Cet article a été relu le 17 décembre 2012

Douleur et souffrance III Inédit

6 | (actualisé le ) par Michel

LES MOTS DE LA SOUFFRANCE :

J’ai dit en commençant que les mots de douleur et de souffrance sont souvent utilisés l’un pour l’autre. J’ai dit que cela me semble regrettable : au contraire douleur et souffrance devraient être clairement séparées. La douleur est une sensation désagréable, d’ordre physique. La souffrance est une réaction à la douleur, ou plus généralement à l’inconfort : tous les inconforts ne sont pas douloureux (il n’est pas douloureux de se noyer) ; encore cet inconfort n’est-il même pas nécessairement physique (cas de la séparation, ou du chagrin d’amour). En rigueur de terme, on pourrait dire qu’il n’y a pas de souffrance physique, et qu’il n’y a pas de douleur morale. On devrait donc s’abstenir de dire du malade douloureux : « Il souffre ».

Cependant les choses sont un peu plus mélangées : par exemple, la douleur morale, telle qu’elle est décrite par les psychiatres à propos de la dépression, est une souffrance, mais ce symptôme possède une dynamique similaire à celle d’une douleur physique. A l’encontre, comme on l’a vu, dire que la douleur est « une expérience sensorielle désagréable » [1], c’est parler de la réaction du sujet à la douleur, et donc déjà parler de souffrance. Enfin il est probable que lorsque la confusion sémantique se produit elle est porteuse de sens : souffrir des reins c’est souffrir, et cela ne dit pas exactement la même chose qu’avoir mal aux reins.

Je vais tenter d’esquisser une différenciation entre douleur et souffrance. On gardera bien entendu à l’esprit que le propos vaut grossièrement pour tout symptôme inconfortable.

La douleur est ce qui fait dire : « J’ai mal ».

La souffrance est ce qui fait dire : « Je suis mal ».

Toute la psychosomatique tient dans ces deux phrases.

D’emblée on peut remarquer deux choses : d’abord que la douleur se dit avec le verbe avoir et la souffrance avec le verbe être ; ensuite qu’il existe une dissymétrie sémantique entre ces deux notions : car si l’on peut dire « Je suis bien », on ne dit pas : « J’ai bien ».

Essayons de trouver un sens à cela. La douleur est dans le champ de l’avoir ; c’est là la raison pour laquelle on ne peut pas dire : « J’ai bien » ; car, comme on l’a vu, le monde de l’avoir est celui de la relation d’objet, et les objets n’ont pas de contraire. On ne va pas développer ce point ici, mais il faudrait être prudent avant de considérer que le bien est le contraire du mal : l’opposé n’est pas exactement le contraire ; si l’on voulait dire la différence on pourrait proposer que deux choses ne soient dites contraires que lorsqu’elles peuvent se manipuler de la même façon.

Les données qu’on a rassemblées au sujet de l’avoir s’appliquent sans difficulté à la douleur, à deux variantes près :

En premier lieu la douleur n’est pas de ces objets qu’on souhaite avoir. Le sujet fera plutôt un effort pour mettre l’objet à distance, encore que chacun connaisse de ces gens, hystériques ou hypocondriaques, chez qui il semble que la douleur fonctionne comme une définition, une identité. Il s’agit là littéralement (sinon psychiatriquement...) d’un processus d’ob-session.

En second lieu on doit rappeler ce qui a été dit plus haut : il y a plusieurs sortes d’objets, ceux qui sont pleinement extérieurs au sujet (une voiture, un chapeau), et ceux qui impliquent une modification du sujet (la faim, la peur) ; mais les objets de cette seconde classe sont plus aisément possédés qu’eus, la différence se faisant essentiellement sur le critère, non de l’intensité mais de la durée. Lorsque Baudelaire écrit :

Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille,

il se place dans un registre de possession ; il y a plus d’extériorité de l’objet quand il dit :

Des cloches tout à coup sautent avec furie.

Il reste que la relation à la douleur est globalement définie comme une relation d’objet, définie essentiellement par la distance au sujet, et plutôt orientée vers un mode binaire, digital : douleur/non-douleur. Toute la difficulté de la relation bâtie sur le mode de l’avoir se trouve dans cette notion de distance, et des possibilités qui restent au sujet de la maintenir.

Contrairement à ce qu’on dit le plus souvent, la problématique de la souffrance est différente.

Souffrir se dit : « Je suis mal ». La relation entre la souffrance et le sujet souffrant est particulièrement éclairée par l’étymologie : « Souffrir » évoque le latin sub-ferre, qui signifie « porter en se mettant dessous ». [2] Cette simple remarque permet de pointer un caractère particulier de la souffrance qui est sa finalité. Car l’idée de porter en se mettant dessous implique trois choses :
- Un caractère pénible : il s’agit d’un labeur.
- Un caractère signifiant : on ne porte un fardeau que pour le déplacer.
- Un caractère provisoire : un jour viendra où l’on posera le fardeau.

Ce qui est une vieille lune : le Petit Catéchisme à l’usage des diocèses de France disait déjà que « le Purgatoire est un lieu de souffrance » et que « l’Enfer est un lieu de tourments ».

Parler de souffrance c’est donc indiquer de manière indissociable que cette souffrance a un sens et une fin.

La relation à la souffrance n’est donc pas une relation de possession, la question ne s’en pose même pas : le portefaix ne possède pas sa charge. La distance est nulle puisqu’il porte sa charge sur son dos ; et pour cette même raison il ne peut la voir, puisqu’il lui tourne le dos. Par contre le sujet souffrant est un sujet en mouvement : le portefaix n’est pas la cariatide. Sub-ferre s’oppose ainsi à pos-sidere.

Par contre la relation de souffrance est une relation définissante : le portefaix n’est rien d’autre que ce qu’indique son nom. De même il se peut que le sujet souffrant reste extérieur à la souffrance qu’il porte, de sorte que quand celle-ci aura cessé il redevienne ce qu’il était avant, mais dans l’intervalle il est souffrant.

Cependant tout avoir suppose l’être (voir ce qui a été exposé plus haut sur l’apparition de la notion d’être chez l’enfant). Dire : « J’ai une voiture », c’est dire : « Je suis celui qui a une voiture ». L’avoir n’est pas long à révéler l’être. Ainsi la souffrance commence dès que l’on dit : « J’ai mal » ; c’est la conscience de la douleur qui amorce la souffrance. Chacun sait du reste qu’à son tout début une douleur commence par surprendre : même si cet état ne dure qu’une fraction d’instant, il existe. Ce n’est qu’un peu plus tard, quand le sujet commence à se demander combien de temps la douleur va durer, et si elle va encore augmenter, que la souffrance s’installe. La souffrance se fonde sur la question : que suis-je devant cette douleur, que va-t-elle faire de moi, que vais-je devenir ?

Rappelons la manière dont les choses semblent se passer : la conscience d’être se constitue par la mise à jour d’une permanence, d’une continuité : je suis médecin, je suis un homme. Dans le domaine de l’être, il y a ce qui est substantiel, ce que je tiens comme définissant, structurel, et il y a ce que je considère comme une modification accidentelle : « Je suis angoissé » désigne un état provisoire dont j’entends bien me défaire ; « Je suis un angoissé » désigne un état que je considère comme inhérent à ce que je suis (que le fantôme de Sartre se rassure : on n’examine pas ici si le sujet a raison d’opérer cette distinction, on se borne à constater ce qu’il dit et à en chercher le sens). Ainsi, dans les attributs de l’être, il en est qui sont structurels et d’autres qui sont conjoncturels.

Lorsqu’un nouvel événement surgit, la première question qui se pose est de savoir si cet événement est de nature à affecter l’être, et si cette modification est de type conjoncturel ou structurel. Si je veux devenir artiste et que je n’y parviens pas, je dois choisir : ou bien je m’y suis mal pris et je dois persévérer, ou bien l’art n’est pas fait pour moi ; ce qui est ici en jeu c’est la nécessité éventuelle de « m’accepter comme je suis ». Ce temps de décision durant lequel je cherche à savoir si la modification doit ou non être intégrée à ce que je suis, implique une rupture dans la continuité : durant un temps je suis suspendu, je ne peux plus dire exactement qui je suis. On propose d’appeler souffrance cette suspension.

On voit immédiatement que la meilleure image de la souffrance est... celle du courrier : le courrier en souffrance est précisément celui qui n’est pas à sa place, celui qui est suspendu, celui dont il faut faire quelque chose. On voit aussi que la souffrance est un processus qui, ainsi défini, n’est pas nécessairement pénible : si me vient une histoire d’amour, je vais me trouver affronté à la même difficulté, que je devrai résoudre à peu près de la même façon. Il est d’ailleurs très intéressant de travailler sur l’état amoureux car, précisément, dans cette occurrence on ne peut guère parler de douleur, de sorte qu’on y voit plus clair. Or chacun sait que l’état amoureux se caractérise par l’instabilité et l’inconfort : le sujet se trouve contraint de réexaminer ce qu’il croyait de lui, ce qu’il tenait pour assuré, et l’on voit des personnes réputées rassises se montrer capables d’extravagances ou d’inconséquences : on peut à ce sujet rappeler l’exemple décrit par Proust : au contact d’Odette, Swann adopte un comportement qui soulève la surprise et la réprobation de ses amis ; il vit son histoire d’amour jusqu’au jour où il décide en somme que cette manière d’être ne correspond pas à son être profond et qu’Odette n’est « même pas son genre », ce qui signifie qu’Odette, l’élément perturbateur comme le serait la douleur, n’en fait pas partie et n’y est intégrable en aucune façon ; dès lors il peut restaurer la continuité de son être et retrouver ses amis là où il les avait laissés. Il ne lui est même pas nécessaire de divorcer.

Il faudra élucider les rapports que sous cet angle on peut trouver entre douleur, plaisir, souffrance, jouissance... Pour cette partie du travail il suffira sans doute de conserver au terme « souffrance » sa signification usuelle, et maintenir que la souffrance est le processus qui se déclenche lors de la survenue d’un événement vécu comme pénible.

LE TRAVAIL DE LA SOUFFRANCE :

Quel est alors le travail de la souffrance ?

Lorsque la souffrance survient, trois cas peuvent se présenter.

Il se peut tout d’abord que la cause de la souffrance ne puisse être supprimée, de sorte que le sujet se trouve obligé d’intégrer cette souffrance. C’est le cas par exemple d’un sujet qui serait en proie à une douleur de désafférentation répondant imparfaitement au traitement. L’attitude du thérapeute est alors de faire avec lui l’inventaire des possibilités existentielles qui lui restent, et de lui apprendre à vivre avec sa douleur. La souffrance ici consiste en ce qu’il doit accepter la douleur comme partie intégrante de ce qui lui est donné à vivre, et la prise en charge thérapeutique vise à lui permettre de constater que toutes ses potentialités personnelles ne sont pas anéanties par la douleur ; il est bien celui qui préexistait à cet événement, il demeure homme, médecin, Gascon, mari, mais dans une autre situation. Intégrer la souffrance, c’est retrouver les continuités anciennes, mais autrement : la souffrance ne disparaît pas, mais elle se trouve en quelque sorte limitée par le constat de ce qu’elle laisse en fait de possibilités. Naturellement l’intégration peut aussi passer par la sublimation : c’est ce qui reste, par exemple (car il y en aurait d’autres ! ce mécanisme est à l’œuvre chaque fois qu’on entonne l’air du « Il n’est pas mort pour rien »), de la tentation doloriste dont on nous rebat les oreilles au sujet de l’Église catholique. On peut citer saint Paul disant : « J’achève dans ma chair ce qui manquait aux souffrances du Christ » ; mais une psychopathologie de saint Paul ravalerait celle du Président Schreber au rang des anecdotes.

Il se peut aussi que la cause de la souffrance puisse être supprimée. C’est le cas de tout malade guéri. Mais il ne faudrait pas croire cependant que les choses s’arrêtent là : la souffrance ne se termine jamais avec la douleur, notamment parce qu’il existe une inertie de la souffrance. Cette inertie est en partie liée au fait que la souffrance ne cessera que lorsque le sujet sera assuré que plus jamais il ne sera affronté à la douleur qui l’a déclenchée : l’expérience de la douleur doit être intégrée à l’être, et un tel sujet demeurera sans doute indéfiniment un sujet qui a eu mal. Qu’il suffise ici de dire que c’est sans doute le cas des torturés. De plus il est nécessaire également d’intégrer la souffrance en tant que telle : l’expérience de la souffrance est elle-même une cause de souffrance, qu’on pourrait qualifier de souffrance secondaire : la souffrance est inconfortable, et cet inconfort fait souffrir ; le sujet a vécu dans la souffrance, il a réagi à la souffrance, il approuve ou non la manière dont il a fait front, etc. Il y aurait ainsi une souffrance primaire et une souffrance secondaire ; on voit alors que la souffrance primaire pourrait être celle que les psychiatres nomment « douleur morale ».

Il se peut enfin que la souffrance elle-même ne puisse être supprimée, et que son intensité soit telle qu’elle ne permette aucune intégration. Que peut-on dire alors ? Comment les choses vont-elles se passer dès lors que se pérennise la situation de souffrance ?

Pour l’analyser il faut reprendre ce que nous avons dit sur l’être. Celui-ci se constitue par le constat d’une permanence : je suis ce que j’ai été. Répétons-le : il ne s’ensuit nullement que je suis condamné à n’être indéfiniment que cela, mais simplement que rien ne m’autorise à me prévaloir de ce que je n’ai pas été. Ainsi l’être a pour domaine le passé. Le monde au contraire n’existe que dans l’avenir, le non-encore-advenu (ou le pouvant-réadvenir). On peut concevoir l’homme comme un vaisseau chargé de passé voguant sur l’océan de l’à-venir. Leur rencontre se produit dans l’instant-limite du présent. Entre ces instances un équilibre s’installe qui est le garant de leur libre interaction : toute irruption d’un événement sera passée au crible du passé (on reconnaît là un des mécanismes fondamentaux de la psyché). C’est cet équilibre que la souffrance vient rompre.

Reprenons l’exemple fécond de l’état amoureux : c’est un lieu commun que de dire que « c’est toujours la première fois » : l’amoureux se comporte vis-à-vis de sa belle comme s’il n’en avait jamais rencontré de semblable ; cela peut être vrai, mais nul ne serait en peine de citer l’exemple de tel ou telle qui ne voit pas qu’il ne fait que réitérer l’éternelle histoire de sa vie. Il y a ici rupture avec le passé, qui ne sert plus à éclairer le présent : tout se passe comme si l’être se dissolvait, cessait brutalement d’exister ; le passé est ainsi dé-passé. Mais il y a également rupture avec l’à-venir : faute de pouvoir analyser l’événement présent, le futur devient indéchiffrable ; l’amour est aveugle, ou tout au moins fort myope, et chacun sait que les projets que l’on forme au plus fort de l’état amoureux sont généralement à courte vue, et ne donnent pas souvent un exemple convaincant d’une vision globale de la situation.

Les mêmes phénomènes adviennent lors de la souffrance. Sous la pression de l’événement pénible, surtout lorsqu’il s’installe comme une donnée permanente et dont l’intensité est telle qu’il ne sera pas possible de la ranger dans un coin de l’être, la double rupture se produit. Il ne sert plus à rien d’avoir été ceci ou cela, car l’événement pénible en révèle les carences ; c’est là ce qui fonde certains actes d’euthanasie, lorsque le patient ne peut accepter l’idée de ne plus pouvoir conserver son statut de brillant intellectuel ou de femme séduisante : la crainte de la déchéance (mais que serait déchoir s’agissant de l’être ?) l’obsession de laisser une « image digne de soi », pointent la rupture intérieure. De même l’avenir apparaît futile, puisqu’il n’y a plus d’être cohérent pour l’explorer. La question demeure toutefois de savoir si cette rupture provoque la souffrance ou si elle la constitue.

Il faut noter à ce propos que la dépression peut se lire comme une pathologie en rapport avec cette rupture intérieure : phénoménologiquement l’état dépressif est marqué par le ralentissement : ce qui se dit là c’est que le temps se dilate exagérément, que tout effort va coûter parce que son résultat éventuel est remis à trop tard ; journées démesurément longues, bout du tunnel épouvantablement lointain, la dépression est un délire de perception axé sur le temps. Ce n’est pas le lieu, mais on n’aura aucune peine à décrire le maniaque comme un qui se trouve en proie au délire inverse ; et le dysharmonique comme un pour qui le temps n’a pas de signification : il sèmera scrupuleusement tous les radis qu’on voudra pourvu que la récolte se fasse sur-le-champ.

Tout le problème du soignant est de trouver les moyens de permettre au sujet souffrant un minimum d’intégration. Ceci est particulièrement vrai lorsque je prends conscience que ma mort se précise. Je découvre alors que, contrairement à l’illusion qui m’habitait jusqu’alors, je ne vais pas pouvoir réitérer indéfiniment le passé, que le vaisseau va vers un port. On éprouve cela chaque fois que le film est bon : au cinéma je suis intégré à l’action en tant que spectateur (c’est le sens de la remarque de Louis Jouvet dans Entrée des artistes : « Tu dois donner au spectateur l’illusion qu’il est au théâtre « ) ; mais l’intrigue avance et des signaux m’indiquent qu’on s’approche de la fin, qu’il va falloir sortir du monde de l’écran, au cinéma le spectateur meurt toujours et le mot « Fin » a pour fonction de lui donner le coup de grâce réglementaire. Donc le futur ne me sera pas toujours donné comme une mer libre sur laquelle je fais croisière. Mon être n’est pas immuable, il s’ancre dans le temps, mais il s’y use aussi : le temps passe, et l’être vieillit. C’est ce vieillissement de l’être qui pose problème, à moins qu’il n’y ait moyen de faire la paix avec lui. Mais d’autre part on a dit que l’être est ce qui demeure permanent ; si je constate qu’il vieillit, c’est que la permanence n’est pas absolue : il y a là une première rupture, avec le passé en tant qu’il fonde la conscience que j’ai de moi, avec l’à-venir que mon être chancelant ne me permet plus de lire avec assurance.

Affronté à la dissolution de la structure temporelle de son être, le sujet souffrant ne peut plus guère se réfugier que dans la mince épaisseur du présent. Il faut alors se demander ce qui peut advenir. Et l’on va observer trois sortes de choses.

En premier lieu, il peut se faire que la souffrance soit d’une telle intensité qu’elle occupe tout l’espace relationnel disponible ; tout est alors souffrance, et il est bien difficile d’établir une stratégie d’aide. On en peut guère faire autre chose que maintenir sa présence, en espérant que ce témoignage pourra être saisi et décodé par le sujet, rouvrant ainsi un espace où quelque chose d’autre que la souffrance pourrait exister. On voudra bien cependant faire attention : cet état de tout-souffrance ne recouvre pas la notion anglo-saxonne de total pain. La douleur totale est une douleur multifactorielle, dont le diagnostic étiologique met en cause des facteurs organiques, psychologiques, sociaux, spirituels, etc., mais c’est une douleur et non une souffrance ; par ailleurs il n’est pas obligatoire qu’elle envahisse tout le champ de conscience.

En second lieu, on doit noter que la disparition de la dimension temporelle de l’humain ne peut manquer de s’accompagner d’une réactivation de sa dimension spatiale : l’être cède la place à l’avoir, simplement parce que le monde de l’avoir est moins exigeant que le monde de l’être. Il n’est guère utile de détailler ; notons seulement que l’on observe couramment (comme au reste dans toute situation dépassant les possibilités d’intégration du sujet) que la personne souffrante tend à réagir par la régression, au sens freudien du terme. On ne s’étonnera guère, par conséquent, de la voir retourner au statut du tout-petit : si le nouveau-né, comme on l’a dit plus haut, part du principe qu’il est tout, c’est simplement parce qu’à l’aube de sa vie il n’a pas de passé sur lequel il puisse fonder son être (et que cette absence de passé l’empêche de concevoir la notion même d’avenir) ; la disparition de l’être dans la souffrance produit une extinction du passé, et par cette extinction le sujet souffrant se trouve confiné au présent. Tout clinicien un peu averti saura trouver des exemples de ces patients réfugiés dans l’avoir à cause d’une souffrance démesurée (ne s’est-on jamais demandé quelle blessure secrète fonde l’attitude d’Harpagon ?), et ne manquera pas de reconnaître tel ou tel malade dans l’évocation de ce phénomène régressif.

Enfin il faut admettre que la souffrance peut conduire à la tragédie. Car l’être en souffrance est, je crois l’avoir démontré, en danger de se réduire à la dimension de l’avoir ; mais il y a pire : la régression (au sens psychanalytique du terme) que ce mouvement implique mène aisément à ce qu’on a décrit sous le nom de relation fusionnelle à l’avoir. Lorsque cela se produit, le sujet perd non seulement la structure temporelle de son être mais en outre, du fait qu’il se montre inapte à établir une distance à ce qu’il entend avoir, il perd aussi sa dimension spatiale. Perdant sur les deux axes qui le définissent en tant qu’homme, le sujet s’effondre, et cet effondrement est le processus même de la mort. Ceci permet de pointer l’enjeu essentiel de ce débat : on a dit plus haut que la souffrance se distingue de la douleur en ce qu’elle a un sens et mène quelque part ; encore faut-il que la quête aboutisse, faute de quoi la souffrance se fait instrument de mort : il peut arriver que le portefaix soit écrasé par la charge qu’on met sur ses épaules.

Ici une digression s’impose : que veut-on dire par sens de la souffrance ? Comment éviter de tomber dans les propos scandaleux du dolorisme (judéo-chrétien comme chacun sait...) ? Peut-être en notant ceci : le signifiant sens dit deux signifiés, qui pour être voisins n’en sont pas moins distincts : il y a la direction qu’on prend, et il y a la signification qu’on donne ; dire que la souffrance a un sens, c’est tout à la fois dire qu’il s’agit d’une devinette, d’un rébus (et on tombe là dans le dolorisme) et dire qu’elle est un chemin qui mène quelque part. Mais un chemin ne mène-vraiment-quelque-part que le voyageur qui le parcourt en entier ; le sens n’est pas tant que cela immanent à la souffrance : si l’on reprend la discussion sur l’être, on se souviendra que l’être n’est fait que du passé, et qu’il n’est pas fondé à se prévaloir de ce qu’il n’est pas encore. On peut donc poser, bien que ce soit un peu rapide sans doute, que la souffrance actuelle n’a actuellement pas de sens (si du moins on rejette la faribole de la souffrance-rébus) ; elle aura un sens quand, l’ayant parcourue, le sujet souffrant constatera que ce chemin l’a mené quelque part. A-t-il parcouru le chemin de la souffrance, ou le chemin de lui souffrant, on peut en discuter ; disons simplement que plus on tend à dire que la souffrance est maîtresse du chemin, plus on se rapproche de la souffrance-rébus, et ajoutons qu’en pratique le point important est que la souffrance est un chemin.

Le sujet en souffrance est donc confiné dans le présent. Or il faut considérer que, si du moins la souffrance laisse un espace pour autre chose qu’elle-même, le présent est le lieu de la rencontre, et que cette rencontre est précisément l’arme thérapeutique qui nous intéresse. La difficulté est que dans la grande souffrance la déstabilisation de l’être engendre une quasi-disparition du moi, ou pour mieux dire peut-être du je.

Reprenons ce qui a été dit du tout-petit : au début de l’existence celui-ci vit dans la conviction qu’il est tout. Mais cette conviction implique en fait que rien n’existe : pour parvenir à l’idée que quelque chose existe, il faut absolument être en mesure de distinguer l’objet de ce qui n’est pas lui ; l’objet n’accède à l’existence que si de quelque manière j’en connais les contours, et si le monde se réduit à un seul objet, cet objet ne peut être conceptualisé, puisqu’il n’y a pas de non-objet. Et c’est, on l’a vu, ce qui se passe pour le tout-petit. Il n’accède à la notion d’être qu’à travers la douloureuse rétraction du moi qu’il s’était supposé, et c’est dans le mouvement même où il comprend qu’il n’est pas tout qu’il comprend qu’il est quelque chose. Il n’y a pas besoin d’un long effort pour constater que le mouvement qui permet l’émergence du je permet du même coup l’émergence du tu ; tu ne peut exister que dans cet espace que la rétraction du moi indistinct vient de libérer ; c’est le même processus qui engendre simultanément je et tu. On doit par conséquent s’attendre que la grande souffrance, qui mène parfois à la dissolution de la conscience d’être et à la perte du je conduise également à la perte du tu. Quand la souffrance envahit tout le sujet il n’existe plus aucune place pour la rencontre.

C’est dans cette problématique qu’on doit se situer si l’on veut étudier les moyens qui demeurent au soignant ou à quiconque de se rendre utile au sujet souffrant.

AIDER LE SUJET SOUFFRANT :

Tout ce qui précède n’a de sens que dans la mesure où cela débouche sur la découverte de moyens permettant au soignant, ou plus généralement à l’accompagnant, de mieux venir en aide au sujet souffrant.

Encore faut-il s’entendre : l’ambition de l’aidant doit être extrêmement limitée. On l’a déjà vu, il n’y a rien d’autre à faire avec la souffrance que de la traverser ; il est malsain de vouloir supprimer la souffrance, il est même suspect de vouloir la soulager. Le rôle de l’aidant doit être de créer les conditions pour que le sujet en souffrance puisse effectuer son travail de réaménagement dans les meilleures conditions, afin que ce réaménagement soit le plus fécond et le moins pénible possible.

On considère généralement que c’est le grand mécanisme des pertes qui déclenche la souffrance. Sans doute faudrait-il y regarder de plus près, mais acceptons cela tel quel.

Celui qui voudra aider le sujet en souffrance ne pourra certainement pas le faire s’il ne se demande pas d’abord de quel type de perte il s’agit. En particulier il faut décider si la perte est ressentie au niveau de l’être ou à celui de l’avoir. On a vu en effet que la conscience d’être se fonde sur le constat d’une permanence : est moi ce qui est toujours avec moi. On a noté à ce propos qu’il faudrait sans doute examiner ce qu’il en est des amputés, ou à l’inverse de certaines situations fusionnelles. Il convient maintenant d’aller plus loin.

Il y a lieu de supposer qu’une perte dans le registre de l’avoir sera plus facile à cicatriser, puisqu’elle ne met pas en cause l’être du sujet. Encore faut-il être prudent : cette cicatrisation sera moins assurée si le souffrant vit essentiellement dans le monde de l’avoir. Qu’on se souvienne ici encore d’Harpagon : dans sa détresse, il voit exploser sa conscience d’être :

Qui est-ce ? Rends-moi mon argent, coquin ! (Il se prend lui-même le bras). Ah ! c’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis. [3]

Encore faut-il aussi éviter de se laisser abuser par son propre jugement. Cette femme qui a subi une chirurgie mutilante a perdu sa beauté. On a souvent le réflexe de considérer que cette perte se situe dans le registre de l’avoir. Mais cette femme n’avait pas seulement la beauté : elle était belle, avec tout ce que cela impliquait dans sa vie de relation. C’est à elle seule qu’il revient de dire si la beauté est une qualité substantielle de son être, ou une qualité accidentelle, ou encore si elle la considère comme un objet relevant du monde de l’avoir.

Le sujet pourra sortir de sa souffrance en décidant qu’il peut se passer de l’objet perdu, ou qu’il peut le remplacer par un autre. L’aidant peut ici tenter de suggérer des substituts, mais avec précaution : les substituts qu’il imagine sont ceux qu’il se proposerait en pareil cas ; d’autre part cette tentative peut être un piège pour le souffrant, comme on le verra plus loin.

Mais s’il se sent blessé dans son être, la situation sera plus difficile. Le sujet souffrant va devoir s’efforcer de se réorganiser. Il pourra décider que la perte qu’il a subie, réflexion faite, ne porte pas sur une qualité substantielle de son être, à preuve qu’il peut vivre sans elle. C’est le mode habituel de conclusion du chagrin d’amour, quand le sujet constate qu’il a survécu (et on sait qu’il reste alors à faire le deuil du deuil, et que le sujet doit encore s’avouer que jusque dans son chagrin il avait fait fausse route). Souvent tout se passe alors comme si l’objet perdu était renvoyé dans le monde de l’avoir ; on ne sait pas si c’est là une bonne chose. Il pourra aussi décider que la perte touchait à la substance même de son être ; dans ce cas il devra accepter de vivre amputé d’une partie de lui-même. Peut-être faut-il qu’il apprenne à vivre en paix avec cette idée ; ou alors il pourra rééquilibrer son être par le développement d’autres aspects, comme font les aveugles.

S’il veut être utile, l’aidant qui se trouve affronté à ce problème doit prendre deux précautions : d’abord il doit chercher à déterminer si le sujet vit habituellement plutôt dans le monde de l’être ou dans celui de l’avoir. Il sera guidé pour cela par l’étude du langage du sujet souffrant, cf. infra. Ensuite il doit se demander dans lequel de ces registres le sujet souffrant vit sa perte.

Il ne peut se passer de cette investigation préalable s’il veut suivre le discours de son interlocuteur. Ensuite seulement il pourra travailler avec lui, à condition encore de rester vigilant face à deux dangers.

L’un vient de l’aidant lui-même : en aucun cas il ne doit émettre son opinion sur le lieu où il placerait, personnellement, la perte. Outre qu’il ne sait rien de ce qu’il ferait si la perte le touchait vraiment, il n’a nullement le droit de projeter son point de vue.

L’autre danger vient du sujet souffrant lui-même. Il faudrait en effet que celui-ci trouve le moyen d’élaborer sa propre solution, en évitant de se contenter de celles que lui propose l’air du temps. On remarque souvent, par exemple, que la personne en deuil essaie de modeler son évolution sur celle qu’elle croit être l’évolution « normale » telle qu’elle lui apparaît dans le discours ambiant. Cette femme qui a perdu sa beauté sera tentée de se persuader que cette beauté relevait de l’avoir, au motif que « la beauté ne se mange pas en salade ». Elle se condamne ainsi à ne pas comprendre en quoi elle a été blessée au plus profond. Du même coup elle se condamne à une souffrance d’autant plus inextinguible qu’elle devient incompréhensible.

Le sujet souffrant parle, et il est particulièrement important de prêter attention aux mots qu’il emploie. Il est classique de débattre pour savoir si le langage se structure sur le modèle de la pensée ou si c’est l’inverse. Peu importe, contentons-nous de noter que le langage et la pensée ont une structure identique. Les modalités du langage sont donc les témoins des modalités de la pensée. C’est pourquoi il convient de recevoir telles quelles les paroles du sujet souffrant, en relevant les anomalies du langage, non pour les critiquer mais pour leur trouver un sens.

Ainsi le lombalgique exprime sa plainte en disant : « J’ai mal aux reins » ; mais il peut lui arriver de dire : « Je souffre des reins ». Si, comme on l’a dit plus haut, il n’y a pas plus de souffrance physique que de douleur morale, seule la première formulation est adéquate : la douleur se dit : « J’ai mal ».

Mais le sujet a dit : « Je souffre des reins ». L’erreur serait de croire qu’il a fait erreur. Sa parole s’impose à nous, il nous faut la décrypter telle qu’il l’a énoncée. S’il dit : « J’ai mal aux reins », il met l’accent sur le phénomène algique. S’il dit : « Je souffre des reins », il met l’accent sur l’impotence entraînée par le phénomène algique. Il suffit de les comparer pour constater qu’à ces deux formulations correspondent deux positions existentielles différentes : dire : « J’ai mal aux reins », c’est se tenir extérieur à la douleur, c’est se trouver dans une relation d’avoir. Dire : « Je souffre des reins », c’est se trouver déjà englobé dans la souffrance, c’est se trouver dans une relation d’être. On notera d’ailleurs que d’autres formulations mériteraient aussi une exploration : dire : « J’ai mal aux reins » n’est pas dire : « Les reins me font mal ».

Cette enquête sur le langage se doit d’être discrète : non seulement le sujet souffrant a autre chose à faire qu’à s’intéresser à son comportement linguistique, mais en outre il est probable qu’il ne comprendrait même pas de quoi on lui parle : à ses yeux « J’ai mal aux reins » et « Je souffre des reins » sont synonymes ; il se peut même que le choix de la formulation soit conditionné surtout par des contingences culturelles. Mais il demeure que « J’ai » et « Je suis » supposent deux opérations mentales distinctes. Et que la nuance doit être notée.

On observera de la même façon la manière dont le sujet parle de sa vie. Il va de soi que cette enquête devra être menée avec patience : c’est au fil des indications glanées çà et là que l’on finira par se faire une idée du mode d’existence du sujet, dans l’être ou dans l’avoir.

Le simple fait d’entrer en relation avec le sujet souffrant est déjà en soi l’amorce d’une thérapeutique, et ceci pour trois raisons.

La première est bien connue : la souffrance induit une rupture de la communication, que ce soit parce que le sujet tend à s’enfermer avec sa souffrance serrée contre lui, ou qu’à l’inverse elle vienne s’interposer comme un écran, parasitant son discours et occupant tout le champ relationnel. Dans les deux cas l’accès à l’autre se trouve interdit. Et de ce fait il est parfois impossible de se frayer un chemin jusqu’à lui. Mais si l’on y parvient on a déjà amorcé une prise de distance : le fait pour le sujet souffrant de créer un espace pour la relation à l’autre suppose qu’il accepte de reprendre une certaine autonomie vis-à-vis de la souffrance, et de considérer qu’elle n’affecte pas tout son être.

La seconde raison est que la rencontre avec l’autre permet au sujet souffrant de se redéfinir. On doit ici reprendre ce que dit Heidegger : l’être este comme apparaître. La conscience d’être se modifie, voire se dissout au feu de la souffrance, ce qui amène le sujet souffrant à se demander qui il est. Dans la rencontre il se livre au regard de l’autre, et cet autre peut lui renvoyer une image : tu est ce que tu me donne à voir.

La troisième raison est que la rencontre est un lieu où la problématique de l’être et de l’avoir va se poser, et devra être résolue. Toute relation se pose en effet en ces termes, qu’il suffise de rappeler la notion de « mère possessive »... Ce n’est pas ici le lieu de détailler trop longuement ; mais le lecteur trouvera un exemple simple en observant les distorsions qui peuvent survenir dans la vie d’une équipe. On sait que les médecins ont tendance à sous-estimer la douleur du patient alors que les infirmières la surestiment. Ceci est dû à des différences de sensibilité, à des insuffisances de formation, etc., sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir ici. Mais il y a un autre phénomène, souvent méconnu : c’est que le comportement du patient n’est pas le même devant le médecin et devant l’infirmière. Même en l’interrogeant sur sa douleur avec insistance, le médecin n’obtient souvent du malade qu’une réponse évasive ou minimisante alors que ce même malade va s’épancher longuement devant l’infirmière, vis-à-vis de laquelle il va par ailleurs se montrer beaucoup plus exigeant. C’est que le malade entre avec le médecin dans une relation d’être : il s’agit de sauver les apparences, de se montrer digne. L’infirmière est davantage prise dans une relation d’avoir (pour ne pas dire de possession). On ne peut sortir de cette difficulté sans prendre une telle différence en considération.

Il est donc possible de prendre en compte la manière dont le sujet entre en relation avec l’entourage, et notamment l’entourage soignant. Il est même possible, sans doute, d’utiliser ce mode d’entrée en relation pour induire une évolution. Cela demandera toutefois de grandes précautions, car la situation alors se rapprochera de celle de la cure psychanalytique : entre le sujet souffrant et le soignant s’installe une relation de transfert. Si le soignant décide d’utiliser la manière dont il entre en relation avec le sujet souffrant pour modifier la manière dont le sujet souffrant entre en relation avec lui, il va se livrer à une manipulation du transfert ; cela ne peut se faire en sécurité qu’à condition que le soignant sache parfaitement ce qu’il fait, et à condition aussi qu’il sache un minimum de choses sur la manière dont, lui, spontanément, il entre en relation avec les autres, si c’est plutôt dans l’être ou dans l’avoir ; bref il faut qu’il contrôle son contre-transfert.

Par contre il est évident que le soignant n’a pas d’autre choix que de prendre le sujet souffrant là où il est ; c’est particulièrement important si la souffrance est telle que l’accès au sujet est difficile ou impossible. Il faudra donner au sujet le moyen de se situer dans la relation ; la question : « Comment vous sentez-vous ? » est vraisemblablement la plus ouverte de ce point de vue, puisqu’elle lui laisse la possibilité de répondre dans l’être ou dans l’avoir. Si le sujet a vu s’effondrer sa capacité à être, le soignant devra probablement essayer de partir de la relation d’avoir, même au risque d’entrer temporairement dans un système fusionnel. Il devra faire preuve de la plus grande vigilance à ce sujet, et s’attacher à favoriser chez le sujet souffrant la prise de distance vis-à-vis du soignant, puis la réintroduction de la dimension de l’être. En d’autres termes il faudra amener le sujet souffrant à percevoir dès que possible que c’est quelqu’un qui le soigne.

Il n’est pas possible d’énoncer un savoir sur la souffrance. Cependant il peut être utile d’en proposer une approche cognitive, essayant ainsi de référer le vécu du sujet souffrant à une expérience plus universelle. Ainsi on peut proposer de décrire le phénomène de le souffrance comme on fait de la douleur.

Quand on considère le phénomène algique, on distingue le phénomène physiologique (agression d’une structure organique et réponse du système nerveux) et la sensation douloureuse (« expérience émotionnelle désagréable », etc.). La douleur est ainsi considérée comme le signal qui permet au sujet de prendre les mesures nécessaires pour mettre son organisme en sécurité. Nul ne conteste que si l’ « expérience émotionnelle » était agréable le sujet ne serait pas porté à la faire cesser.

On peut raisonner de même quand on considère la souffrance. Dans ce travail nous avons appelé « souffrance » une situation dans laquelle l’être du sujet subit une agression, sous forme d’intrusion (la douleur, l’état amoureux) ou de mutilation (la perte, le deuil). Cela permet, soit dit en passant, de comprendre pourquoi en physiologie l’agression qui cause la douleur est souvent appelée « souffrance » (myocardique, radiculaire...). Il faudrait trouver un mot adéquat pour désigner l’ « expérience émotionnelle désagréable » engendrée par la souffrance. Cette expérience émotionnelle a la même fonction que l’expérience douloureuse, et vise à imposer au sujet de prendre les mesures de réorganisation psychique nécessaires pour la faire cesser.

En elle-même, la souffrance n’est donc pas autre chose qu’une situation de désordre, d’inadaptation, d’indisponibilité. Tout système est exposé à des épisodes de souffrance, et on pourrait presque dire que la souffrance est la manifestation de la vie ; on retrouve ici le concept grec de krisis : un système quel qu’il soit connaît deux états : celui dans lequel il fonctionne, et celui dans lequel il se transforme ; il est rarement possible de faire les deux ensemble. Il s’ensuit, et la société française en est un exemple frappant, qu’un système connaît son efficacité maximum quand il est stable et qu’il ne peut se transformer qu’en acceptant un minimum d’inefficacité temporaire. La crise, qui pourrait être l’autre nom de la souffrance, est un phénomène normal, sain, nécessaire. La question qui est posée au soignant est donc moins celle de la souffrance que celle de l’expérience pénible qu’elle induit.

Il pourra se révéler utile de faire accéder le sujet souffrant à cette conception positivante de la souffrance ; l’écueil ici sera sans doute celui de l’identification : la souffrance est un phénomène universel, mais cela n’autorise pas à en faire un phénomène trivial. J’ai certes vécu des situations analogues à celle du sujet souffrant, mais c’est moi qui les vivais, et on ne peut parler d’ « expérience émotionnelle » que si l’on garde à l’esprit que l’expérience est faite par quelqu’un.

Il faut enfin garder à l’esprit que les résultats de cette prise en charge du sujet souffrant ne sont pas nécessairement ceux qu’on imagine.

Par exemple la question est de savoir comment la souffrance se termine. On pense généralement que la réorganisation intrapsychique, quand elle réussit, met un terme à la souffrance ; c’est exact, mais insuffisant. Certes, si par exemple je perds un être cher, je vais finir par apprendre à vivre sans lui ; il pourra même se faire (pourquoi pas ?) que je constate que je vis mieux depuis qu’il est mort. Mais il reste que l’être cher n’est plus, qu’il ne reviendra pas, et que la réparation que j’ai faite ne me le rendra pas ; je ne puis vivre sans lui qu’à défaut de pouvoir vivre avec lui. Il en va de même, au reste, de ce que les psychanalystes nomment sublimation : sublimer une pulsion c’est, alors même qu’on refuse de l’assouvir telle quelle, apprendre à la transformer en une autre pulsion, plus admissible ou plus féconde. C’est certainement la meilleure façon de résoudre une crise psychologique. Mais il demeure que pour parvenir à la sublimation il a fallu accepter le deuil de la pulsion rejetée, ce qui implique que la sublimation est toujours un pis-aller ; un pis-aller efficace, adapté, plus intéressant que la régression ou le déplacement, mais un pis-aller malgré tout. Ainsi, quand bien même un système évolue vers une grande amélioration, telle qu’on ne regrette pas la configuration qui préexistait, il demeure qu’on ne peut à la fois se transformer et rester le même, et que toute transformation se fait sur les ruines de ce qui précédait, et dont il faut faire le deuil.

D’autres questions sont encore plus redoutables. Par exemple celles-ci : faut-il accepter d’être souffrant ? Quel intérêt y a-t-il à parcourir le chemin de la souffrance quand on est à l’article de la mort ? A quoi sert la souffrance liée à la douleur ? Le danger soupçonné par ces questions est celui de la survalorisation de la souffrance, et c’est là un souci plus que légitime. Mais il faut faire ici plusieurs remarques.

En ce qui concerne la fin de vie, la question de la pertinence de la souffrance ne se pose pas : on observe que la fin de vie voit naître une crise fondamentale de l’être. Le sujet souffre, non parce qu’on souhaite pour lui une fin de vie édifiante, mais parce que la crise est là, comme intrinsèque. Ce n’est probablement pas l’effort qu’on fait pour la mettre à jour qui crée la souffrance, c’est l’affrontement à la mort ; et il est probable qu’on ne fait que l’adoucir en l’élucidant.

La souffrance liée à la douleur présente plusieurs intérêts. D’abord parce que la douleur est un symptôme dont chacun connaît la polyvalence : toute douleur est toujours un symptôme psycho-somatique, de sorte qu’il ne suffit pas de l’éteindre pour en épuiser toutes les significations. Il suffit sur ce point de renvoyer à D. Vasse :

A travers l’inflation même que provoque la douleur, tous les souffrants espèrent - sans le savoir peut-être - ne pas être réduits à un objet de douleur. Ce contresens, car c’en est un, fait d’eux un objet de préoccupation charitable ou répugnante, les prend au piège d’une manipulation qui les fait exister comme objets de soins. A-t-on suffisamment réfléchi que la douleur peut être une manière de sortir de la cruauté de la solitude ou de l’angoisse ? Mais c’est aussi l’impasse la plus cruelle quand la voix du sujet n’y est plus entendue et que son cri n’est plus distingué du symptôme. [4]

Mais aussi la douleur n’est pas que la douleur. Ce qui se dit dans la douleur, et qui constitue la souffrance liée à cette dernière, c’est d’une part un ensemble de somatisations étrangères au processus algique, et d’autre part la réaction au constat de ce que l’expérience douloureuse apprend au sujet sur lui-même. Il serait sûrement très fécond de ce point de vue d’étudier le discours des victimes de tortures. Cette dernière souffrance doit sans doute être reprise dans la parole, faute de quoi on peut craindre qu’elle continue à évoluer pour son propre compte, comme on le voit chez les sujets victimes de douleurs de désafférentation par exemple.

Il est probable enfin que toute souffrance présente un aspect métaphorique, prophétique, initiatique. Car la souffrance de la fin de vie, qui naît quand le sujet constate que, contrairement à l’illusion qu’il entretenait jusque là, il ne pourra pas répéter indéfiniment le passé, trouve son équivalent dans toute souffrance : la souffrance m’indique que je change, ou que du moins j’y suis convié. La souffrance m’impose ainsi de réviser la notion fondatrice de mon être : l’être est ce qui en moi demeure, et voici que la souffrance me fait sentir que cet être, qui est censé rester immuable, ne l’est pas tant que cela, qu’il n’est pas acquis, que donc je pourrais le perdre. Toute souffrance est ainsi métaphore de la mort, et il est probable que le prix à payer pour sortir de la souffrance est précisément d’en accepter la prophétie.

Fin

Notes

[1Définition de l’IASP.

[2Je suis conscient de ce que cette étymologie a d’un peu forcé ; mais le latin sufferre signifie tout de même : "supporter, endurer", ou "se soutenir, se maintenir".

[3L’Avare, IV, 3.

[4Le poids du réel : la souffrance, p. 31.