Cet article a été réécrit le 29 avril 2012

Deuils et pertes chez le sujet âgé Inédit

22 | (actualisé le ) par Michel

DEUILS ET PERTES CHEZ LE SUJET ÂGÉ

La vieillesse est un temps de deuils. C’est là une question qui revêt des aspects multiples :
- Il y a évidemment de nombreuses occasions d’être confronté à des décès, notamment dans la famille : parents, conjoint, voire enfants. Et il arrive souvent que le sujet âgé n’ait plus aucune famille, avec ce que cela suppose de déracinement social.
- Il y a aussi une certaine attirance de la personne âgée pour le décès : on en trouve la trace dans l’attention qu’ils portent aux faire-part, mais aussi au rituel des funérailles.
- Mais plus généralement, c’est du deuil de soi-même dont il faut parler. Non seulement de la perspective de la mort qui se rapproche, mais de tous ces deuils partiels qui sont provoqués par la perte plus ou moins progressive des capacités.

Les mécanismes du deuil sont les mêmes quelle que soit la perte en cause, et on peut dire de ce point de vue que la vie est une succession de deuils. A condition d’ajouter aussitôt que le deuil n’est pas, pas seulement, pas d’abord une occasion de tristesse. Le deuil est d’abord un processus d’évolution, d’adaptation, le deuil a un but : permettre au sujet d’acquérir la possibilité de vivre en l’absence de celui ou de ce qu’il a perdu. Autant dire qu’il s’agit d’un processus positif [1] .

La prise en charge psychologique du sujet âgé ou de son entourage ne peut être menée à bien si on ne comprend pas les mécanismes élémentaires qui sous-tendent leurs réactions.

LA DESCRIPTION DE KÜBLER-ROSS :

Tout être humain affronté à la perspective de sa fin tend à réagir selon un schéma assez simple, dont l’étude a été menée voici déjà une trentaine d’années par Elisabeth Kübler-Ross. C’est ce mécanisme qui va lui permettre de surmonter la crise déclenchée par cette annonce.

Celle-ci a décrit une évolution en cinq stades qu’elle appelle « les stades du mourir ».

La première réaction du sujet affronté à la révélation d’un danger mortel est le déni, c’est-à-dire le refus de croire ce qu’on lui annonce. Ce déni peut prendre de nombreuses formes, comme le simple : « Je ne suis pas malade », ou : « Je ne suis pas si malade » ; ou encore : « Les médecins se trompent ». Ailleurs on verra un malade au bord de l’agonie faire des projets sur ce qu’il fera quand il sera guéri. Plus grave, on peut voir des gens cesser de se soigner.

Quand il arrive au point où il ne peut plus se faire de telles illusions, le déni cède la place à la colère : le médecin a agi trop tard, ou pas comme il le fallait ; ou bien les médecins sont incompétents ; ou encore ce sont les traitements qui le rendent malade. Souvent le malade devient insupportable, ou agressif. Parfois il est simplement en colère, sans même pouvoir dire pourquoi. La jalousie doit être comprise dans ce cadre, et il ne faut pas oublier que le malade en veut toujours plus ou moins au soignant de ce qu’il est, lui, bien portant.

Quand la colère s’estompe vient un temps de marchandage, dans lequel le malade, sans nier qu’il va mourir, pense pouvoir repousser l’échéance : « Si je me soumets à cette chimiothérapie je vivrai jusqu’au mariage de ma fille » ; ou : « Si je fais ce régime je pourrai reprendre mon activité » ; mais ce peut être aussi le recours à des médecines parascientifiques, voire à la magie ou à la religion.

Cette dernière illusion lui échappant, le malade passe à un stade de tristesse, voire de dépression, devant le caractère inéluctable de ce qui va lui arriver.

Enfin il sort de cet état pour parvenir à l’acceptation, sereine à défaut d’être joyeuse. C’est le temps où il va pouvoir mettre ses affaires en ordre, faire ses adieux à sa famille, et se préparer à la mort.

Il faut s’empresser de dire ici que ce mécanisme, décrit par Kübler-Ross à propos des mourants, n’est qu’une banalité : en réalité c’est celui que nous mettons en œuvre devant toute frustration, toute perte, tout échec, tout deuil ; il suffit de songer à ce qui se passe chez l’étudiant qui apprend qu’il a échoué à son examen, et à la manière dont, incrédule, il relit plusieurs fois la feuille annonçant les résultats ; non seulement il cherche ainsi à vérifier qu’il a bien lu, mais il n’est pas difficile de sentir qu’il espère secrètement qu’à force de lire le résultat il va pouvoir le modifier.

LA RÉALITÉ :

Dans la réalité, les choses ne se passent pas ainsi : il faut se souvenir que, contrairement à ce qu’on vient d’écrire pour la clarté de l’exposé, ces « stades » ne décrivent pas une évolution : le mécanisme est très labile, très fragile, et le mourant ne le parcourt pas nécessairement dans l’ordre, ni en entier.

On trouvera sans peine des malades qui feront l’économie d’un stade ; par exemple on sait bien, et c’est heureux, que beaucoup de malades ne passeront pas par le stade de la colère. On sait aussi que beaucoup ne parviendront pas à l’acceptation, et que nombreux seront ceux qui mourront dans le déni. Notons ici que les grandes questions éthiques trouvent ici une réponse : la question de la vérité s’éclaire d’un nouveau jour, car il n’est pas forcément sain de contrarier l’évolution du mécanisme, et que le fait de cacher systématiquement la vérité au malade ne peut l’aider à progresser dans la voie de l’acceptation. De même les partisans de l’euthanasie ne tiennent pas compte du fait que le processus psychologique du mourir, pour pénible qu’il soit, est fécond et aboutit à un enrichissement personnel qu’il ne faut pas manquer. Ceci sans aller jusqu’aux fariboles de la Kübler-Ross dernière manière, qui voit dans la mort « la dernière étape de la croissance ».

Mais on voit aussi des malades qui vont osciller d’un stade à l’autre, passant du marchandage à la colère ou de la tristesse au déni. D’autre part les choses sont très enchevêtrées : le malade qui demande : « Et si je retournais voir le cancérologue ? » se trouve simultanément dans le marchandage (s’il va voir le cancérologue, il ira mieux), dans le déni (il ne va pas si mal, puisque le cancérologue va l’aider), et dans la colère (il va voir le cancérologue parce que son médecin ne sait pas le soigner). Ainsi les « stades du mourir » ne sont rien d’autre qu’une grille de lecture permettant au soignant de repérer le lieu d’où le malade lui parle.

Cette notion de grille de lecture est très importante : les actes que nous posons, nous les posons parce qu’il faut les poser. Ils ont cependant un sens psychologique qui leur est propre. Par exemple, on sait combien il est difficile, face à un malade, de ne rien faire. Pourtant c’est parfois la seule attitude réaliste, et l’agitation thérapeutique peut n’être que la traduction du malaise des soignants devant leur impuissance : il est plus facile de se réfugier dans le faire que de se contraindre à rester dans l’être. Chaque fois que nous agissons, nous sommes dans le registre du faire. On objectera sans peine que, tout de même, il y a bel et bien des choses à faire ! Assurément ; il n’en faut pas mois se rappeler que nous nous plaçons alors dans le registre du faire, et que l’écueil qui nous guette alors sera de ne pas savoir être.

Il est très important d’effectuer ce repérage : on apprendra vite par exemple qu’il est illusoire de chercher à mettre en place le maintien à domicile d’un dément tant que sa famille est dans le déni, la colère ou le marchandage : l’échec est assuré...

INTERPRÉTATION PSYCHOLOGIQUE DES STADES [2] :

Les « stades du mourir » ne sont que les diverses facettes d’un processus continu. Au reste, combien y a-t-il réellement de « stades » ? On pourrait soutenir qu’il n’y en a que deux : le déni et l’acceptation.

En effet la colère est une forme d’acceptation : je vais mourir, mais on aurait pu l’éviter ; ceci correspond à une atténuation du verdict : car en disant cela le malade confesse qu’il sait qu’il va mourir. Simplement ce qu’il évacue c’est le caractère inéluctable de la mort ; car nous vivons tous dans l’illusion que nous ne mourrons jamais. Le malade en colère accepte déjà de mourir mais il ne veut pas se défaire d’une immortalité de principe.

De même le marchandage correspond à une évolution sur la colère : le malade va mourir, il a renoncé au principe de son immortalité, mais il se garde le pouvoir de dicter sa loi à la mort : il peut décider de la date. La tristesse et l’acceptation appellent moins de commentaires.

LES AUTRES MODES DE RÉACTION :

Si le mécanisme de Kübler-Ross résume l’essentiel de ce qu’on doit connaître quand on veut assurer la prise en charge psychologique du malade en fin de vie, il faut cependant savoir qu’il existe aussi d’autres types de comportement, d’autres préoccupations, d’autres mécanismes.

Parfois le sujet mourant va adopter des comportements difficiles à décrypter. Un cas particulier est, par exemple, le délire. Le sujet qui délire peut le faire parce qu’il y a un trouble psychiatrique préexistant, ou un trouble biologique (hypercalcémie, métastase cérébrale), une toxicité médicamenteuse (morphine, corticoïdes) ; mais il peut aussi le faire parce qu’il est incapable de concevoir ce qui lui arrive ; le délire est alors tout à la fois un déni (le sujet qui délire ne comprend pas ce qu’il dit) et une manière de dire malgré tout ; le mécanisme en cause est ici celui du rêve, qui permet au rêveur de dire des choses qui le gênent de telle manière qu’il ne les comprend pas.

Il faut connaître les principales peurs qui vont assaillir le mourant, en sachant que la plupart des préoccupations de la fin de vie vont s’exprimer sous forme de peur, alors qu’en fait il s’agirait plutôt d’autres sentiments.

Contrairement à ce qu’on pense, il n’est pas si fréquent que le mourant ait peur de la mort ; la mort, on le reverra, engendre des sentiments plus complexes, qui ont plus à voir avec la répugnance. Par contre on retrouve toujours deux peurs essentielles : celle d’être abandonné et celle de souffrir physiquement (qu’il s’agisse de la douleur ou d’autres difficultés, comme les troubles respiratoires). D’autres peurs sont d’ordre plus matériel : celle de laisser une famille dans l’embarras, celle de devenir dépendant, de perdre se facultés intellectuelles ; celle de ne pouvoir terminer un travail ; celle de devenir simplement encombrant. Ici comme dans le cas du mécanisme de Kübler-Ross, il importe de laisser le malade exprimer ce qu’il ressent, et rester dans la discrétion : les seules armes dont il dispose sont l’engagement qu’il peut prendre (à condition de le tenir sans défaillance...) de ne pas abandonner le malade, et le savoir-faire technique qui lui permet de maîtriser les symptômes pénibles de la fin de vie.

LES DEUILS :

On l’a dit plus haut : ce mécanisme, décrit par Kübler-Ross à propos des mourants, n’est qu’une banalité, et que nous le mettons en œuvre en de multiples occasions. L’exemple du chagrin d’amour suffira sans doute à éclairer ce point.

Cette constatation est importante notamment en ce qu’elle nous permet de faire plusieurs fois dans notre vie l’expérience du deuil. Nous sommes donc relativement à même de comprendre de quoi on nous parle.

Par rapport à la description de Kübler-Ross, le mécanisme du deuil présente quelques particularités, dont la plus importante est évidemment la place majeure de la phase de tristesse, qui va s’étendre tout au long du processus au lieu de n’en constituer qu’une partie [3]. Nous allons envisager ici le deuil

Le déni existe : c’est la phase de choc, de sidération, durant laquelle le sujet ne parvient pas à croire à la réalité du décès. On sait à ce sujet combien le deuil est difficile en cas de catastrophe, quand le corps n’est pas retrouvé ; on imagine bien d’autre part que les phénomènes hallucinatoires si fréquents en début de deuil ont pour fonction d’adoucir ce passage.

La révolte existe : le plus souvent elle prend la forme de cette révolte contre soi-même qu’est la culpabilité : le sujet se reproche de n’avoir pas fait ce qu’il fallait. La culpabilité est un phénomène obligatoire du deuil normal, et sa fonction est, comme la révolte, de maintenir la fiction que les choses auraient pu se passer autrement. Naturellement la révolte prend aussi d’autres formes : révolte contre le disparu qui a déserté, mais aussi révolte contre les médecins, les responsables présumés de la catastrophe, etc. Il serait urgent de s’interroger sur les conséquences sur le deuil de la tendance actuelle à rechercher à tout prix des coupables, y compris là où il n’y en a pas. On dit souvent que la punition de ces coupables est nécessaire au bon déroulement du deuil, il reste à prouver que cela au contraire ne le prolonge pas.

Le marchandage existe, et il occupe l’essentiel du deuil. C’est que le deuil est un mécanisme qui a pour fonction de permettre à l’endeuillé de déplacer son investissement affectif : il doit s’autoriser à aimer d’autres objets, et si possible il doit le faire sans pour autant cesser d’aimer le disparu. Ceci ne peut se faire que par la négociation. Et il est habituel d’entendre l’endeuillé parer d’abord le défunt de toutes les vertus. Au bout d’un certain temps il peut accepter d’écorner l’icône et de critiquer le disparu. Ce n’est qu’au bout de ce processus qu’il peut accepter un compromis plus réaliste : le mort est mis à sa juste place.

La tristesse a été décrite, l’acceptation constitue la fin du deuil.

Le deuil normal présente une grande variété d’aspects. Parmi les manifestations les plus fréquentes il faut noter :
- 1. La fatigue : c’est un signe classique de dépression, tout comme les manifestations de type anxieux (gorge serrée, souffle court, tension intérieure...).
- 2. La difficulté à faire face à ses obligations sociales : c’est là aussi un signe de dépression ; notons à ce sujet que l’enjeu du deuil sera précisément de retrouver le goût d’agir.
- 3. La persistance préoccupante de l’image du défunt : c’est une forme de déni.
- 4. La culpabilité : c’est une forme de révolte, tout comme l’irritabilité.
- 5. Il faut y ajouter des phénomènes d’excitation paradoxale, avec souvent augmentation du désir, notamment sexuel, ce qui ne va pas sans culpabilité.

Il est très important d’être informé du caractère normal de ces manifestations. D’une manière générale, toutes les manifestations du deuil sont normales. Ce qui fait le deuil pathologique, c’est leur durée. Cette notion est d’autant plus utile que parfois les signes observés sont très intenses : c’est le cas des hallucinations, où le sujet voit ou entend le défunt, voire perçoit physiquement sa présence. Les problèmes se posent lorsque ces hallucinations s’installent durablement, ou lorsque le sujet qui les éprouve les organise en théories sur la présence du défunt dans l’au-delà.

Mais en allant plus loin, on observe que bien souvent les endeuillés n’ont aucune culture du deuil : ainsi en rencontre-t-on régulièrement qui s’inquiètent de leur tristesse, qui veulent éviter de pleurer en public, etc.

Le deuil est un phénomène normal, bénéfique, solide, qu’il faut laisser se dérouler tel quel, en se gardant d’intervenir. Sa durée moyenne est d’un an et demi, et le rôle de l’accompagnant est simplement de favoriser son déroulement. Ceci implique, pour faire court, trois notions fondamentales :
-Il faut que le deuil s’exprime : c’est une erreur que de vouloir empêcher l’endeuillé de pleurer, ou de parler de ce qu’il ressent.
- Le fait que le deuil n’évolue pas, qu’il reste bloqué à un stade, que son expression devienne trop intense ou à l’inverse le fait qu’il ne se fasse pas, indiquent une pathologie psychique sous-jacente qui impose le recours au spécialiste.
- Il n’y a pratiquement rien à attendre des médicaments.

On ne fera qu’énumérer ici les deuils pathologiques : ce n’est pas l’objet de cette communication.
- L’absence de deuil : il y a des cas où le sujet ne parvient pas à l’idée qu’il est en deuil (forme maximale au fond du déni).
- Le deuil sans symptômes : le sujet ne ressent aucune des émotions liées habituellement au deuil.
- Le deuil excessif : les manifestations de colère, ou de tristesse, sont telles qu’elles se retournent contre le sujet et le déstructurent, sans parler de la tolérance sociale, qui a ses limites.
- Le deuil bloqué : le sujet ne parvient pas à passer d’un stade à un autre.

Il faudrait se demander comment on peut interpréter dans ce cadre (et si c’est dans ce cadre qu’il faut l’interpréter) les comportements souvent déroutants des personnes âgées lors de la disparition d’un proche. On observe fréquemment, par exemple, une absence de réaction qui fait penser à une indifférence ; indifférence d’autant plus détonnante qu’on sait quelle appétence ils éprouvent envers les rubriques nécrologiques. Cela demanderait une longue étude ; disons simplement que d’une manière générale les réactions affectives au grand âge semblent émoussées ; mais si l’expression de l’affectivité semble moindre, cela ne permet nullement de dire que le ressenti l’est. Il se peut aussi que le mécanisme du deuil se modifie avec l’âge. Il se peut enfin que les deuils pathologiques soient plus fréquents. Cela doit être pris en compte, ne conduit guère à modifier le schéma proposé.

LES PERTES :

Le vieillissement est marqué par une succession de deuils : vieillir, c’est d’abord perdre des aptitudes. On peut (et on doit) discuter cette notion en théorie : il a souvent été dit qu’à ce compte la vieillesse commence dès la formation de l’embryon, puisque les cellules perdent très rapidement leur pouvoir de donner naissance à n’importe quel tissu. On a dit avec raison que devenir grand impose avant tout de renoncer à rester petit, ce qui implique que le vieillissement est un processus continu : c’est la civilisation qui nous donne l’illusion qu’il existe un état optimal, qui serait celui du jeune adulte.

Mais l’image de la vieillesse comme une perte est tellement ancrée dans la culture qu’il semble vain de vouloir adopter une autre position : si vieillesse pouvait, et vieillesse ne peut plus [4]. Dans ces conditions, prétendre aider le sujet vieillissant à assumer son âge en lui parlant de découvrir de nouvelles aptitudes équivaut à vouloir consoler un jeune veuf en lui recommandant de courir la gueuse. Il faut donc en passer par le deuil.

Et on va rapidement constater que le mécanisme permettant d’intégrer ces multiples pertes est bel et bien construit comme celui du deuil.

Le déni est une évidence : ainsi beaucoup de personnes âgées vivent dans l’illusion que la baisse de leurs capacités provient d’une maladie réversible, alors que pour l’essentiel elle est liée au vieillissement. Mais les choses sont évidemment beaucoup plus compliquées. D’abord parce que dans ce déni le sujet âgé a souvent raison : s’il est vrai la baisse des capacités est liée pour l’essentiel au vieillissement lui-même, il faut aussitôt ajouter qu’on a de fréquentes (et belles) surprises quand on soigne les gens correctement [5]. Il faut penser aussi à l’épineux problème de l’anosognosie du dément. On admet généralement que le dément ne sait pas qu’il est malade ; c’est faux, il le sait parfaitement (il suffit d’observer sa réaction quand on le lui annonce, et plus encore les multiples subterfuges qu’il met en œuvre pour dissimuler son trouble). Ce qui est exact c’est que quand la maladie évolue il finit sans doute par perdre la notion de cette maladie, et surtout que, s’il sait qu’il est malade, il en arrive vite à ne plus savoir à quel point il l’est [6].

C’est sans doute partiellement au déni qu’il faut attribuer le refus fréquent d’accepter des aides à domicile. Mais une autre forme de déni, plus subtile, est le fait au contraire de se laisser aller, en prétextant que « la vieillesse est un naufrage » : cette belle sagesse du vieillard lui permet en réalité d’éluder le vieillissement, dont le principal caractère est d’être, non un état mais un combat, une adaptation, un processus évolutif.

Naturellement le discours ambiant n’aide en rien aux prises de conscience. C’est le cas par exemple de la médecine gériatrique, qui nous a appris à poser sur la vieillesse un regard combatif. La grande force du regard gériatrique tient dans la conviction qu’ « on meurt de maladie, pas de vieillesse ». Cet aphorisme a une grande valeur en ce qu’il pousse les médecins à récuser le fatalisme. Il demeure que si la vieillesse n’est pas une maladie c’est tout de même à tout le moins un énorme facteur de risque, et que le maniement imprudent de telles affirmations ouvre largement sur le déni et le rêve de la verte vieillesse indéfinie.

La révolte sera vite expédiée : on connaît bien des vieillards irascibles. Notons seulement qu’il existe aussi des caractères de chien, et que le deuil n’explique ou n’excuse pas tout, mais c’est un autre problème. Ce que nous cherchons à analyser ici, c’est plutôt ce qui fait que telle ou telle vieille personne, qui a toujours été tellement adorable, voit son caractère changer ; et il faut dans ce changement faire la part d’une réaction de deuil face à ses pertes. Il faudra aussi faire la part de cet autre phénomène qu’est le désir de mettre les intrus à distance : subterfuge souvent employé par la vieille personne qui sent décliner ses fonctions intellectuelles et ne souhaite pas qu’on vienne y voir de trop près. Enfin il est probable qu’on trouvera dans la révolte une explication au moins partielle à cette révolte contre soi-même qu’est la dépression, mais aussi à bien des comportements de négligence sociale qu’on observe si fréquemment en institution, comme les cris ou les attitudes impudiques.

Le marchandage est plus difficile à analyser. On a vu que c’est dans le deuil un mécanisme essentiel de progression : le travail de deuil est une négociation. Tout le problème est que c’est une négociation hasardeuse, et que ses pièges sont nombreux. Il faut redire ici que ces « stades évolutifs » n’en sont pas vraiment, et qu’il vaut mieux les considérer comme des positions intellectuelles, des tendances psychologiques :
- Toute stratégie d’adaptation est un marchandage : si j’accepte l’idée que je ne peux plus courir aussi vite, je pourrai trouver encore du plaisir à courir.
- Mais le chantage est un marchandage qui se déroule sur fond de colère.
- Même le déni a une dimension de marchandage : si je me crispe sur ma position je pourrai tenir.

La tristesse, on l’a vu, est plus ou moins présente à tous les stades, et il n’y a guère lieu d’insister dessus.

Plus importante est l’acceptation, car c’est d’elle dont dépend la notion de « vieillissement réussi ». Tout deuil est deuil de quelque chose, et tout deuil a pour objet de s’achever. Faire son deuil est la condition pour pouvoir passer à autre chose. Psychologiquement le vieillissement ne peut être réussi que dans la mesure où le sujet, acceptant de ne plus vivre dans le regret du passé, arrive à mobiliser de l’énergie pour découvrir que cette situation permet l’émergence de possibilités nouvelles et pour les investir.

La pratique de la solitude lui en avait donné l’amour, comme il arrive pour toute grande chose que nous avons crainte d’abord, parce que nous la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle nous prive moins qu’elle ne nous détache. Avant de la connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d’en être dès que nous l’avons connue.

(Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs)

Naturellement on peut raisonner de même en ce qui concerne les « symptômes » du deuil normal :

La fatigue est le symptôme le plus courant. La difficulté à faire face à ses obligations sociales, le repli sur soi sont des banalités. La rumination du passé est quasi constante. La culpabilité, l’irritabilité prennent des formes multiples. Quant à l’augmentation paradoxale du désir, elle est très fréquente, notamment au niveau sexuel, ce qui donne l’image pourtant bien mal comprise du vieillard libidineux.

PRISE EN CHARGE PRATIQUE :

Le problème du soignant est de savoir ce qu’il doit faire de ce mécanisme. On a déjà dit qu’il doit l’avoir perpétuellement à l’esprit, car c’est son moyen de décoder ce qui se passe. Il doit être capable (et ceci nécessite souvent un travail d’élucidation en équipe) de dire au nom de quel stade le malade lui parle. A condition toutefois de perdre quelques illusions. La plus tenace est sans doute l’idée que le mécanisme de Kübler-Ross est un passage obligé, qu’il s’agit de mener à bien. Or on a déjà vu que son déroulement complet n’est en rien obligatoire, il est temps d’ajouter qu’en fait le but n’est nullement d’arriver à l’acceptation.

Il n’existe aucune loi prescrivant au malade de mourir dans tel ou tel état d’esprit. C’est là une notion qui est répétée soigneusement dans toutes les formations aux soins palliatifs. Le problème est qu’on n’en tient généralement aucun compte, et que tous les soignants, plus ou moins insidieusement, poussent le malade à évoluer vers le consentement. Il est vrai que la mort nous fait peur à tous, et que tous nous souhaitons voir le patient mourir d’une manière qui puisse nous rassurer quant à notre propre mort. C’est pourquoi nous rêvons de fins paisibles et consentantes. Tout ce qu’on peut dire est que le malade qui meurt dans l’acceptation a probablement été bien accompagné. Cela ne signifie en rien que l’accompagnement des autres a été un échec. Mais les « stades du mourir » ne sont en rien un chemin à parcourir, et le mourant n’a d’autre devoir que celui de mourir. La manière dont il s’y prend ne regarde que lui. Peut-être est-il plus confortable à certains de mourir sans le savoir, ou de mourir dans le délire. Qu’importe ? Reste qu’il est bien difficile de contempler un mourant en colère, surtout quand on en est soi-même l’objet. Mais c’est un autre problème.

S’agissant du deuil les choses sont plus compliquées, car on a davantage l’habitude de le considérer comme un mécanisme adaptatif qui a vocation, sinon à se dérouler de manière standardisée, du moins à aboutir à un apaisement. Le deuil est un processus de cicatrisation. A-t-on raison de penser ainsi ? A-t-on raison de penser, par exemple, qu’un deuil dure en moyenne un an et demi [7], et que s’il n’y a pas lieu de s’inquiéter des manifestations étranges qu’on peut observer chez l’endeuillé du moment qu’elles ne durent pas trop, il est bon d’intervenir en cas de deuil prolongé ? Ce n’est pas certain. Peut-être pourrait-on considérer que, notamment chez le sujet âgé, un deuil qui dure, voire qui s’éternise, peut être aussi une manière de s’adapter... Toujours est-il qu’on s’accorde plutôt à dire que le deuil a vocation à se terminer, et ce quel que soit l’âge.

L’autre immense difficulté provient de la labilité des stades : il est courant de voir le malade osciller d’une position à l’autre, passant sans crier gare du consentement au déni, de la colère à la tristesse ; parfois même il va se trouver dans deux stades à la fois : c’est le fameux clivage du moi, grâce auquel le malade peut tout à la fois savoir et ne pas savoir. Toute la question est alors de comprendre comment il faut se comporter ; et le comportement adéquat est extrêmement subtil. C’est que l’on se trouve là dans des situations de vérité absolue, les yeux dans les yeux, et que dans ce type de situation il n’existe qu’une seule bonne réponse, tout comme il n’existe qu’une seule, millimétrique, bonne position du doigt sur la corde du violon.

D’une manière générale on peut poser comme règle qu’il ne faut pas intervenir dans le mécanisme de Kübler-Ross. Immédiatement on doit préciser ce point, en disant qu’une règle est ce qui s’applique en l’absence de raisonnement ; c’est un schéma qui remplace la pensée. On veut dire par là que la règle peut toujours être transgressée, mais que celui qui transgresse s’oblige à dire pourquoi il le fait. La règle n’est pas un mur, c’est un signal : quiconque passe outre doit savoir qu’il est tenu de le justifier.

Dans tous les domaines qui touchent à la mort, le soignant doit garder à l’esprit qu’il est un accompagnant. Accompagner quelqu’un, c’est être à ses côtés là où il va ; c’est le voyageur qui sait où il va, non celui qui l’accompagne. Celui qui sait où va le voyageur n’est pas un accompagnant mais un guide. On ne redira jamais assez que le soignant n’a jamais été en train de mourir, et qu’il ne sait pas de quoi il parle ; face à quelqu’un qui meurt, il faut bannir l’expression : « Je comprends ce que vous ressentez » ; on a tout juste le droit de hasarder : « Je crois que je peux comprendre ce que vous ressentez ».

S’agissant du deuil le travail du soignant est le même quelle que soit l’origine de la perte : ce qu’il faut se rappeler c’est simplement que le deuil est un mécanisme d’adaptation qu’il s’agit de laisser se dérouler de la manière la plus neutre possible. Le deuil pathologique a deux sources essentielles au moins.

L’une, à laquelle seul le psychiatre peut parfois quelque chose, est la structure psychologique du sujet.

L’autre est constituée par les idées préconçues qui courent sur le deuil, soit chez l’endeuillé soit dans son entourage : au nom de ces idées préconçues on voit interdire l’expression des émotions liées au deuil, alors que c’est cette expression qui permet de les dépasser. Autant dire que le rôle de l’intervenant est de la faciliter sans restriction : pour que quelqu’un parle il faut avant tout quelqu’un pour entendre, et le bénévole par exemple est simplement celui qui entend. On voit aussitôt que l’arme principale du bénévole sera la reformulation : il est là pour faire savoir à l’endeuillé qu’il l’écoute, qu’il le comprend, et qu’il a la possibilité de dire tout ce qu’il veut avec la garantie que l’autre ne prendra pas la fuite.

Cette stratégie vaut pour l’annonce des mauvaises nouvelles (cas du sujet affronté à la perspective de la mort), pour le deuil d’un proche, mais aussi pour ce difficile processus qu’est l’acceptation du vieillissement. C’est pourquoi nous décrirons ici la stratégie que nous proposons d’adopter face au malade en fin de vie, sachant que c’est cela sans doute qu’il convient de décliner en présence de la vieille personne.

Le déni doit être respecté. Si le sujet veut ne pas savoir, c’est son affaire. Tout le problème est de savoir si on lui a menti, en sachant que c’est au médecin qu’il appartient de dire ; le soignant n’a pas le droit de tenir un autre langage, car le double discours est pire que le mensonge. Il faudra d’ailleurs être très méfiant : en matière de vérité les soignants sont tenus d’être prudents, et de ne dire que ce que le malade a déclaré explicitement vouloir connaître ; une bonne règle est d’esquiver systématiquement : le malade doit poser sa question clairement, et la poser à celui qui peut répondre, c’est-à-dire le médecin. Tant qu’il laisse une porte de sortie il faut la prendre : on reconnaît celui qui veut sa vérité au fait qu’il ne laisse aucune échappatoire. Tout au plus peut-on parfois s’autoriser à reformuler une question presque explicitement posée, en disant par exemple : « J’ai l’impression que vous avez des questions qui vous tourmentent ; voulez-vous que nous en parlions ? ».

De même la colère doit être respectée. C’est un stade fondamental, et il importe de s’y préparer (sans excessive culpabilité cependant : tous les soignants commettent régulièrement l’erreur de ne pas supporter l’épreuve...). Il faut la laisser se déployer, et si l’on y parvient on la verra le plus souvent tomber d’elle-même pour laisser place à un apaisement durable, voire définitif. Souvent on trouvera l’occasion de lui reformuler sa colère : « Je vois bien que vous êtes en colère, mais je crois qu’en fait ce n’est pas contre moi ». Il y a toutefois une limite : le malade a le droit d’exprimer sa colère, même injuste, mais il serait dangereux de le laisser aller jusqu’au manque total du respect de l’autre : il le paierait d’une perte du respect de lui-même.

Le marchandage doit être respecté : on veut dire par là que le malade en fin de vie doit être canalisé avec réalisme, et ce point est difficile à accepter car la réaction normale de l’accompagnant est de vouloir ramener le malade à la réalité. Ainsi on tolère mal que ce patient qui est au bord de la mort s’encombre de vitamines, d’homéopathie, ou de recours au guérisseur. Ou qu’il réclame un nouvel examen parfaitement inutile ; ou qu’il accepte une chimiothérapie irréaliste. Mais ce que nous faisons alors n’est rien d’autre que projeter notre angoisse en essayant de prendre la direction des opérations : en réalité il faut laisser marchander le malade qui marchande, en se bornant à vérifier que son marchandage ne va pas jusqu’à une prise en charge totalement erratique qui le mettrait en danger, notamment d’inconfort (c’est souvent un marchandage implicite, à base de rédemption, qui le pousse à refuser la morphine).

La tristesse doit être respectée. En particulier il n’y a le plus souvent rien à attendre des antidépresseurs. Naturellement cela ne veut pas dire que l’on n’a rien à faire. Le point important est que la tristesse en question est probablement un passage obligatoire, et que la seule chose à faire est de la traverser. Cependant il peut se faire que le malade se laisse submerger par la détresse au point d’entrer dans un véritable état dépressif qu’il faudrait alors diagnostiquer et traiter. Reste que dans le cas général l’idée qu’on doive traiter par des médicaments toutes les manifestations de tristesse ou d’angoisse et une erreur : c’est notamment l’angoisse qui est le moteur du travail de deuil, comme peut-être de tout travail psychologique.

L’acceptation ne pose naturellement aucun problème, à ceci près, justement, qu’il ne faut pas la survaloriser : on l’a dit, l’arrivée du malade au stade d’acceptation est probablement le signe que les choses se sont bien passées. Mais cela ne signifie pas que le fait de ne pas y arriver veut dire que le travail n’a pas été fait comme il devait l’être ; inversement on rencontre souvent des gens qui tiennent vis-à-vis de leur maladie ou de leur mort des propos parfaitement réalistes, qui fait croire à tort qu’ils sont dans l’acceptation ; en réalité on comprend vite qu’il s’agit là d’un simple mécanisme de défense : le malade intellectualise la situation pour éviter de la ressentir, et le travail de deuil ne se fait pas.

Le soignant est donc tenu à une certaine passivité ; son rôle se borne à être là, et à permettre au sujet de dire tout ce qu’il pense et tout ce qu’il ressent. C’est en laissant se dérouler librement le discours du malade qu’on lui permettra de trouver son chemin. En particulier il est fréquent que le malade tende la perche au soignant en lui disant : « Je me demande pourquoi on me cache des choses » ; mais dès que le soignant propose : « Voulez-vous des éclaircissements ? », le malade change de sujet... Il ne faut pas insister : ce qui comptait était de pouvoir poser la question, et non d’entendre la réponse. Rarement on pourra trouver le moyen d’aider le malade bloqué dans un stade à comprendre ce qui le bloque, par exemple en lui expliquant le mécanisme de sa colère, ou en lui faisant remarquer que son marchandage ne mène à rien.

Par contre il et impératif de respecter les oscillations de la pensée du malade : les « stades du mourir » ne sont pas un chemin à parcourir, et quand le malade qui était dans l’acceptation retrouve des positions de marchandage, il ne s’agit pas d’un retour en arrière, et il ne faut pas s’y opposer. De même il ne faut pas souligner les contradictions du discours engendrées par le « clivage du moi » : il est bon pour le patient de pouvoir dire à la fois qu’il va vivre et qu’il va mourir ; c’est également le clivage du moi qui explique les discours différents tenus aux différents médecins : il arrive souvent que le malade demande au cancérologue de lui tenir un discours optimiste alors qu’il est beaucoup plus réaliste avec le médecin traitant. Il ne faut pas s’en étonner, ni chercher à harmoniser les positions, encore moins suspecter le cancérologue : chacun s’est comporté en fonction de ce que le malade était capable d’entendre au moment où il a posé ses questions.

La vertu principale pour procéder à un accompagnement est la discrétion et la neutralité. L’accompagnant doit éviter tout ce qui ressemble à une prise de position, une critique, un jugement, voire un simple conseil.

Ainsi, à ce malade qui, à une semaine de sa mort, déclare : « L’année prochaine, j’irai à Venise », il n’est certainement pas question de répondre : « A votre place je ne ferais pas trop de projets » ; mais il ne faudrait pas davantage lui demander : « Et qu’est-ce que vous irez visiter ? » Il ne faut ni le ramener à la réalité qu’il dénie ni faire mine de nourrir son délire. La bonne réponse ne saurait être ici qu’une reformulation : « Vous aimeriez aller à Venise ? », ou une marque d’empathie : « J’aimerais bien, moi aussi, que vous puissiez y aller ». Car ce qu’il s’agit de prendre en compte, ce n’est pas le projet, mais simplement le désir. En somme la tactique ressemble, l’affectivité en plus peut-être, à celle que celle qu’on adopte face au paranoïaque, qu’on ne peut ni contredire, sous peine de se trouver intégré à son délire, ni approuver, sous peine d’entretenir le délire, de sorte qu’il n’y a d’autre solution que de botter perpétuellement en touche.

La principale qualité du soignant est donc ici la distance : l’efficacité a un prix, et le soignant doit être capable à tout moment de comprendre quel est l’enjeu de la relation au moment où elle se déroule. L’enjeu est rarement celui qui est dit explicitement dans les mots.

Il faut garder à l’esprit par exemple que dans le fait de poser une question, il y a toujours au moins deux choses, qui n’ont entre elles aucun rapport : le sujet qui pose une question le fait souvent parce qu’il veut une réponse ; mais il le fait au moins aussi souvent parce qu’il a simplement besoin de savoir si l’autre est capable de supporter qu’on lui pose cette question. C’est pourquoi il ne faut jamais se presser de répondre aux questions : certes il faudra le faire, et il n’est pas possible de laisser une question sans réponse ; mais l’inconvénient qu’il y a à répondre à une question est que la réponse, une fois donnée, interdit de poser à nouveau la question... Or ce qui importe en premier lieu c’est précisément de comprendre pourquoi la question avait été posée.

C’est à ce jeu subtil que doit s’astreindre tout soignant qui veut apprendre à accompagner un malade en fin de vie. Il va de soi que c’est là un travail difficile et riche de pièges en tous genres. Il n’est pas possible de les éviter tous ; c’est pourquoi il importe de garder à l’esprit deux principes fondamentaux.

Le premier est que la meilleure manière de déjouer les pièges de la relation est de travailler en équipe.

Le second est que dans ces matières il n’y a probablement jamais d’erreur. Il n’y a pas une bonne attitude et une mauvaise. Il y a simplement des attitudes qui donnent des résultats et d’autres qui donnent des résultats différents. Ajoutons qu’on ne sait pas très bien au juste quel est le but à atteindre... Tout ce qu’on peut dire est qu’il y a des comportements qui semblent permettre une évolution plus paisible, plus harmonieuse. D’au autre côté il n’est pas toujours possible d’éviter certaines réactions (c’est notamment le cas de la colère), et aucune stratégie ne permet au malade d’esquiver sa souffrance. Le soignant se trouve donc dans une situation paradoxale : d’un côté il doit s’imposer la plus grande vigilance, il doit conserver la distance et rester d’une lucidité absolue. De l’autre les erreurs qu’il commettra auront sûrement infiniment moins d’importance qu’il ne le croit. C’est que la pierre de touche de l’accompagnement est bien moins la compétence ou la technicité que le désir farouche de se rendre présent à l’autre en toute humanité.

Notes

[1Répétons cette banalité : toute évolution peut se lire comme un deuil, même quand elle est positive : grandir, c’est cesser d’être petit, et on sait bien quels problèmes cela pose, par exemple à l’adolescent qui, pour devenir adulte, doit renoncer à être enfant. Cela ne va pas sans difficultés,et on voit que le deuil n’est qu’un cas particulier (et particulièrement douloureux) d’un phénomène universel : on ne peut être et avoir été.

[2Le lecteur voudra bien croire que j’ai conscience du caractère un peu lacunaire de l’exposé ; le but ici n’est pas de rédiger un traité de psychologie mais de suggérer quelques pistes de réflexion.

[3Encore n’est-ce là qu’une illusion : tout le mécanisme de Kübler-Ross se déroule sur fond de tristesse ; à l’inverse la toute première phase du deuil y échappe largement.

[4Ne parlons pas ici de la place des sujets âgés dans d’autres civilisations. Certes cela existe, et les Occidentaux auraient à apprendre des pratiques des sociétés africaines, par exemple. Mais quand on l’aura fait il restera à se demander si le regard, exotique, que nous portons sur ces civilisations est bien conforme à la réalité : il y a de multiples manières d’exclure, ou à tout le moins de marginaliser.

[5Il suffit de penser aux multiples cas de dépression qu’on néglige de diagnostiquer sous prétexte qu’à son âge il est normal que la personne décline ; et la même chose vaut pour les pathologies organiques, d’où il résulte que la personne âgée est sous-médicalisée.

[6Mais alors, si elle n’existe pas, pourquoi parle-t-on de cette anosognosie ? Pour le comprendre il faut se reporter à l’américanisation des concepts psychiatriques, et notamment au système de classification des maladies mentales nommé DSM IV. Disons pour faire court que le DSM IV refuse d’entrer dans les théories interprétatives sur lesquelles s’est construite assez largement la psychiatrie européenne, et tente de classer les maladies en fonction de ce qui est observable. Et ce qu’on observe c’est qu’il y a des malades qui disent qu’ils ne sont pas malades. Il n’y a pas de moyen fiable de distinguer celui qui ne veut pas dire qu’il est malade de celui qui ne sait pas le dire ; le plus sage est donc de les considérer tous deux comme anosognosiques. Et certes, ce n’est pas faux ; mais il est tout de même dommage de renoncer ainsi à faire la différence entre les deux.

[7La sagesse populaire le savait bien, qui avait fixé à peu près en ces termes la durée de la période où il fallait porter les habits de deuil. Cette ritualisation du deuil avait certes l’inconvénient de standardiser les attitudes et les comportements ; mais il n’est pas si sûr, précisément, que cet inconvénient ne soit qu’un inconvénient ; et particulier s’il était nécessaire de garder le deuil pendant un an et demi, il était de bon ton, passé ce délai, de reprendre la vie normale...