Cet artciela été relu le 6 septembre 2012

La notion de client Texte proposé sur la liste de discussion Gérialist

4 | (actualisé le ) par Michel

LA NOTION DE CLIENT

Pour quelles raisons vient-on en maison de retraite ? Il faut bien constater que c’est rarement par choix, et que même ceux qui en admettent la nécessité et s’y rendent de bonne grâce le font à contrecœur : on voit rarement des clubs du troisième âge organiser des villégiatures en maison de retraite [1]. Et la principale raison pour laquelle on entre en maison de retraite, c’est la dépendance résultant de la maladie. C’est pourquoi les personnes occupant les maisons de retraite sont si souvent appelées des « malades » ou des « patients ».

Au départ, le patient est un « souffrant ». Patere, c’est endurer, mais la notion forte est bel et bien celle de la passivité, c’est subir ce qu’on n’a pas choisi. La Passion du Christ est ce à quoi, par obéissance, il a accepté de ne pas se soustraire, et ce que Descartes appelle les passions sont ce qui, précisément, entrave la liberté de l’esprit. Mais « souffrir » n’est pas si éloigné : souffrir évoque sub-ferre, porter en se plaçant dessous ; acte mi-imposé mi-volontaire, mais qui a un sens, car on porte pour aller quelque part, et surtout une fin, car un jour on posera le sac.

POURQUOI PARLER DE CLIENT ?

Depuis quelques semestres on entend des professionnels dire que la personne âgée habitant en maison de retraite doit être appelée « client ». Pourquoi faudrait-il changer ?

Notons d’emblée trois points.
- Nous sommes en difficulté pour désigner la personne âgée habitant en maison de retraite. [2] Pendant longtemps on a parlé de « pensionnaire », ce qui renvoyait plus ou moins à l’idée d’assistance : on n’allait pas à la maison de retraite mais à l’hospice, voire à l’asile de vieillards. Actuellement on parle de « malade », ce qui à tout le moins constitue une vision réductrice : certes le plus souvent le sujet est là parce qu’il est malade, à telle enseigne qu’avant d’arriver il était à l’hôpital ; mais la maladie n’est pas, loin de là, le tout de ce qu’il vit, et une maison de retraite n’a pas lieu d’être tenue par des soignants, dès lors que la place du soin a toute raison d’être marginale. On parle aussi de « résident », terme qui présente l’immense avantage d’être à peu près vide de sens.
- Ceux qui veulent ce changement de terme mettent en avant le fait qu’il induit de spectaculaires changements de comportement chez les professionnels. C’est probable, en effet, et l’idée que la relation entre le professionnel et le sujet âgé devrait se calquer sur celle de l’employé d’hôtel à celui qui loue sa chambre est certainement très mobilisatrice. Mais cela ne dit pas ce qui est efficace : est-ce le nouveau terme employé, ou est-ce simplement le fait d’en avoir changé ? Tout changement de vocabulaire induit une modification des repères, une reconsidération des pratiques, et cela ne dit rien sur la pertinence du changement : l’avortement n’est pas si éloigné qu’on veut bien le dire de l’interruption volontaire de grossesse.
- L’idée d’employer le mot est anglo-saxonne. Cela n’est en rien une raison pour la rejeter, mais doit faire garder en mémoire que l’environnement culturel n’est pas le même.

L’ORIGINE DU MOT :

Il faut se rappeler que le mot « client » vient du latin. Dans la société romaine, il arrivait qu’un homme libre en difficulté financière vînt se placer sous la protection d’un homme plus aisé ; il devenait alors cliens, et son protecteur était le patronus. Le client devait servir son patron auprès des autres, en échange de dons en nature ou en espèces (sportula). Le client venait chaque jour effectuer sa salutatio matinale, au cours de laquelle il recevait sa sportula. Ensuite il accompagnait son patronus au forum : l’importance du patronus se mesurait au nombre de ses clientes. En échange de la protection de son patronus, le cliens avait un devoir, qui se nommait la fides.

On voit immédiatement les connotations de tous ces mots. Le terme patronus est directement issu de pater : il s’agissait, dans le système au fond clanique de la société romaine de permettre à certains, trop pauvres, trop seuls ou même tout simplement étrangers, de s’associer à un clan plus puissant. Le mot de cliens désignait donc un état de dépendance volontaire, et le système féodal procéda de cette construction [3]. Ajoutons pour finir que ceux qui doivent la fides sont les affidés.

Ainsi donc le mot de « client » signifie une relation de dépendance. Et voici qu’on nous demande de l’utiliser pour signifier notre volonté de respecter l’autonomie de la personne. Certes l’étymologie ne suffit pas à décider de tout, et on a parfaitement le droit de s’en affranchir. Mais tout de même il est désagréable de s’apercevoir que le mot que nous choisissons pour désigner un état signifie exactement le contraire de ce qu’on voulait qu’il dise.

ET MAINTENANT ?

Mais il y a bien pire : c’est que contrairement à ce qu’on pense le mot de client n’a pas tellement changé de signification. En témoigne par exemple le fait que l’épithète le plus fréquemment associée au mot « clientèle » est... « fidèle ». Et ce n’est pas seulement un tic de langage : les relations entre le client et le fournisseur sont largement à l’inverse de ce qu’on imagine, au point que tous les jours on entend des clients dire qu’ils font (ou n’osent pas faire) « des infidélités » à leur fournisseur. Dans le langage courant, dans les représentations encore les plus tenaces, la relation entre le client et le fournisseur est une relation de sujétion, simplement sans doute parce que le client est celui qui demande face à celui qui offre [4]. Et il y a lieu de s’attarder devant cette notion même d’offre et de demande, qui connote contre toute évidence la grande bonté de celui qui offre et la grande misère de celui qui demande. Bref avec le mot de client nous sommes aux antipodes du « je paie, j’ai droit ». Naturellement on aurait grand tort de s’imaginer que les choses sont en train de changer : il est probable au contraire que le système actuel de grande distribution aggrave le pouvoir des fournisseurs, de sorte que les consommateurs sont encore plus dépendants que les clients, au reste le terme même de consommateur évoque bien plus la mangeoire et l’ensilage que le pouvoir de celui qui paie.

Les choses sont-elles différentes aux États-Unis ? On le croirait facilement : tout le monde sait que the guest is always right, le client a toujours raison. Le problème est que ce n’est pas si simple, car guest ne signifie pas « client », mais « invité » ; les connotations du mot le tirent en somme vers le sens de « celui qui daigne », ou « celui qui accepte » ; l’accent est mis non sur la demande mais sur le bon vouloir. Ce point est d’autant plus important que l’anglais sait traduire client : cela se dit customer.

EN MAISON DE RETRAITE :

Mais on dit que la personne hébergée en maison de retraite est un client parce qu’il paie son hébergement, ce qui lui donne des droits de client. Et si on s’avise de faire remarquer que, tout de même, une bonne partie de l’hébergement est payée par la collectivité, cette objection est balayée : la personne a cotisé, et ce que la collectivité paie n’est que le reflet des droits que la personne s’est acquis.

Même s’il n’est pas difficile de trouver des exemples où la distinction entre ces différentes notions s’estompe jusqu’à disparaître, on peut tout de même aisément la maintenir dans ses grandes lignes : il existe une différence radicale entre ce que je me suis acquis par mes revenus et ce que je me suis acquis par mes cotisations.

Ce que je me suis acquis par mes revenus, j’en fais absolument ce que je veux, dans les limites fixées par la loi. J’en suis un propriétaire, et je suis le client de qui me le fournit ; en tant que client mon objectif légitime est de tirer le maximum de la situation, il est d’obtenir plus que ce qui sera accordé aux autres clients.

Par contre ce que je me suis acquis par mes cotisations, c’est un droit d’utiliser un service. Ce droit est le même pour tous les usagers, et le système ne fonctionne que si tous les usagers respectent les mêmes règles. Alors que le client n’est tenu que de payer, après quoi il doit tout faire pour obtenir le maximum, l’usager est tenu de faire bon usage de ce qu’il utilise.

Cela ne signifie certes pas que l’usager soit sans droits ; au contraire, on peut là aussi soutenir que l’usager doit être considéré avec les mêmes égards que le client [5]. Mais cela n’efface en rien le caractère radical de la différence.

ET SI LES MOTS NOUS TRAHISSAIENT ?

Ce que nous voulons, c’est redonner à la personne âgée le pouvoir de décider pour elle-même. Et nous disons que le soignant s’arroge des droits qu’il n’a pas, et qu’il le fait pour des raisons culturelles. Et certes c’est vrai dans une très large mesure, de sorte que nous avons un long chemin à parcourir pour mettre un terme à nos abus de pouvoir. Qu’il faille se mettre en route est donc une évidence.

Mais il ne faut pas oublier que si la relation est dissymétrique, c’est avant tout par nature [6]. Si le soignant abuse de sa position c’est parce qu’elle est dominante. Parce qu’il est en position de décideur ultime, et parce qu’on lui demande de le faire, c’est lui qui se prononce sur l’authenticité de la demande de la personne âgée. Il faut lire l’ouvrage de M. Mérette : « Pour la liberté d’être » ; jamais à ma connaissance on n’était allé aussi loin dans la quête du respect absolu de la personne prise en charge. Et pourtant, même au sortir de ce livre, on en reste à se dire que cette liberté est moins restituée qu’octroyée à la personne ; l’objectif de soins sera toujours celui du soignant.

Et peut-être voit-on ici le piège. Car que se passe-t-il entre un client et son fournisseur ? La relation est sous l’emprise d’une tension :
- D’un côté il faut que les deux s’entendent. Leurs buts doivent converger pour la satisfaction des deux. Sinon la relation se détruit, et les deux cessent d’exister en tant que tels : le client n’est client pour moi que si c’est mon client.
- Mais s’ils sont condamnés à s’entendre, il n’en reste pas moins que leurs objectifs sont radicalement opposés : le client veut obtenir le plus possible en contrepartie de son argent, le fournisseur veut l’inverse.

Sommes-nous si certains que cela que les objectifs du soignant sont compatibles avec celui de la personne âgée ? Oui, bien sûr, pour l’essentiel, oui, bien sûr, tant que cela ne pose pas de problème. Mais regardons les choses en face : soit une personne qui ne veut pas se laver. La première solution est de la laver de force. Et on fait un progrès gigantesque en renonçant à cette possibilité ; on va donc négocier, discuter, persuader ; et elle va se laisser faire. Reste que le projet de la laver était celui du soignant, non de la personne, et qu’il faut une singulière candeur pour penser qu’on a réellement partagé le projet. Le moyen de faire autrement ? Sans doute n’y en a-t-il pas. Mais le problème reste.

QUE VOULONS-NOUS ?

Je ne sais pas quel mot il faut utiliser pour qualifier les personnes âgées dont nous nous occupons. Mais celui de client apparaît décidément comme l’un des plus inadaptés, des plus catastrophiques.

Il se pourrait que ce que nous cherchons trouve un éclairage par une proposition de Kant.

Kant se demande comment définir ce qu’est un sujet. Et il propose de dire qu’un sujet isolé n’existe pas : dans le langage comme dans la vie [7] on n’est sujet que d’un verbe. En d’autres termes je ne suis un sujet, je ne suis moi que dans la mesure où j’agis, ce qui me définit, ce qui dis ce que je suis c’est, et ce n’est, que ce que je fais [8]. L’être est être pour et par l’action. Et c’est en reprenant cette proposition que Heidegger définira l’être comme celui qui a le souci de ce qui l’entoure ; Levinas n’est pas loin, qui dit que par sa seule présence le visage de l’autre est l’interpellation qui me constitue comme étant au monde ; ou Jonas, qui fonde son éthique sur la responsabilité. Ce que nous disons, c’est que nous ne pouvons exister que dans la rencontre avec l’autre. Les choses fonctionnent au rebours de ce qu’on croit.

Ce que nous cherchons à signifier en employant le mot « client », c’est qu’il s’agit de quelqu’un qui a un pouvoir de décision. Mais nous avons vu d’une part qu’historiquement au contraire le mot connote la dépendance, et d’autre part qu’au-delà de l’anecdote étymologique les choses sont strictement identiques dans le monde moderne. C’est pourquoi notre difficulté s’accroît : dans une maison de retraite le résident n’a pas choisi d’aller, et de ce fait il est libre de ce qu’on veut sauf de l’essentiel qui serait de ne pas y être. Sa liberté est celle de toutes les clientèles captives ; de ce fait sa condition ne peut être celle dont nous rêvons quand nous songeons à le nommer « client ». Mais le plus grave est que s’il devenait réellement un client il n’aurait que la liberté du client, et on voit tous les jours dans n’importe quelle grande surface ce que cette liberté a de factice. Pire encore, l’illusion de cette liberté est soigneusement entretenue par ceux qui la détruisent, tant elle est la meilleure garantie de leur propre impunité [9].

Ajoutons enfin qu’il est douteux que le sujet qui entre en maison de retraite le fasse pour demeurer actif. Si on l’écoute il dit bien plutôt que la maison de retraite est un lieu « où on va s’occuper de lui ». Bref, que le résident soit nécessairement désirant ne va pas de soi, et il faut admettre que son désir puisse être de ne pas désirer. Il y a là assurément une contradiction : nous avons suivi Kant qui dit que le sujet n’est qu’en tant qu’il est sujet d’une action ; on n’est pas loin de Freud qui dit en somme que le sujet est d’abord un sujet désirant. Dans ces conditions notre rôle n’est-il pas de refonder le résident en sujet, c’est-à-dire en sujet désirant, libre de ses choix ? Probablement en effet, et c’est pourquoi nous avons du travail. Il y a donc beaucoup à faire, et d’immenses progrès à réaliser. Mais on voit bien vite que la grande difficulté va être de donner sens à cette liberté et à ce pouvoir de décision.

On voit bien dès qu’il s’agit de rédiger un plan de soins que la seule liberté reconnue au résident est celle de l’approuver, car les soignants ont toutes les armes nécessaires pour décréter que son refus est pathologique. Ajoutons que c’est difficilement évitable. Mais on n’en est que plus embarrassé de voir que même chez les meilleurs d’entre nous la liberté du résident se réduit si effectivement à celle du client de la grande surface, de sorte que le mot « client », qui pourtant signifie le contraire de ce que nous souhaitons qu’il signifie, n’en définit pas moins exactement ce qu’en réalité, et sans le savoir, nous faisons.

UNE PROPOSITION FOLLE :

C’est un texte un peu énigmatique qui permettra peut-être de mieux saisir ce que nous cherchons, à défaut de le trouver.

Laissons-nous fasciner par cette image : un homme rencontre des voyageurs. Pour des raisons qui n’ont ici aucune importance, il inverse totalement le rapport entre ces hommes et lui. Ce sont les voyageurs qui devraient avoir besoin de lui, ce sont eux qui devraient être en demande, et c’est lui qui possède ce dont ils manquent. Or c’est le contraire qui se produit : il demande aux trois hommes l’autorisation de les servir. En somme il leur demande de le prendre, lui, comme cliens. Et ce qu’il montre ensuite, c’est ce qu’il considère comme la principale, la seule vertu du serviteur : la hâte. Il fait tout en hâte, il court se prosterner aux pieds des voyageurs, il brusque sa femme, et son propre serviteur, qui est dans le même rapport que lui, se hâte à son tour de préparer le repas. L’empressement à servir, l’honneur d’être serviteur sont ses maîtres-mots.

Yahvé apparut à Abraham au chêne de Mambré, comme il était assis à l’entrée de la tente pendant la chaleur du jour. Il leva les yeux et il vit : voici que trois hommes se tenaient devant lui. Dès qu’il les vit, il courut à leur rencontre depuis l’entrée de la tente et se prosterna à terre. Il dit : « Mon Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas, je t’en prie, loin de ton serviteur. Qu’on apporte un peu d’eau ; vous vous laverez les pieds et vous vous reposerez sous l’arbre. Je prendrai un morceau de pain et vous réconforterez votre cœur ; ensuite vous continuerez votre chemin ; car c’est pour cela que vous avez passé près de votre serviteur. » Ils lui dirent : « Fais comme tu as parlé. » Abraham se hâta vers la tente auprès de Sara : « Vite, trois mesures de farine, de fleur de farine, pétris et fais des gâteaux. ». Et Abraham courut au troupeau ; il prit un veau tendre et bon, et le donna au serviteur qui se hâta de l’apprêter. Il prit du beurre, du lait, et le veau qu’on avait apprêté, et il plaça le tout devant eux. Lui-même se tenait debout en face d’eux, sous l’arbre. Et ils mangèrent.
Genèse, ch. 18, vv 1-8.

Notes

[1Et bien des soignants de maison de retraite sont là faute d’autre choix ; cette cohabitation forcée de deux populations qui doivent faire contre mauvaise fortune bon cœur est assurément un facteur essentiel de maltraitance.

[2Et dès lors on se trouve acculé à cette question : si nous ne savons pas nommer la personne âgée, est-ce donc parce qu’elle est innommable ?

[3Et le saint patron est celui dont une corporation s’est collectivement faite cliens.

[4La réalité est ici incontournable, car elle est fondée sur le fait que le fournisseur est celui qui a, et le client celui qui n’a pas ; tout le reste est littérature. Certes le client est celui qui a l’argent, alors que le fournisseur est celui qui n’en a pas. Mais l’illusion de symétrie s’arrête là : outre que pendant la quasi-totalité de l’histoire humaine le marchand était plus aisé que ses pratiques la finalité de l’activité humaine n’est pas l’argent mais les biens que l’argent permet d’acquérir.

[5Comment ferait-on pour ne pas voir que chaque fois que les entreprises de service public se sont mises à parler de client cela a été contemporain d’une dégradation du service rendu ?

[6Et c’est bien pourquoi il nous faut être si vigilants sur ce point.

[7Car le langage ne nous est utile que dans la mesure où il est l’image la plus exacte possible de la réalité.

[8Il y a longtemps que les philosophes ont remarqué que c’est le passé qui est le domaine de l’être : je ne suis pas ce que je veux devenir, mais simplement ce que j’ai réussi à devenir.

[9Au reste c’est bien cette hypocrisie que connote le mot cliens : car même si, et pour cause, personne n’en était dupe, ce qui était mis en scène sur le forum, c’était que le patronus avait beaucoup de partisans, ce qui supposait que c’était librement, par admiration, et non pour croûter, que les clientes étaient autour de lui.