cela donne l’impression que vie et mort sont mêlées : Olivier sent que ses forces le lâchent, mais tant qu’il peut se battre il n pense à rien d’autre. Ce n’est qu’à la dernière extrémité, quand il

-sent que la mort mult l’angoisset
- Ansdous les oilz en la teste li turnent
- L’oïe pert e la veüe tute

(Quand il sent les affres de la mort ; ses yeux se révulsent ; il ne voit plus, n’entend plus. Comment ne pas penser ici à Homère : « ...et l’ombre voila ses yeux » ?) qu’il abandonne le combat. Alors seulement il renonce. Il faut lire pas à pas, mot à mot, ce texte laconique : Olivier

-Descent a piet, a la tere se culchet

(Il descend de cheval et se couche sur le sol)

-Durement en halt si recleimet sa culpe,
- Cuntre le ciel ambesdous ses mains juintes,
- Si priet Dieu que pareïs li dunget
- E beneïst Karlun e France dulce,
- Sun cumpaignun Rollant sur tuz humes.

(D’une voix haute et ferme il confesse ses péchés. Les deux mains jointes et tournées vers le ciel il prie Dieu de lui donner le Paradis, de bénir Charles, la douce France et, plus que tous les hommes, Roland son ami).

Cette scène, soit dit en passant, se déroule dans un étrange silence, comme si la bataille se suspendait un instant. C’est une cérémonie qui se produit dans un intervalle où le temps s’abolit, c’est un instant giovannesque.

Olivier ne voit plus, n’entend plus. Il est coupé du monde, en un sens il l’a déjà quitté. Il se trouve en quelque sorte déjà dans un ailleurs où les choses lui apparaissent différentes : il se trouve seul, au seuil de l’autre monde ; c’est parce qu’il est aveugle et sourd qu’il voit et entend.

Et cet homme aux portes de la mort, cet homme qui ne sait plus où il en est, qui ne reconnaît même plus son ami, qui n’a plus la force de tenir son épée, va organiser son trépas, posément, méticuleusement. On nous montrait un agonisant au bord de la syncope, voici devant nous un guerrier qui descend de cheval et se couche contre le sol : il convient de se battre jusqu’à la fin, mais il ne sied pas de mourir debout. La mort suppose un temps de silence, un recueillement, l’arrêt de l’activité en cours, afin de n’être pas pris au dépourvu. Le contraste est frappant avec ces danses macabres où l’on voit les squelettes s’emparer du moine en train d’écrire, de la femme en train de filer. Il n’est pas bon que la mort frappe à l’improviste.

D’une voix haute et ferme il confesse ses péchés. C’est d’un Olivier ragaillardi dont on nous parle là. Mais pourquoi ce confiteor ? Turpin ne les a-t-il pas bénis et absous en bloc juste avant la bataille ?

-Franceis descendent, a tere se sunt mis
- E l’arcevesque de Deu les beneïst
- Par penitence les cumandet a ferir

N’ont-ils pas accompli la pénitence, qui était de frapper ?

et Turpin n’a-t-il pas répété :

-Mais d’une chose vos soi jo ben guarant
- Seint pareïs vos est abandunant
- As Innocenz vos en serez seant

(Ce que je vous promets, c’est que le Paradis vous est grand ouvert, et que vous siégerez parmi les Innocents).

Dès lors, à quoi sert cette nouvelle confession ?

A ceci, peut être : Désormais Olivier est seul devant sa mort, seul sur le seuil du Passage. Par cette nouvelle confession il s’approprie son mourir ; il n’est plus accompagné de Turpin, ce n’est plus Turpin qui prie pour lui. Dans cette cérémonie, d’ailleurs, l’archevêque n’apparaît pas, comme pour souligner que c’est Olivier lui-même qui dit son propre office, que c’est lui qui se fait prêtre. A cet instant le mourant se revêt d’habits sacerdotaux.

C’est pourquoi il peut assurer une fonction capitale, qui est celle de l’intercesseur. Hector et Patrocle prophétisaient ; Olivier demande à Dieu de bénir ceux qui lui sont chers. Symboliquement il se place ainsi à mi-distance entre Dieu et les vivants, et il acquiert le pouvoir de transmettre au monde d’en bas quelque chose du monde d’en haut. Le rôle du mourant est ainsi de faire communiquer Dieu et les hommes.

Comment serait-ce fortuit ? La mort d’Olivier est donc l’occasion d’un mouvement de régénération du monde...

La fin de Turpin est en apparence, mais en apparence seulement, très différente. Ces différences viennent à l’évidence de ses fonctions sacerdotales. L’archevêque lui aussi est averti de sa mort : il est atteint de quatre coups d’épieu, et il dit :

-Ne sui mie vencut !
- Ja bon vassal nen ert vif recreüt.

(Je ne suis pas vaincu. Jamais un bon guerrier ne se rendra, aussi longtemps qu’il reste en vie).

Et Turpin mettra sur le carreau quatre cents païens... Puis il trouvera encore la force d’organiser une cérémonie funèbre pour les pairs morts au combat. Il ne confesse pas ses péchés, on suppose qu’un prélat est par hypothèse en état de grâce ; il ne prie pas pour les siens, on suppose qu’il n’a fait que cela depuis le début. Au contraire, la mort le prend presque au dépourvu, tandis qu’il va chercher de l’eau.

Ce contraste entre Olivier qui meurt pieusement et Turpin qui meurt comme un gueux n’est sûrement pas sans signification. C’est que Turpin, parce qu’il est prêtre, c’est-à-dire investi d’un rôle d’intermédiaire entre Dieu et les hommes, mourra saintement de toute manière. Olivier, lui, n’acquiert cette fonction que par sa mort. En somme Turpin peut mourir comme il meurt parce qu’il est entendu que le prêtre vit en permanence dans l’état d’Olivier : ses péchés sont confessés en permanence, il pense à sa mort, qui est rencontre avec Dieu, en permanence, d’ailleurs il est mort au monde. Le prêtre ne mérite d’être prêtre que si toute sa vie se déroule dans cet espace qui sépare l’être-vivant de l’être-mort. Au fond cela n’est guère surprenant : comment pourrait-on se prétendre intermédiaire entre Dieu et les hommes si on ne se place pas, précisément, au seul point de l’existence où il est possible d’appartenir aux deux mondes à la fois ?

Reste la mort de Roland. Autant la mort d’Olivier est sereine, hiératique, paisible, autant celle de Roland est complexe, tourmentée, angoissée.

Il faut dire que c’est une mort énigmatique : pour une fois en effet le chirurgien va se trouver pris en défaut, incapable de préciser la cause exacte du décès. Roland est le seul combattant qui ne meure pas d’un coup d’épée ; ce qui le tue, c’est d’avoir trop sonné du cor, si violemment que

-De sun cervel li temple en est rumpant

(Ses tempes en éclatent). Rupture vasculaire, sur malformation préexistante, un accident du travail en somme.

La raison de cette singularité tient à l’action elle-même, action qui repose sur la psychologie du personnage. L’auteur le dit sans ménagements :

-Rollant est proz e Oliver est sage

(Roland est fougueux, Olivier est posé)

Voici que les troupes de Roland sont isolées dans la montagne et cernées par l’ennemi. Olivier part en reconnaissance et revient pessimiste : il a vu l’armée païenne :

-Unc mais nuls hom en tere n’en vit plus

Jamais personne n’en a vu autant. Il faut donc agir, et alerter Charlemagne :

-Cumpaign Rollant, kar sunez vostre corn
- Si l’orrat Carles, si returnerat l’ost

Mais Roland, fier-à-bras, refuse net :

-Jo fereie que fols !
- En dulce France en perdreie mun los

(Si je le faisais, j’y perdrais l’honneur)

Le combat donc s’engage, et les Français plient. Roland comprend son erreur, et décide d’appeler à l’aide. Mais Olivier cette fois refuse : stratégiquement il aurait mieux valu éviter la bataille. Maintenant il faut en assumer les conséquences ; sonner du cor serait avouer sa peur de mourir.

-Quand je vol dis n’en feïstes mie
- Se vos cornez n’er mie hardement

Mais Roland passe outre : il faut que Charlemagne au moins les venge ; Il sonne donc :

-Par peine e par ahans
- Par grant dulor sunet sun olifans
- Par mi la buche en salt fors li cler sancs

Et son sang clair jaillit dans sa bouche.

Mais l’empereur n’arrive pas. Il n’arrive pas parce qu’il est trop loin ; il fallait sonner plus tôt. Il ne vient pas surtout parce que Ganelon l’en dissuade, ce Ganelon qui tient à se venger de Roland, parce que ce dernier l’avait délibérément envoyé dans une ambassade suicidaire auprès du roi des païens. Si donc les Français meurent, c’est à cause du caractère de Roland. Roland, lui, meurt en tâchant de réparer sa faute. Sa mort est une pénitence, et c’est pourquoi il ne lui est pas fait l’honneur d’être tué au combat.

C’est sans doute pour les mêmes raisons qu’il va se trouver conduit à se faire le maître d’une étrange cérémonie.

La bataille est terminée. Les païens s’enfuient car ils entendent au loin les clairons de Charlemagne. Les Français on tenu et Turpin peut dire :

-Cist camp est vostre, mercit Deu, vostre e mien

Les Français sont maîtres du terrain, mais il n’y a plus de Français. Seuls restent, en piteux état, Roland et Turpin.

Ils vont donc mettre en scène le champ de bataille. Roland part à la recherche des cadavres de ses amis et les aligne devant Turpin qui prononce sur eux l’in paradisum. Puis il trouve le corps d’Olivier, que l’archevêque bénit ; mais c’est Roland qui dira l’éloge funèbre. A cet instant les rôles vont s’interpénétrer quelque peu, car les deux mourants se soutiennent l’un l’autre : Roland panse les plaies de Turpin, Turpin va chercher de l’eau pour Roland. C’est Turpin qui avouera sa peur de mourir :

-La mie mort me rent si anguissus !

c’est Roland qui dira l’in paradisum sur Turpin.

Turpin meurt, et Roland se retrouve seul. Alors il deviendra, comme Olivier, son propre prêtre. Et il n’y a guère de différence entre Roland qui se trouve seul devant la mort parce qu’il est seul dans la vie, et Olivier qui est seul devant la mort parce que devant la mort on est toujours seul. Roland va donc mettre ses affaires en ordre. Il sent que la mort se rapproche

-Co sent Rollant que la mort li est près
- Par les oreilles fors s’en est li cervel

et il termine l’office général en recommandant ses amis morts à Dieu, assumant pas là une moitié de la fonction d’intermédiaire dont on a parlé à propos d’Olivier. Cela fait il va s’occuper de lui-même, en appelant non point Dieu, que, peut-être, vu ce qui précède, il n’ose invoquer, mais Gabriel.

Sa première idée est de se montrer mort au combat : il monte sur un tertre, face à l’Espagne, l’épée dans une main et l’olifant dans l’autre ; et s’il fait cela, c’est pour qu’on n’ait rien à lui reprocher, et surtout pas sans doute son inconscience :

-Prist l’olifant, que reproce n’en ait,
- E Durendal, s’espee, en l’altre main

puis il s’évanouit.

Mais la mort ne vient pas. Elle ne vient pas d’abord parce qu’il lui sera infligé une suprême humiliation : seul de toute cette histoire il sera dérangé dans son agonie par un Sarrasin qui veut lui voler son épée ; il le tue d’un coup de cor. Mais la mort ne vient pas non plus parce que le tableau qu’il a mis en scène est mensonger. Roland n’est pas encore en paix avec lui-même, il lui reste en somme à régler ce « dernier dossier » cher au docteur Monique Tavernier.

Pour y parvenir il faudra que sa vue se brouille :

-Co sent Rollant la veüe ad perdue

Il va donc parcourir son ultime itinéraire spirituel, et c’est Durandal qui va le lui faire faire ; Durandal par qui il se définissait, Durandal qu’il a précisément préférée à son cor.

-jo fereie que fols !
- En dulce France en perdreie mun los.
- Sempres ferrai de Durendal granz colps ;
- Sanglant en ert li branz, entresqu’a l’or.

(...) Sans attendre je frapperai de grands coups et Durandal aura sa lame sanglante jusqu’à la garde.

Or, voici que c’est d’un coup d’olifant qu’il sauve Durandal... Pour éviter qu’elle ne tombe aux mains des païens, il décide de la briser sur un rocher. Mais il échoue. Par trois fois il essaie, et par trois fois il parle à son épée. Ce qu’il lui dit alors témoigne de son évolution :

-Tantes batailles en camp en ai vencues
- E tantes teres larges escumbattues
- Que Carles tient, ki la barbe ad canue !

(Grâce à vous, j’ai gagné tant de batailles et conquis tant de pays que possède à présent le vieux Charlemagne)

Péché d’orgueil. Cela ne marche pas. Alors il se fait plus humble : ce n’est pas de sa gloire dont il s’agit, c’est du bien de son pays :

-Dunc la me ceinst li gentilz reis, li magnes,
- Jo l’en cunquis e Anjou e Bretaigne,
- Si l’en cunquis e Peitou e la Maine

(Cette épée me fut donnée par Charlemagne, et par elle je conquis l’Anjou,etc...)

C’est déjà mieux, mais cela ne suffit toujours pas ; il donne un dernier coup et

-L’espee crinst, ne froisset ne se brise,
- Cuntre ciel amunt est resortie

(L’épée grince, mais rien ne l’entame, et elle rebondit vers le ciel)

Sans doute Roland y voit-il un signe, car il renonce et l’invoque enfin comme il faut : Durandal est un objet sacré, dont le pommeau contient des reliques :

-E Durendal, cum es bele e seintisme !
- En l’oriet punt asez i ad reliques,
- La dent seint Pierre e del sanc seint Basilie

Cette évolution intérieure étant faite, Roland peut enfin s’offrir à la mort.

Il s’étend face contre terre et dit son mea culpa, à petits coups répétés :

-Cleimet sa culpe e menut e suvent

Le contraste avec Olivier parle de lui-même :

-Durement en halt si recleimet sa culpe

et se poursuit dans le vers suivant. Roland implore le pardon divin en tendant son gant :

-Pur ses pecchez Deu en puroffrid li guant

Olivier joint simplement les mains :

-Cuntre le ciel ambesdous ses mains juintes

La mort d’Olivier est simple et naturelle, pourrait-on dire. Elle est décrite du point de vue de l’observateur :

-Falt li le coer, li helme li embrunchet
- Trestut le cors a la tere li justet.

(Le cœur lui manque, son casque se met de travers, son corps s’affale sur le sol).

Pour Roland, les choses se passent autrement : il faut qu’il tende la main, il faut qu’il la donne, dans un geste de supplication. Il faut qu’on vienne le chercher : comme il ne peut pas ouvrir les portes qui le feront médiateur entre le Ciel et la Terre, il faut que le Ciel se rapproche.

Et le miracle s’accomplit : on vient le chercher, les anges s’approchent :

-Angles del ciel i descendent a lui.

Les choses peuvent alors rentrer dans l’ordre. Roland se tourne vers sa vie passée :

-De plusurs choses a remembrer le prist

et il ne peut retenir ses larmes et ses soupirs :

-Me poet muer n’en plurt e ne suspirt

Turpin déjà justifiait ainsi son angoisse :

-Ja ne verrai le riche empereür

Puis il prononce son propre libera me : il n’y a plus de prêtre, mais le mourant se trouve en situation pour en tenir lieu.

Son libera me est agréé :

-Sun destre guant a Deu en puroffrit
- Seint Gabriel de sa main l’ad pris.

Il offre son gant et Gabriel le prend dans sa main. On songe au Commandeur, bien sûr, mais aussi à Michel-Ange. Roland peut alors enfin adopter la position qu’avait prise Olivier : il joint les mains et incline la tête. Les anges l’entourent et l’emportent dans une fin sublime :

-Desur sun braz teneit le chef enclin ;
- Juntes ses mains est alet a sa fin.
- Deus tramist sun angle Cherubin
- E seint Michel del Peril ;
- Ensembl’od els sent Gabriel i vint.
- L’anme del cunte portent en pareïs.

A quoi bon conclure ?

Notes

[1On forcerait à peine le trait en flairant dans de tels propos quelque chose comme le désir de se rassurer. En quelque sorte une forme de déni.

[2Il y a même vingt-quatre chants dans les deux récits.