Cet article a été revu le 5 décembre 2012

Douleur et souffrance II Inédit

(actualisé le ) par Michel

Dans le texte précédent, j’ai essayé de faire entrevoir pourquoi les notions de douleur et de souffrance doivent être articulées. Cette articulation passe par le langage, et c’est donc là qu’il faut maintenant faire porter notre étude.

Nous sommes même obligés d’aller plus loin : le langage n’est que le reflet de la pensée, et il nous faudra donc aborder quelques notions d’ontologie.

Naturellement nous ne pourrons pas aller bien loin, et il serait faire preuve d’une sigulère outrecuidance que de prétendre proposer un traité de linguistique ou de métaphysique. Mais il faut bien suggérer ici quelques pistes.

QUELQUES REMARQUES SUR LES NOTIONS DE TEMPS ET D’ESPACE

L’expérience humaine se situe au carrefour du temps et de l’espace. C’est là une évidence : Tout ce que l’homme éprouve lui advient en un lieu et en un temps donnés, à telle enseigne qu’un événement qui ne se serait produit nulle part, ou en nul moment, n’aurait de ce fait aucune réalité.

Condition de la prise de conscience, un tel croisement de ces deux axes en fixe du même coup l’étroite limite : l’intersection de deux droites se réduit toujours à un point. C’est là l’un des paradoxes de la vie humaine : chacun regrette de ne pas posséder le don d’ubiquité, mais toute rencontre se fait toujours ici et maintenant ; être partout ne serait rien d’autre qu’être nulle part, et être éternel serait ne pas être du tout. Les Juifs l’avaient bien compris, qui, précisément, conçoivent Yahvé comme l’incompréhensible, et pour cette raison sans doute l’innommable, d’un qui est l’Etre bien qu’éternel et omniprésent [1].

C’est le sérieux de cette limitation qui est à l’oeuvre par exemple au début de l’histoire chrétienne : on critique souvent la croyance des chrétiens au motif qu’un événement aussi universel que le salut du monde perd de sa crédibilité en se produisant d’une manière aussi pauvrement ponctuelle, en Palestine et voici deux millénaires. Mais, précisément, la condition pour qu’un événement soit authentiquement humain est qu’il se soumettre à la loi de la spatio-temporalité.

Différences entre l’espace et le temps :

Cependant chacun sait que l’espace et le temps ont des caractéristiques différentes. Il importe d’y rêver quelque peu.

L’homme est limité dans l’espace : la symbolique universelle fait du carré l’image de la terre, et le chiffre quatre est celui de l’homme ; car tout ce qu’il voit, il le situe par rapport à quatre directions : devant lui, derrière lui, à sa droite, à sa gauche. L’espace est fondamentalement une grandeur à deux dimensions : pour le moment, et sans doute pour longtemps encore, l’humanité n’utilise le ciel que comme un raccourci pour aller d’un point à un autre, et non comme une dimension à part entière. Par ailleurs l’espace est stable : c’est l’homme qui se déplace par rapport à des repères.

Il est également limité dans le temps, mais le temps est d’une autre nature que l’espace : d’abord parce que c’est une grandeur à une dimension : il y a l’avant et l’après ; de surcroît cette dimension est vectorielle : le temps s’écoule dans une seule direction. Enfin si l’espace est fixe par rapport à l’homme qui s’y déplace à sa guise, le temps, lui, se déplace par rapport à l’homme sans que celui-ci puisse en rien s’y opposer. [2]

Tout donc semble opposer le temps et l’espace. Il conviendrait de réfléchir de ce point de vue à ce que nous dit la physique moderne sur l’unicité de ces deux notions qui ont l’air si dissemblables. Le seul lien intuitif qu’on peut trouver entre elles est que pour se déplacer dans l’espace il faut du temps.

Sans doute le fait que l’homme ne perçoit pas le temps et l’espace de la même façon a-t-il quelque chose à voir avec la conscience.

Positionné dans l’espace, l’homme y est également limité, et cette limitation est particulièrement stricte. Il existe en effet une singularité dont on ne se rend compte qu’en de trop rares occasions. Un exemple trivial suffira : chacun sait que lorsque j’entends une conversation au enregistrée magnétophone, je reconnais plus facilement la voix de l’autre que la mienne propre, au point que j’incrimine le mauvais fonctionnement de l’appareil. Mais ce n’est pas cela : l’appareil fonctionne bien, à preuve que la voix de l’autre n’est pas déformée. Simplement, si je ne reconnais pas ma voix, c’est parce que je n’ai pas l’habitude de l’entendre. Ce que j’ai coutume d’entendre, c’est ma voix telle qu’elle résonne dans ma tête ; seuls les autres connaissent le timbre de ma voix. De la même façon sur la photographie je reconnais instantanément le visage de l’autre, alors que le mien a toujours quelque chose d’un peu étranger à mes propres yeux. Toute une partie de moi échappe ainsi à mon regard, d’où il résulte que les autres savent sur moi des choses que j’ignore ; on pourrait dire que mon apparence physique, ce qui fait l’objet de la mode, de l’élégance, des soins du corps, tout cela ne me concerne que dans la mesure où c’est susceptible d’être exposé au regard de l’autre...

C’est le grand drame de l’être que de ne pouvoir se contempler du lieu d’où il contemple les autres. Mais c’est aussi à ce prix qu’il se constitue comme identité : tout l’Univers en effet m’est accessible ; il y faudra le télescope, le microscope, mais enfin, au moin ssymboliquement, je peux prétendre tout voir. Tout sauf... une petite partie : moi. Moi, par définition, c’est le point aveugle, c’est cette partie de l’espace qui me sera à tout jamais inaccessible parce que, quoi que je fasse, elle sera toujours derrière mes yeux. Au reste cela n’a rien d’étonnant : je suis cette partie de l’Univers à quoi j’ai la relation la plus intime ; or la distance est l’obstacle essentiel à la relation ; il en résulte que moi n’a pas d’espace.

Mais l’homme en tant qu’il est conscience est aussi limité dans le temps. Depuis longtemps la misère de la temporalité a fasciné les Anciens. Commentant saint Augustin, Landsberg écrit :

La vie terrestre est une vie mortelle. La temporalité de cette vie est telle qu’aucune présence vraie ne peut s’y constituer. A chaque instant le monde se mine. L’instant meurt en naissant. Le passé dévore l’avenir avant qu’une existence présente puisse se réaliser en durant. L’instant, seul lieu et seule chance terrestre de la présence, donc seule chance d’une existence possible, glisse dans le temps et par le temps : ex illo quod nondum est, per illud quod spatio caret, in illud quod jam non est (de ce qui n’est point, par ce qui n’a aucune étendue, vers ce qui n’est déjà plus). Il n’y a pas le temps, il n’y a que les trois temps et ses trois visages inséparables : sunt in anima tria quaedam. Ils correspondent à trois forces de l’âme : memoria, contuitio, exspectatio. [3]

Le temps se déroule ainsi comme une bande magnétique défile devant le lecteur. La tache d’huile de ce qui a eu lieu vient submerger lentement ce qui n’est pas encore advenu, et l’homme flotte comme un bouchon à la surface de cette eau.

Ainsi le temps peut s’identifier à une tension entre le passé, le présent et le futur ; le nœud de cette tension est le lieu où l’homme se révèle à lui-même. Or il se trouve que l’homme n’est homme que dans la mesure où il a conscience de l’être (on sait bien que la mort se définit désormais comme la perte définitive et irréparable de la conscience).

Cette conscience n’apparaît pas n’importe comment. Quelle différence, par exemple, entre ma main et le crayon qu’elle tient ? Qu’est-ce qui me fait affirmer que ma main est moi et que le crayon n’est pas moi ? Ceci, que seule l’expérience m’apprend : là où je suis, là est toujours ma main, alors que là n’est pas toujours le crayon. Est moi ce qui ne me quitte jamais.

C’est cela qui fonde la problématique de tout couple : l’élan amoureux engendre un désir de fusion totale (ce qui advient symboliquement dans la rencontre sexuelle), et on n’est jamais assez proche de l’autre ; pourtant chacun sait qu’une relation fusionnelle conduit au désastre. Ainsi le couple ne dure qu’à condition de se maintenir dans une impossibilité : celle d’être à la fois totalement proche de l’autre et de maintenir une distance sans laquelle il n’est pour chacun des protagonistes aucun espoir d’identité. Et il n’y a pas réellement de point d’équilibre, car cet équilibre est instable, comme celui dans lequel on affronte deux aimants qui se repoussent. Inversement on observe presque toujours chez les amputés une souffrance majeure : être amputé, c’est perdre une partie de soi, et c’est là un événement incompréhensible : l’être est par nature insécable, [4]car tout être susceptible d’être coupé en deux se révèle par là composé de deux êtres. Ma main, qu’on a coupée, cesse d’être moi, mais qu’est-elle donc ? Et que suis-je sans ma main [5] ?

QUE SIGNIFIE « ÊTRE » ?

Le sentiment d’être provient du sentiment de continuité, de permanence : je suis ce qui demeure radicalement inchangé, le reste n’est qu’apparence, forme passagère, qui certes m’appartient et peut même me définir, cf. à ce sujet Heidegger citant Pindare :

« Puisses-tu, en apprenant, te pro-duire comme celui que tu es ». Or ce se-tenir-en-soi ne signifie pour les Grecs rien d’autre que se-tenir-là, se tenir dans la lumière. « Etre » veut dire « apparaître ». L’apparaître n’est pas quelque chose d’accidentel qui parfois rencontre l’être. L’être este comme apparaître. [6]

On retrouve dans ce texte l’idée que je suis ce que je parais. Le latin persona désigne le masque de théâtre : qui adopte les vêtements, les gestes, les mots d’Hamlet devient Hamlet, et c’est cela qui rend possible la représentation théâtrale : Hamlet existe réellement : ce n’est rien d’autre que l’acteur qui joue Hamlet.

Mais malgré cette remarque sur le caractère, disons pour faire court substantiel, de l’apparence, on peut maintenir que l’être est ce qui en moi reste permanent. L’être ne peut donc s’expérimenter, faire la preuve de son existence, que dans le temps. Toutefois il ne se reconnaît que dans le présent, est c’est ce qui fait parler de tension. L’être est ce que je reconnais comme tel, et cette reconnaissance intervient en un moment précis, qui est le présent : je n’ai le sentiment d’être que lorsque, dans le présent, je reconnais la cohérence de ce que je ressens de moi avec ce que je sais de mon passé. Cela se fait au moyen d’une opération de synthèse qui constitue la prise de conscience.

C’est le passé qui est le domaine de l’être : le passé est ainsi le mode temporel de l’identité. Je ne suis que ce que j’ai été. Ce que je ne suis pas encore, je ne peux m’en prévaloir.

Cela ne signifie pas qu’aucune évolution soit possible : on peut sans difficulté soutenir avec Sartre que « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » : ce n’est là qu’une question de point de vue. Sartre feint de méconnaître le fait que l’originalité de l’homme est la conscience, et que cette conscience est le seul fondement de son affirmation selon laquelle « chez l’homme l’existence précède l’essence ». Certes il ne faut pas se sentir prisonnier de son essence, et j’ai le pouvoir de m’élaborer, mais ce pouvoir a des limites : il y a bel et bien une nature humaine, l’homme ne peut faire qu’il n’ait pas deux bras, deux jambes, une conscience et une limitation temporo-spatiale : et qu’il ne soit pas rapidement déterminé, limité par son passé. L’homme devient donc, et se crée dans une large mesure, mais, pour reprendre le mot de Pindare cité plus haut, dans une non moins large (et regrettable) mesure il ne devient jamais que ce qu’il est. Ce qui n’est déjà pas si mal.

Si l’on suit Heidegger, et pour autant que je puisse prétendre avoir compris son propos, il semble que la notion de surgissement, d’instantané, est indispensable à la compréhension de ce qu’est l’être. Il déclare en effet que chez les Grecs, du moins les présocratiques, le terme qui désigne au mieux l’être est physis, qui sera ensuite trop approximativement traduit.

Que dit le mot physis ? Il dit ce qui s’épanouit de soi-même (par exemple l’épanouissement d’une rose), le fait de se déployer en s’ouvrant, et, dans un tel déploiement, de faire son apparition, de se tenir dans cet apparaître et d’y demeurer (...) Phuein veut dire croître, faire croître. mais que signifie croître ? (...) Physis, l’épanouissement, le se-tenir-en-soi-vers-le-dehors, est l’être même, grâce auquel seulement l’étant devient observable et reste observable (...) C’est le fait de s’émettre hors du latent, et par là de le porter à stance. [7]

Mais il dit cela du point de vue de celui qui observe l’être extérieur à lui. Il décrit en quelque sorte la manière dont je peux approcher l’être de l’autre. Il ne dit pas, ou pas complètement, ce qu’il en est de la conscience que je prends de moi-même.

La prise de conscience d’être se fait chez l’enfant par la traversée de trois stades. Le tout-petit se comporte d’abord comme s’il ne se connaissait aucune limite : il est tout, et c’est pourquoi il vit comme un désastre, un éclatement de la personnalité qu’il se suppose, le fait que le sein maternel n’est pas aussi immédiatement disponible qu’il le devrait. Peu à peu l’absence épisodique de sa mère opère pour lui la métaphore de la main et du crayon : l’enfant apprend par là qu’il n’est pas tout. Comme on le détaillera plus tard le fait qu’il n’est pas tout lui crée un espace où il peut avoir (puisqu’on ne peut avoir que ce qu’on n’est pas) ; l’enfant apprend ainsi que s’il n’est pas tout il est celui qui a, et qu’il continue d’exister. Si cette conception est exacte on peut en déduire que la conscience d’être apparaît en premier, mais de manière indistincte, confuse ; la rétraction de l’être crée un espace dans lequel l’avoir devient possible, et l’expérience de l’avoir renforce à son tour la conscience d’être. C’est en effet ce que l’on peut observer en pratique.

ETRE ET AVOIR :

On dégage ainsi deux modes de relation au monde : il y a le monde de l’avoir et le monde de l’être. Ces deux mondes font l’objet d’un traitement linguistique particulier, sur lequel il convient à présent de s’interroger.

Un peu de linguistique de comptoir :

Grossièrement le langage est structuré sous la forme sujet-verbe-complément ; le sujet et le complément sont en interaction, et la nature de cette interaction est précisée par le verbe ; cette structure est celle des fonctions mathématiques : toute phrase transitive est de la forme y=f(x). Lorsque l’interaction aboutit à une modification du complément on dit que le verbe est transitif (je mange du pain) ; lorsqu’elle aboutit à une modification du sujet on parle de verbe intransitif (je transpire beaucoup). Le verbe avoir peut sans trop de précautions être considéré comme transitif. Dans ces conditions le complément est appelé complément d’objet, parce que le verbe transitif n’a d’effet que sur des objets. Ainsi on n’a jamais que des objets.

Les objets n’ont pas de contraire : que serait le contraire d’une table ? Il y a la table et l’absence de table ; la peur et l’absence de peur ; la douleur et l’absence de douleur. Le monde de l’avoir est un monde digital : oui/non ; présence/absence. Naturellement il ne s’agit là que d’une tendance, et la réalité est plus compliquée : ainsi chacun sait qu’on peut avoir plus ou moins peur, ou plus ou moins faim (on peut même s’interroger sur le couple : j’ai chaud/j’ai froid ; mais si en physique le froid est le contraire du chaud cela n’est pas vrai en perception, à preuve que le froid brûle). Notons par ailleurs que l’anglais évite cette anomalie : I am hot, cold, afraid... On reviendra sur ce point.

Mais qu’est-ce qu’avoir ?

La notion d’avoir suppose celle de distance : il y a moi et il y a ce que j’ai. Si ce que j’ai n’est pas distant de moi, cela devient moi et je ne peux plus l’avoir. Je ne peux avoir que ce que je peux voir. Naturellement si ce que j’ai doit être distant de moi il importe toutefois que la distance soit faible : j’ai ce qui est plus proche de moi que de quiconque. On peut dire que j’ai ce que je tiens dans ma main en le regardant.

Si je tiens dans ma main un objet sans le regarder, c’est-à-dire si la distance entre lui et moi diminue, on dit que je le possède. Posséder, c’est soustraire au regard de l’autre, en fait à tout regard. Il faut noter qu’alors la relation à l’objet présente des distorsions : pos-sidere, c’est être assis sur l’objet, le cachant ainsi aux regards au prix d’une immobilisation de l’objet mais aussi du sujet ; les psychanalystes disent qu’il s’agit là du stade anal. Et cette forme d’avoir n’est pas exempte de confusion (ce à quoi on pouvait s’attendre dès lors que la distance diminue) : l’enjeu du stade anal est de faire comprendre à l’enfant qu’il peut sans dommage se défaire de sa selle, car elle n’est pas lui : ce n’est pas une dé-possession ; toute la difficulté demeure cependant en ceci que si la selle n’est pas lui elle était tout de même bien lui l’instant d’avant.

Il existe encore un troisième niveau, qui est celui de la confusion. On y entre lorsque la distance diminue encore et que plus rien ne distingue le sujet de l’objet ; on aboutit ainsi à une perte d’identité, ce qui se produit par exemple dans l’orgasme, mais aussi dans toute jouissance. On ne sait plus très bien alors qui possède qui, le sujet est pris par le plaisir au moins autant qu’il prend plaisir. Ce niveau est si l’on peut dire préparé par une exagération du précédent lorsque le sujet, loin de s’asseoir sur l’objet, l’exhibe au contraire dans le but inavoué de se protéger lui-même derrière l’objet possédé : ce n’est plus alors l’objet qui disparaît mais le sujet, pos-sidere devient ob-sidere.

Tout autre est le domaine de l’être.

On peut assimiler grossièrement le verbe être à un verbe intransitif ; dans ce type de verbe l’objet n’est pas différent du sujet : je cours vite. On passe sur le fait que cette distinction est fragmentaire : je mange ma soupe est transitif, je mange trop ne l’est pas ; je cours vite est intransitif, je cours la gueuse ne l’est pas. Du fait que le sujet se confond avec l’objet, il s’ensuit qu’il n’y a pas là de notion de distance : le sujet est central. Le verbe être est suivi d’un attribut, c’est-à-dire d’un mot qui énonce un caractère du sujet. Par définition ce caractère change quelque chose du sujet. La notion de distance est remplacée par celle d’intensité : dans l’être au lieu d’un objet plus ou moins proche on a un caractère plus ou moins intense, se situant entre un état et son contraire. Le mode de rapport à l’être est analogique et non digital.

Naturellement il ne s’agit là que d’une tendance du champ sémantique de l’être, comme on l’a déjà remarqué pour l’avoir, et on ne serait pas longtemps embarrassé pour trouver des exceptions. Dire : « Je suis Breton » n’admet guère la réplique ; on doit même remarquer que, contrairement à la tendance générale des champs décrits, « J’ai faim » est une affirmation susceptible de variations d’intensité, alors que « Je suis affamé » présente un caractère bien plus absolu. Il est temps d’affiner un peu les choses.

Si je dis : « J’ai un parapluie », je dis clairement que l’objet « parapluie » est distinct de moi. On voit sans peine que la faim, la peur, le froid, sont de instances qui me touchent de plus près : la distance entre la faim, la peur, le froid et moi est pratiquement nulle. Pratiquement seulement : dire : « J’ai faim » n’est pas dire : « Je suis affamé ». La différence entre ces deux formulations indique qu’il est possible, précisément, de maintenir la sensation de faim dans le champ de l’avoir à condition que la faim ne soit pas intense au point de m’envahir totalement.

Si je dis : « Je suis Breton », je pointe une qualité substantielle de mon être (ce qui montre bien qu’il existe une nature humaine : je puis changer en moi beaucoup de choses mais pas le couleur de ma peau). Cet ordre de qualités est par nature absolu. Si par contre je dis : « Je suis angoissé », je pointe un état que je ressens comme passager, qui affecte mon être mais n’en fait partie que de manière provisoire. Si je voulais indiquer une qualité substantielle de mon être je dirais : « Je suis un angoissé » ; l’épithète, en se substantivant, marque le passage de l’accident à la substance ; et si je voulais signifier que l’angoisse me reste un corps étranger dont j’entends me défaire, je dirais : « J’ai une angoisse ».

QU’EST-CE QUE SAVOIR ?

Il y a deux sortes de savoir : le savoir objectif et le savoir subjectif. A ces deux sortes de savoir correspondent deux dénominations : il y a la scientia, que nous traduisons habituellement par « science », et la sapientia, que nous traduisons plus improprement par « sagesse ».

Scientia vient du verbe scire, qui signifie « savoir ». On peut sans trop de précautions désigner sous ce terme ce qui relève de la connaissance objective. Mais il n’y a guère besoin d’être un fin linguiste pour remarquer que le mot « objectif » doit avoir quelque rapport avec l’objet... L’objet est, comme son nom l’indique, quelque chose qui se trouve jeté-devant (d’où l’objection). De fait toute démarche scientifique est basée sur l’ob-servation, qui implique que l’objet à observer se trouve maintenu devant soi, suffisamment près et suffisamment loin pour être accessible à l’un au moins des deux sens par lesquels nous appréhendons ce qui est à distance de nous, à savoir la vue et l’audition.

Dès lors on comprend sans effort que la connaissance ainsi acquise concerne le monde de l’avoir : il s’agit en effet d’une connaissance sur l’objet, avec lequel on entre en relation par le maintien d’une distance adéquate. Ceci explique que la connaissance scientifique est, comme l’avoir, de type digital : scientifiquement les choses sont vraies ou fausses ; parfois elles peuvent être indécises, mais cette indécision ne fait que marquer notre inaptitude à décider si elles sont vraies ou fausses ; de soi elles sont l’un ou l’autre, et ne sauraient être simultanément l’un et l’autre. Ceci explique aussi que la connaissance scientifique soit transmissible : elle l’est au même titre que les objets, puisqu’il s’agit d’une relation d’objet.

A l’encontre, sapientia marque un autre mode de connaissance : sapientia vient vu latin sapere, qui signifie « goûter » (d’où « insipide ») ; les clercs médiévaux parlaient de la sapience, cette aptitude à éprouver, comme de l’intérieur, la vérité d’une chose. Sans doute n’est-il guère besoin de s’étendre, à présent : le savoir subjectif auquel correspond la sapience est en relation avec le monde de l’être, et s’acquiert non par la mise à distance mais au contraire par l’immersion ; il met en jeu les sens de la proximité : toucher, goût, odorat. On peut illustrer cela par cette remarque de Heidegger :

L’être de bâtiments de ce genre (N.B. : un collège), on peut pour ainsi dire le flairer, et on en garde souvent encore l’odeur dans les narines a bout de plusieurs décennies. Cette odeur nous donne l’être de cet étant d’une façon beaucoup plus immédiate qu’aucune description ou visite ne peut le faire. [8]

Il s’ensuit que la connaissance du monde de l’être est à l’image de celui-ci : non point digitale, procédant par vrai ou faux, mais analogique, caractérisée par des variations d’intensité. Dans le monde de l’être une même entité peut signifier à la fois plusieurs choses antinomiques. Il s’ensuit également que la connaissance sur l’être, ne procédant pas d’une relation d’objet, n’est pas transmissible : dans le savoir scientifique on transmet le résultat d’expériences ; dans le savoir sapientiel on ne peut réellement transmettre que la possibilité d’expérimenter par soi-même : je ne peux connaître de l’autre que ce que j’ai déjà vécu moi-même (et encore !). Il importera de garder ces données présentes à l’esprit dans ce qui va suivre.

A suivre dans Douleur et souffrance III

Notes

[1C’est évidemment la raison pour laquelle Yahvé se nomme ainsi : “ Je suis ”.

[2C’est la raison pour laquelle la désorientation spatiale est un signe bien plus grave que la désorientation temporelle : car le temps change, quoi que je fasse, et il me faut faire un effort pour m’y repérer ; l’espace, lui, ne change que si je le décide

[3Essai sur l’expérience de la mort, p. 87.

[4c’est pourquoi on parle d’in-dividu

[5Peut-être le deuil n’est-il pas autre chose, fondamentalement, que le drame de devoir donner au corps de celui qui était mon père ou mon frère un autre nom, c’est-à-dire lui assigner un nouveau statut, le reconnaître comme un être nouveau.

[6Introduction à la métaphysique, p. 110.

[7op. cit., pp. 26-27.

[8op. cit., p. 45.