Cet article a été relu le 1er décembre 2014

Temporalité et soins palliatifs I Un dieu fort inquiétant

(actualisé le ) par Michel

INTRODUCTION

On admet communément que l’homme aspire par-dessus tout à vivre le plus longtemps possible. Cela reste à démontrer : si on posait sur ce sujet un regard plus attentif, on pourrait bien découvrir assez rapidement que l’unanimité sur cette question est très récente, et très occidentale ; et que cette unanimité a pour fonction d’atténuer l’angoisse de ceux qui, affolés par leur destin, trouvent quelque réconfort à se répéter qu’ils ne sont pas les seuls. Peu importe. Ce qui en revanche n’est guère discutable, c’est que ceux-là mêmes qui consentent à voir leur vie bornée par la mort perçoivent dans l’existence de cette borne la racine d’une absurdité : ma vie en somme ne peut avoir de sens dès lors qu’elle est appelée à se terminer ; penser à ma mort est mâcher de la cendre. L’auteur de l’Ecclésiaste le disait :

Le sage voit devant lui,
Le fou marche à tâtons.
Soit ! mais je sais bien qu’ils ont tous deux le même sort.
 [1]

On a souvent noté qu’inconsciemment l’homme se croit immortel, et qu’en toute hypothèse il se conduit comme s’il l’était. C’est donc sans surprise excessive qu’on apprendrait que lorsqu’il sent sa fin approcher il tend à déployer toute une stratégie visant à diminuer l’angoisse déclenchée par l’effondrement de cette illusion.

Or il se trouve que, de toutes les réalités, le temps est probablement la plus malléable, et la plus facile à manipuler symboliquement. C’est là une chose qui n’a pas lieu d’étonner : toute mesure de distance, ou de dimension, est implicitement confrontée à un étalon immanent que chacun porte en soi : si je considère un édifice, je puis le trouver tantôt grand, tantôt petit, au gré de mon humeur ; mais, que je le sache ou non, je le mesure toujours par rapport à ma propre taille. Rien de tel en ce qui concerne la mesure du temps, et c’est pourquoi sa plasticité a quelque chose de radical [2].

On voit donc le malade en fin de vie élaborer des comportements par lesquels il essaie de modifier l’écoulement du temps. Même si cela reste, et pour cause, dans l’ordre du fantasme, de tels comportements ont sans aucun doute une efficacité subjective : ce sont des comportements magiques.

Peut-on repérer ces comportements ? Est-il possible d’en dresser une sémiologie ? Présentent-ils des avantages ? Des inconvénients ? Peut-on influer sur eux ? C’est cette recherche qu’on entend mener ici. Ou, de façon plus réaliste, c’est le champ qu’il faudrait défricher, car on ne peut que se limiter à indiquer quelques pistes.

On recoupera chemin faisant nombre de données déjà connues, déjà exprimées en d’autres termes. Les stades de Kübler-Ross, notamment, seront souvent traduits dans un langage différent, sans que les réalités qu’ils sous-tendent soient substantiellement modifiées. Il nous semble cependant qu’en les éclairant sous un jour nouveau on peut leur trouver une plus grande cohésion.

Mais sans doute n’y a-t-il là qu’un effet d’optique.

1

La question principale qui se pose à nous est de savoir pourquoi c’est le Commandeur qui est chargé d’abattre Don Giovanni.

Si l’on se tient en effet à la logique de l’action, le Commandeur est celui qui a le moins à se plaindre de Giovanni : le comportement de ce dernier dans cette affaire est d’une absolue clarté. Le Commandeur est tué, certes, mais cela se produit dans un duel à la loyale, un duel qu’il a lui-même provoqué, et que Giovanni voulait éviter : « Non mi degno di pugnar teco » (Je n’ai pas envie de te combattre).

Selon les critères du temps il n’a sur ce duel rien à se reprocher.

Pourtant l’opéra s’ouvre pratiquement sur l’apparition du Commandeur, et se clôt sur son retour ; pourtant c’est le meurtre du Commandeur qui, à travers l’enquête d’Ottavio, fait avancer l’action ; pourtant il y a bien entre les deux hommes une mystérieuse consubstantialité [3] : on ne voit Giovanni se départir de son insensibilité qu’en deux occasions : quand il voit le Commandeur agoniser : « Già cadda il sciagurato, affanosa e agonizzante ; Già del seno palpitante veggo l’anima partir » (Le malheureux gît, agonisant, et de son coeur palpitant je vois l’âme s’en aller).

et quand il défaille à l’idée de suivre la statue : « A torto di viltate tacciato mai saro » (Jamais je n’ai été lâche).

A cette humanité dévoilée de Giovanni répond l’extraordinaire compassion du Commandeur. Compassion, c’est le mot : car ce n’est pas la damnation que le Commandeur est venu apporter, c’est le salut. Il suffit pour s’en convaincre de se référer à la position adoptée par Tirso de Molina : Don Gonzale est venu, lui, parce qu’

Il n’est pas de délai qui n’arrive, ni de dette qui ne se paie

et il s’emploie à piéger sa victime :

Donne-moi cette main, n’aie pas peur, donne-moi donc la main

Don Juan alors flanche :

Laisse-moi appeler quelqu’un qui me confesse et qui me puisse absoudre

Mais voilà :

Il n’est plus temps, tu te repens trop tard.

Le Commandeur de Mozart est là pour tout autre chose : jamais il ne condamne, il ne prend même pas position, il ne fait aucune allusion aux crimes de Giovanni ; sept fois il appelle à la repentance ; et devant le refus de son adversaire, il ne maudit pas, il constate. En somme, il jette l’éponge. A regret. Le Commandeur respecte Giovanni ; disons le mot : il l’aime, il le tient pour son égal.

Et cela, Don Giovanni le sent si bien qu’il cherche à éviter le conflit avec le Commandeur : à son refus méprisant du duel : « non mi degno di pugnar teco », répond son refus méprisant de la pénitence offerte : « No, vecchio infatuato ! » (Va te faire voir, vieux débris !).

Il est très facile de passer à côté de l’enjeu de Don Giovanni : il suffit de se croire à l’opéra. Un détail pourtant suffit à nous mettre en garde : c’est une indication de scène, à la fin de l’acte I : « Don Giovanni si avanza sfrontato al davanti del palcoscenico e fa un cenno di saluto agli spettatori. Il sipario cada. [4] » (Don Giovanni s’avance rapidement vers le public et s’incline. Rideau).

En somme, ce qui nous est signifié ainsi c’est que le public est plus que le public, qu’il est acteur. Ou que les acteurs font plus que simplement jouer : la représentation n’est pas simplement une représentation. Le rapport qui existe entre les acteurs et le public n’est pas seulement une illusion de rapport, c’est une relation authentique. Nous sommes à l’opéra comme à l’office (et souvenons-nous ici de ce que Nietzsche a raconté sur ce thème) [5].

Or il se trouve que Giovanni et le Commandeur sont autre chose que de simples personnages. Ce sont des archétypes ; ou des héros.

Leur comportement sinon ne s’explique en rien. Le but de Giovanni n’est pas de séduire, mais de posséder : il ne cherche pas à vaincre donna Anna, il lui suffit de se faire passer pour un autre ; peu importe qu’on l’aime. Au besoin il emploie la force, comme avec Zerlina, ou la maîtresse de Leporello ; le seul point qui soit sûr, c’est qu’il lui faut toutes les femmes, au moins une fois, à n’importe quel prix, par n’importe quel moyen, comme si c’était là la clé d’un mystérieux ordre des choses. Le catalogue n’est pas une bouffonnerie, c’est un authentique instrument de travail.

On songe à cette nouvelle d’Arthur C. Clarke  [6] dans laquelle des ingénieurs vont installer un ordinateur dans un monastère tibétain. C’est que les lamas ont découvert que si l’on parvenait à écrire le nom de Dieu, la fin du monde surviendrait aussitôt. Ils ont donc entrepris d’écrire tous les noms possibles, jusqu’à ce que le nom de Dieu soit, même fortuitement, écrit. On en vient à se demander quel est l’enjeu de la quête de Giovanni, et ce qui arrivera lorsque son catalogue sera complet. Ce qui demeure, en tout cas, c’est qu’aucune femme ne doit lui échapper : qu’une seule le fasse et son rêve s’écroule.

N’ayons pas peur des mots : si Giovanni se comporte comme il le fait, c’est au nom d’un ordre des choses dont il se sent le prêtre.

Et si le Commandeur s’acharne à le sauver, le suppliant presque avec une insistance douloureuse et désespérée, c’est parce qu’aucun ordre des choses ne peut tenir si l’on tolère la moindre exception. Tout comme, donc, le rêve de Giovanni s’effondre s’il se trouve une femme qui lui résiste, (et c’est bien pourquoi la lutte autour de Zerlina, telle qu’elle se déroule à la fin de l’acte I, est la clé de l’opéra) ainsi le rêve du Commandeur tourne au dérisoire si Giovanni n’est pas mis à la raison.

Mais quels sont ces deux ordres des choses ?

Celui dont Giovanni est le héros se contemple aisément dans la scène finale de l’acte I. Car Giovanni est seigneur de la fête : son maître mot est : «  Io mi voglio divertir » (Je veux m’amuser).

Il le dira à Elvira, il en fera l’argument de l’air du champagne, il le répétera à la fin de l’acte II ; se divertir, est-ce, est-ce seulement, faire diversion ?

Don Giovanni est celui qui provoque la fête, mais aussi la danse. Je ne sais pas davantage s’il a été écrit une théorie de la danse sacrée, ou de la danse macabre. Reste que, dans notre imaginaire, la danse comme supplice, ou comme violence, est une image très forte : danse de dérision, danse de cauchemar, danse de la Petite Sirène ; ou plus prosaïquement cette danse particulière par laquelle le langage populaire désigne les coups de bâton... Bref, de gré ou de force, il faut, il faut danser. La danse est une obligation : « Tornerete a far presto le pazze » (Puis, vite, vous retournerez danser).

Quant à Masetto, il faut qu’il danse ; pour être neutralisé, bien sûr, mais à cause aussi d’une impérieuse nécessité : « -Balla, amico moi -No ! -Balla ! -No ! No ! Non voglio ! »

Au même endroit, mais à l’acte II, c’est le Commandeur qui, main dans la main, fera danser Don Giovanni : « -Pentiti, scelerato ! -No, vecchio infatuato ! -Pentiti ! -No ! »

Cette fête, c’est Giovanni qui l’organise, lui qui la paie, et largement : l’air du champagne est frénésie dépensière, tout comme le dernier repas. D’ailleurs, il le dit : « Giacchio spendo i miei danari Io mi voglio divertir » (Puisque j’ai dépensé tout mon argent, je veux m’amuser).

C’est lui qui appelle les paysans à la fête : « sù svegliatevi da bravi », puis les masques : « falle passar avanti di che ci fanno onor ».

C’est que la fête est ouverte à tous : «  E aperto a tutti quanti, viva la libertà ».

La fête de Don Giovanni est sans frontière, sans limite, c’est le désordre absolu : « Senza alcun ordine la danza sia » (Que les danses s’organisent n’importe comment.)

Giovanni organise la fête, organise le désordre, comme une cérémonie. Non point une orgie, mais une bacchanale. Et s’il l’organise, c’est à cause du catalogue : c’est parce qu’il a un catalogue à compléter que Giovanni agit comme il le fait : « La mia lista doman mattina d’una decina devi aumentar » (Il faut que mon catalogue s’allonge d’une dizaine d’ici demain).

Giovanni n’est pas un homme, c’est une force, et c’est pourquoi il y a des masques.

Reste à savoir quelle force.

Quatre phrases de Roger Caillois suffiront à éclairer cette question.

« La fécondité naît de l’outrance. A l’orgie sexuelle, la fête ajoute l’ingestion monstrueuse d’aliments et de boissons (...) Chacun est tenu de s’empiffrer jusqu’à la limite du possible (...) il faut forcer la prospérité des prochaines récoltes, etc. [7]

Leporello regarde le repas de Giovanni : « Ah ! che barbaro appetito ! Che bocconi da gigante ! Mi per proprio di svenir ». (Quel appétit ! quelles bouchées gigantesques ! ça me fait peur).

Et de quoi a-t-il peur, ce pauvre Leporello, sinon de ce qu’il y a de vaguement sacré dans cette gloutonnerie ?

« L’excès (...) est nécessaire au succès des cérémonies (...) et contribue comme elles à renouveler la nature ou la société (...). Le temps épuise, exténue, il est ce qui fait vieillir. Chaque année la végétation se renouvelle, et la vie sociale inaugure un nouveau cycle. Il faut recommencer la création du monde [8]. »
.

Ce sont des paysans qui sont conviés à la fête, c’est-à-dire des gens qui sont en prise avec la nature. Alors qu’a priori le libertinage est plutôt une denrée urbaine, ici l’action est située à la campagne. Quitte à soulever quelques critiques chez les connaisseurs du siècle des Lumières, on est tenté de trouver que le noble Giovanni criant » vive la liberté » devant une assemblée de paysans sent furieusement son 1789. Sans doute y aurait-il à dire sur les relations entre la fête, d’essence rurale, dont parle Caillois, et le processus révolutionnaire, ce n’est pas tous les jours qu’une foule tue son roi. Qu’il suffise d’observer que le calendrier révolutionnaire a remplacé les saints par des noms de fleurs, d’animaux, d’outils agricoles. Culturellement, la révolution semble un processus rural et non urbain. Ce n’est pas le marteau, c’est la faucille.

« Comme l’ordre qui conserve, mais qui s’use, est fondé sur la mesure et la distinction, le désordre qui régénère implique l’outrance et la confusion. En Chine, l’homme et la femme travaillent à l’écart (...) mais pour le sacrifice, le labour rituel, la fonte des métaux, l’action conjuguée de l’homme et de la femme est requise. [9] »

Si la quête de Giovanni est érotique, c’est parce que son rôle est de mêler hommes et femmes, dans une sorte d’orgie sacrée et fécondante ; il s’agit d’un de ces rites solticiels si universellement répandus : Don Giovanni est un homme de la nuit, il se tient dans cet espace de temps qui sépare un jour d’un autre jour : de nuit il tue le Commandeur, de nuit il donne sa fête, il insulte la tombe, il meurt.

« Au cours du pilou, la grande fête néo-calédonienne, intervient un personnage masqué qui se conduit à l’inverse de toutes les règles. Il fait tout ce qui est défendu aux autres. Incarnant l’ancêtre auquel son masque l’identifie, il mime les actions de son patron mythique qui poursuit les femmes enceintes et renverse les notions passionnelles et sociales. [10] »

A l’opposé se trouve le Commandeur.

Il n’y a guère lieu d’être prolixe là-dessus : Je ne sais pas ce qu’est exactement un Commandeur, mais on l’imagine sans peine du côté de la loi, de l’ordre, de la justice, ou de quelque chose d’approchant. Son premier acte est d’interdire, son second est de mourir : la fête giovannesque était un rite de fécondité, de re-création, voici qu’elle s’ouvre sur une destruction, un événement irréversible : le Commandeur est mort, et c’est cela qui introduit la temporalité là où elle n’était pas. Cette mort structure l’opéra autour d’une enquête policière, et c’est toute l’importance d’Ottavio que d’engoncer le drame dans la matérialité : le duel, la guerre, c’est encore la fête. Ottavio, lui, reste dans le monde du quotidien : son enquête terminée, il invoque rien moins que Némésis : « A vendicar io vado » (Je vais préparer la vengeance). Avec une épée ? Non : « Un ricorso vo’far a chi se deve ». N’écoutant que son courage, il va consulter un avocat.

La mort du Commandeur est posée, et au début de l’opéra, pour rappeler que, même dans la fête, le temps s’écoule, ce temps que Giovanni vise à annuler en recommençant perpétuellement la même histoire (ce qui est aussi, au fait, la fonction de l’acteur...). Si Giovanni veut briser les couples, s’il doit annuler le mariage de Zerlina, s’il doit bafouer le sien propre, c’est parce que le couple est une prise de position dans la durée. Ce que dit Elvira, c’est que par son mariage Giovanni se trouve introduit dans la temporalité.

Il faudrait sans doute écrire sur Eros et Chronos [11]. Et si Giovanni a à voir avec Eros, le Commandeur, lui, se trouve du côté de Chronos ; son maître mot est le temps : quant il vient à Giovanni il insiste : « Più tempo non ho » (Je suis pressé.), à quoi Leporello surenchérit : pour sauver son maître, il invente : « Tempo non ha, scusate » (Il s’excuse, il est occupé). Et quand il renonce à sauver Giovanni, il n’aura pas un mot pour le maudire : « Ah, tempo più non v’è » (Ton temps est écoulé).

Or, il y a un mystère qui fait que, de l’homme et de la femme, c’est la femme qui est liée au temps, à la permanence, à la stabilité. Giaccometti dessinait des femmes en forme d’horloge. Le temps est affaire de femmes, et le Commandeur est là pour rappeler l’inéluctabilité du temps.

Don Giovanni met en scène le combat entre les forces de la fête et les forces de l’ordre. Combat vieux comme le monde, combat ritualisé dans toutes les sociétés, combat inévitable et somme toute salutaire : également indispensables, l’instant et la durée n’en sont pas moins incompatibles. Mâle, l’acte fécondant relève de l’immédiat ; la grossesse qui en découle, femelle, est nécessité du temps... Ce qui maintient la société, c’est la durée, la permanence, la régularité, l’économie, le travail. Ce qui la perpétue, lui donne sa raison d’être, c’est le fête, la dépense, l’irruption, la naissance, la mort, le sexe.

Cependant, on notera que le combat dont on parle ne saurait se terminer par la destruction de l’un des deux camps. Giovanni meurt, certes, mais le Commandeur aussi. La raison en est que, mystérieusement, Giovanni et le Commandeur sont deux boeufs attelés à la même charrue. Il suffit pour s’en convaincre de se laisser prendre par le frisson qui nous saisit en remarquant à quel point Zerlina est le sosie du Commandeur.

Oui, le sosie. Une bonne mise en scène de Don Giovanni devrait souligner, d’une manière angoissante, que la scène de la rencontre entre Giovanni et Zerlina préfigure la fin du drame. Il faudrait que les gestes soient comme décalés, surdéterminés, qu’on se rende compte qu’il est mis en jeu, comme dans le délire, d’autres forces que celles dont on parle. Il faudrait que saute aux yeux, mettant en parallèle le duo de Zerlina et Giovanni et le dialogue entre Giovanni et le Commandeur, la gémellité des textes :

La ci darem la mano (laisse-toi me donner la main)
et
Da mi la mano in pegno (Donne-moi la main en gage)

La mi dirai di si (Là tu me diras oui)
et
Pentiti ! - No ! (Repens-toi ! Non !)

Voire, peut-être :
Vorrei e non vorrei (Je voudrais et ne voudrais pas)
et
Verrai tu a cenar meco ? (Viendras-tu dîner avec moi ?)

Mi trema un poco il core (Mon coeur tremble un peu)
et
Ho fermo il core in petto (Mon coeur est ferme dans ma poitrine)

et enfin :
lo cangero tua sorte (Je changerai ton destin)
et
Pentiti ! cangia vita ! (Repens-toi ! change de vie !)

Et la terre engloutit Don Giovanni : force reste à la loi. Mais le pire est à venir. Le pire, c’est ce qui nous advient, à nous qui avons choisi notre camp, le camp de la raison. Ce qui, concluant l’opéra, vient suivre le prodigieux face à face, est proprement insupportable. C’est le chœur des survivants venant se congratuler. Ce chœur a quelque chose d’indiciblement tarte, c’est tellement mauvais que de nombreux chefs d’orchestre, et non des moindres, l’omettent purement et simplement. Ce chœur est inaudible, parce qu’on dirait le piaillement des oiseaux après un orage de printemps, quand la pluie a lavé le ciel de ses derniers nuages noirs. A l’évidence cette assemblée de moineaux picore à cent coudées au-dessous de ceux qui viennent de disparaître.

C’est que Mozart n’a pas su résoudre la difficulté qui lui était présentée. Et il n’a pas su le faire parce que ce n’était pas faisable.

L’image de Don Giovanni est trop haute. Il a fait ce qu’il a fait, il a vécu comme il a vécu, mais devant les dieux il a trouvé la seule attitude qui soit digne d’un homme : continuer à jouer alors même qu’il sait qu’il a perdu. Défier les dieux sur leur propre terrain. C’est le comportement du joueur de casino : il sait parfaitement que les statistiques sont contre lui, il sait qu’il perdra, mais il défie le hasard, l’incontrôlable, la seule force que nul ne maîtrise, le Tout-Puissant. Le joueur défie le dieu sur son propre terrain, il défie le dieu avec des dés pipés par le dieu. Giovanni fait cela, et parce qu’il le fait il force notre admiration. On dira presque : pour l’avoir fait il est devenu l’égal du dieu.

Mais il faut une morale : on ne peut nous laisser dans l’admiration d’un criminel. Tirso a résolu la question. Mérimée aussi : son don Juan se repent, rentre dans le rang, et finit sa vie de façon édifiante. Molière laisse les choses en l’état. Mozart ne s’y résout pas, et invente une conclusion avec toute la troupe. Seulement, voilà : après ce qui vient de se passer, on serait bien en peine de trouver quelque chose de convenable à dire. Il essaie, mais la plume lui tombe de la main. Le résultat est ce chef-d’oeuvre de style nouille.

Et c’est parce que ce chœur est mauvais qu’il faut l’entendre jusqu’au bout, qu’il ne faut pas le censurer : ce ramassis de larves qui chante sa joie d’être délivré du monstre, c’est nous... et il faut le supporter. Voilà à quoi nous sommes réduits, pour n’avoir pas su laisser coexister en nous les deux irréductibles frères ennemis.

2

Pourquoi cette analyse de Don Giovanni ? Certes il est urgent de donner à l’opéra la place qu’il mérite dans les études médicales. Mais il y a une autre raison : la problématique qu’on vient d’y mettre en évidence constitue une dialectique du temps. On entend soutenir ici que cette dialectique présente une pertinence singulière dans certaines situations pathologiques, et spécialement les situations de fin de vie.

Pour saisir ce dont il est question, il est indispensable de recourir à des concepts dont l’emploi n’est guère courant. Encore ceci n’est-il pas absolument exact : il est plus vrai de dire qu’il s’agit là d’évidences qu’on manipule quotidiennement sans s’en apercevoir. On va donc tâcher de les mettre en lumière, espérant par là les rendre utilisables en clinique. Cela suppose un travail de défrichage préalable.

Il faut avant tout méditer, même rapidement, sur l’importance de la notion de temps dans la structuration de la conscience humaine. Cette étude sera nécessairement superficielle : on a lieu de supposer qu’il aurait mieux valu, par exemple, s’appuyer sur Heidegger, dont le Sein und Zeit est d’une lecture particulièrement féconde, à défaut d’être passionnante ; mais le seul fait de prétendre effleurer le sujet constitue déjà une imprudence.

La conscience d’exister n’est probablement pas autre chose que la conscience d’être dans le temps. Si j’arrive à dire que ce crayon n’est pas moi, qu’il ne fait pas partie de mon corps, c’est parce que l’expérience m’a montré qu’il ne se trouve pas toujours dans ma main. Ma main est moi parce qu’elle est toujours là ; ce n’est pas le cas du crayon. De ce point de vue, et il y en a d’autres, on peut dire que j’ai conscience d’être dans la mesure où j’ai fait l’expérience d’être dans une durée On ne dit guère autre chose, sans doute, quand on définit l’homme comme "l’animal qui sait qu’il va mourir". Ou encore, on sait que le nourrisson est tout d’abord incapable de percevoir qu’il existe un monde qui lui est extérieur et un autre qui lui appartient en propre. Il en prend conscience, peu à peu, dans la mesure où il constate et accepte que sa mère est tantôt là, tantôt absente, que l’extérieur change alors que lui ne change pas.

Les psychologues d’enfants ont certainement beaucoup d’autres choses à nous apprendre sur ce sujet. On n’a certainement pas manqué de se dire tout à l’heure qu’en effet l’enfant ne peut développer sa personnalité, c’est-à-dire s’autoriser à être, que dans la mesure où ses parents acceptent de lui laisser un peu de champ ; l’identité naît de l’absence. Mais on peut tout aussi bien relever d’autres faits : par exemple, l’enfant observé par Freud [12], qui s’amusait à faire apparaître et disparaître une bobine, expérimentait par là sa maîtrise sur la bobine, mais il parvenait aussi, peut-être, à la conscience de sa propre existence, et ce, il faut le souligner, au moyen de ce qui peut se lire comme un acte de création et de destruction symbolique.

Il serait passionnant d’essayer de suivre sous ce rapport l’enfant dans ses diverses activités ; on se contentera ici de quelques notations.

Par exemple, l’enfant qui joue au docteur et fait des piqûres exorcise certainement ainsi sa peur du docteur. Il fantasme également sa maîtrise sur la situation. Mais plus encore, il se place dans un certain rapport à son être propre et à la réalité. D’ailleurs tout jeu est un acte placé dans la mouvance de Don Giovanni : ce qui prime dans le jeu c’est l’installation, la mise en place, la création en un mot : l’enfant qui joue à la marchande met soigneusement en place son éventaire, se costume avec soin, appelle les chalands ; cela fait, il est rare qu’il passe des heures à vendre des denrées qu’il sait factices ; au contraire il se lasse du jeu, comme si le but était la mise en ordre des choses et non leur emploi. Ceci est à mettre en perspective avec ce que dit Caillois sur le jeu [13].

Tout jeu est par nature une démarche métaphysique [14]. Il ne faut pas s’en étonner, l’enfant ayant pour la métaphysique une véritable fascination. On s’en convaincra aisément en observant que les « pourquoi » dont il épuise ses parents avec une belle régularité sont très exactement ceux de la question de Leibniz (et c’est bien la raison pour laquelle ils nous mettent si mal à l’aise) : derrière le premier pourquoi il y en a un second, et ainsi de suite ; nul doute que si on parvenait à en suivre la chaîne assez longtemps on finirait par arriver à la question ultime : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Question à laquelle il ne peut y avoir de réponse, puisque si l’on s’avisait de démontrer qu’il y a quelque chose parce que ceci, il resterait à se demander pourquoi il y a ceci [15]. L’enfant l’a bien compris, qui ne fait, dans son questionnement, rien d’autre que montrer son vertige devant la suite infinie des questions. Peut-on aller jusqu’à dire que ce vertige le saisit parce qu’il expérimente là que la réaction circulaire, processus par lequel, selon Piaget [16], lui vient toute connaissance, se trouve irrémédiablement prise en défaut ?

Au fait, ce mécanisme de réaction circulaire n’est sans doute pas sans rapport avec notre propos.

La conscience de l’enfant se forge sans doute grandement dans le jeu, activité au cours de laquelle il se découvre notamment capable de faire disparaître le monde tout en continuant à exister lui-même. On rejoint ici ce que dit Bataille sur le sacré [17] : l’acte sacré est en somme l’acte par lequel le sujet s’éprouve comme faisant partie d’un tout qui le dépasse, certes, mais qui s’incarne dans un point du réel. Ce qui sans doute constitue la conscience d’être.

L’enfant qui s’ennuie fait-il autre chose que, précisément parce qu’il n’est pas dans une activité de jeu, prendre brutalement l’angoissante conscience que le temps s’écoule ? L’ennui n’est-il pas de ce fait pour lui une expérience inévitable, irremplaçable, structurante ?

On ne peut quitter ce thème sans noter combien le discours même des adultes sur l’enfance se trouve conditionné par ce rapport à la temporalité : il suffit pour s’en convaincre de méditer sur l’histoire d’Œdipe : ainsi que Freud l’a noté lui-même [18], il ne faut pas perdre de vue que le point de départ de toute l’histoire est la brutale révélation faite à Laïos et Jocaste que la naissance de leur fils était l’annonce de leur mort. Découverte assez banale, et thème assez récurrent, non seulement dans la mythologie grecque, dans laquelle l’histoire d’Ouranos remettant ses enfants dans le ventre de leur mère, et celle de Kronos dévorant les siens, racontent la même chose, mais plus généralement dans tous les mythes dont le thème est l’éternel retour et la mort cyclique de toute chose. Le projet de ces personnages est somme toute le projet de Don Giovanni d’arrêter le temps. Tout ce qu’on peut se demander, peut-être, c’est s Freud a estimé à la sujte valeur l’importance de ce mécanisme : la véritable histoire d’Œdipe, c’est que mon enfant pousse ; et que c’est moi qu’il pousse. Il y a lieu de se demander quel jugement il faut émettre sur une civilisation qui fait ainsi porter aux enfants la faute des parents...

(A suivre dans Temporalité et soins palliatifs)

Notes

[1Ecclésiaste, II, 14.

[2Voir par exemple Thomas Mann, La Montagne magique (Fayard éd.), ch. III, "Lucidité".

[3Cette consubstantialité peut être soumise à plus d’une grille de lecture, psychanalytique par exemple. Sans doute ferait-on bien de ne pas la déflorer en cherchant à réduire l’une à l’autre, ou à une tierce, des entités contradictoires, voire paradoxales (au sens de Watzlawick) : tout au long de cette étude, on ne manquera pas d’observer que c’est de l’impossible coexistence de ces paradoxes que naît l’authentique vérité.

[4On trouve cette indication dans plusieurs éditions du livret. La question demeure de savoir si elle est ou non originale ; mais si elle ne l’est pas, il faut admettre que son inventeur a eu là un trait de génie.

[5Ce serait cuistrerie que d’en dire plus sur ce sujet : il suffit de lire La naissance de la tragédie. Sur ce thème on trouvera aussi des indications décapantes dans Jean-Louis Barrault, Mise en scène de Phèdre (Seuil, éd.). Quant à la musique, Cl. Lévi-Strauss indique qu’elle occupe dans l’activité humaine une place à part, en ce qu’il s’agit d’un langage que tout le monde comprend alors qu’il ne veut rien dire, de sorte que si l’on saisissait ce qu’est la musique on ferait un pas décisif dans la compréhension de la pensée. Remarque fulgurante, relevée au hasard d’une interview radiophonique, mais qui cependant n’épuise pas le sujet.

[6Les neuf mille milliards de noms de Dieu.

[7L’Homme et le sacré (Gallimard éd.), pp. 153-4. »

[8ibid. p 128.

[9ibid. p 152.

[10ibid. p 150.

[11Le titre initial de cette étude était : "Oncle Archibald"

[12Essais de psychanalyse : « Au delà du principe de plaisir » (Payot éd.) p 16.

[13Voir sur ce point Les jeux et les hommes (Gallimard éd.).

[14Et cette notion n’est pas récente, cf. par exemple Montaigne, Essais, Livre 1, ch. XXIII.

[15Aristote fait de cette question une des clés de sa Métaphysique, et y revient à plusieurs reprises.

[16La naissance de l’intelligence chez l’enfant (Delachaux et Niestlé éd.), ch.2.

[17L’érotisme (Minuit éd.), p. 18, à mettre en perspective avec l’ensemble du livre.

[18Il n’omet pas ce détail dans L’interprétation des rêves (PUF éd.), p. 286.