Et si on grandissait ?

(actualisé le ) par Michel

Parlant de la crise actuelle, non seulement sanitaire mais sociale et politique, une correspondante m’écrit ceci :

Je ne sais pas si ça s’applique exactement à la situation présente, mais j’avais bien aimé, dans une de vos réponses, cette idée qu’il faudrait peut-être se poser la question de la "rusticité".

Peut-être en effet notre monde n’est-il plus assez "rustique". Peut-être avons-nous, aveuglés par une prospérité globale immense et soudaine, perdu le lien avec les exigences et les valeurs basiques de la survie de toute société humaine.

Peut-être cela pourrait-il expliquer le "on veut vivre et pas survivre" tellement entendu dans les manifs du samedi depuis plus d’un an, et cette folle certitude que demain, comme si rien ne s’était passé, la priorité sera de "traquer les coupables" plutôt que de survivre (reconstruire) ensemble.

Bonjour, chère amie.

Je crois que nous approchons en effet de quelque chose de cet ordre.

Il faut d’abord que je me demande ce que je fais à avoir repris un poste à l’hôpital. Comment se fait-il que j’aie repris un travail dans des conditions de sécurité qui sont tout sauf satisfaisantes (non par la faute de mon employeur, mais simplement parce que des conditions de sécurité qui seraient satisfaisantes sont tout bonnement irréalisables), et que j’assume ce risque avec un calme olympien ? Cela me surprend d’autant plus que le courage physique n’est pas ma vertu dominante. Et que la bonne vieille question des cours de récré : me serais-je engagé dans la Résistance ? resurgit en des termes après tout identiques, alors que je vois trop souvent mes convictions fluctuer au gré des circonstances. Alors, d’où me vient aujourd’hui cette témérité ? Je me pose cette question, non pour me targuer de ma modestie, non par goût de la flagellation, mais parce qu’elle se pose, et qu’il est nécessaire d’en passer par là si on veut avoir une chance de comprendre ce qui se passe dans l’esprit de nos concitoyens.

Si j’essaie de réfléchir, je ne trouve guère qu’une seule explication : le danger qui me guette est un danger invisible. Mes peurs sont des peurs infantiles, elles supposent que je voie, peur de la beigne qui s’approche. Or, l’ennemi, je ne le vois pas. Il en va, tant qu’à ressaisir, quoi qu’on en puisse penser par ailleurs, la métaphore guerrière, comme de la guerre des drones : l’agent qui pilote le drone n’est pas sur le terrain, il n’a pas de contact avec sa victime, il ne fait que jouer à un jeu vidéo. Et cela ne date pas d’hier, le courage de l’épée n’est pas celui de l’arquebuse. Mon courage est statistique : je n’ai pas tant que ça de risque d’être contaminé, et si je le suis mon risque mortel ne dépasse pas 10%.

Mais là est précisément l’anomalie : car ce risque, modeste, calculé, que je prends est celui que majoritairement mes contemporains jugent insupportable. Plus encore : c’est ce fait, rassurant pour moi, que l’ennemi ne se voit pas qui les effraie.Il serait indispensable de méditer cette anomalie pour comprendre ce qui se passe vraiment.

Et je crois, même si je ne sais pas le penser, qu’il y a un lien entre cette question, celle que je pose sur les scandales, et celle que vous posez.

Reprenons l’épisode des gilets jaunes. J’ai détesté ce mouvement, et je ne l’aime toujours pas. C’est parce qu’il a changé en cours de route que ma détestation a évolué en répugnance. Je l’ai détesté parce qu’à son commencement il état composé de petits patrons, de salariés moyens, d’indépendants, qui n’avaient d’autre but que la défense d’un bifteck dont nul ne peut nier qu’il va se réduisant, mais dont pour une notable part cette réduction est la conséquence de leurs choix. Je regardais les (rares) voitures arborant le gilet jaune sur la plage avant, et je voyais bien que c’étaient des Volvo, des BM, des 4x4. Ma première Clio pourrie, je l’ai vue mi-décembre. C’étaient des gens qui se parfumaient de Pourtant moi, Monsieur, je n’ai jamais fait grève, je n’ai jamais manifesté, je n’ai jamais voté. Ben oui, mon gars, maintenant tu l’as. La vraie misère des campagnes de Seine et Marne, je ne l’y ai pas vue. Ce que j’ai vu, ce sont des retraités disant : avec la pension que j’ai, je ne peux pas emmener mes petits-enfants au restaurant. Je ne commente pas : moi, je peux emmener mes petits-enfants au restaurant. Mais les pauvres, les vrais, je peux vous les montrer.

La violence du mouvement, immédiate, majeure, elle est là, dans cette illégitimité de ceux qui râlent alors que leur veulerie passée leur donnait surtout droit de se taire. Ajoutons que c’est la conséquence directe de Notre-Dame des Landes. Entendons-nous : je crois qu’il y a bien mieux à faire en ce moment que construire des aéroports, et je suis très heureux que le projet ait été abandonné. Mais il s’agit d’un projet qui avait été organisé dans les règles de l’art, bonnes ou mauvaises, au plan juridique, qui avait passé toutes les étapes prévues, qui avait même fait l’objet d’un référendum, et pour lequel finalement le Pouvoir a décidé, assis sur toutes les procédures, de commander une nouvelle expertise avec prière de trouver le résultat qui va bien, pour avoir un prétexte à lâcher l’affaire. C’est bon pour la planète, mais cette pantalonnade a mis en évidence qu’une poignée d’excités suffit à faire manger son chapeau à un membre permanent du Conseil de Sécurité. C’est cher payé, et on se demandera pourquoi la parole publique est décrédibilisée.

Je crois qu’il faut faire le lien avec l’omniprésence du scandale. Avec ce fait étrange et consternant : il suffit qu’un homme politique prenne la parole pour qu’une petite troupe, à la tête de laquelle se trouvent les médias, cherche en quoi son propos est inadmissible. Il y a trop d’exemples pour que j’en cite beaucoup ; mais ce qui me fascine dans le dernier épisode, celui du préfet Lallement, c’est qu’en réalité chacun a compris ce qu’il a voulu faire passer : que parmi les gens qui entrent actuellement en réanimation il y en a un nombre significatif qui paient leur non-respect du confinement. Certes c’est pour le moins approximatif ; certes il aurait fallu le dire autrement ; mais ce n’est pas le propos de nos censeurs, la seule clameur est Lallement-démission, on ne cherche même plus à comprendre. Sans compter que pour ma part je n’aurai garde de demander la démission de Sibeth N’Diaye, les occasions de rigoler se font un peu trop rares pour qu’on se paie le luxe d’évincer les pitres. Naturellement le fin du fin est de trouver des situations où, quoi que dise la personne, on pourra le retourner contre elle : Micron parle, il ferait mieux de se taire ; il se tait, il abandonne les Français. Ainsi on a créé un monde où la parole même est neutralisée, néantisée, où seule la forme, ce qu’on peut toujours attraper quand on n’a pas écouté le fond, compte et fait l’objet du débat. La seule chose qui compte est de pouvoir s’offusquer. C’est cela qui détruit la démocratie. (Et quand j’apprends qu’on va créer au baccalauréat une épreuve d’éloquence, accordant ainsi à Protagoras une revanche tardive sur Platon, je frémis).

Cette neutralisation de la parole en tant qu’elle chargée de porter du sens, cette efflorescence de revendications dépourvues de toute réflexion (ah, l’exigence de diviser les impôts par deux tout en doublant le nombre de fonctionnaires…) et portée par des gens qui n’ont de leur vie revendiqué quoi que ce soit quand l’heure était à le faire, nous dessine un portrait que pourtant nous connaissons bien : celui du gosse capricieux, de l’enfant-roi qui ne sait pas ce qu’il veut, qui d’ailleurs ne veut rien, sauf le droit de se faire entendre, non par le sens de ce qu’il dit mais par le bruit qu’il fait. Nous sommes dans une civilisation d’infantilisés. Même ce nouveau leitmotiv : passé la crise il faudra que ces gens-là rendent des comptes, peut aisément se traduire en tawar ta gueule à la récré.

Un record, probablement mondial, a été battu le jour où des athlètes français ont crié au charron parce qu’on laissait les pékins faire leur jogging alors qu’eux-mêmes étaient confinés. La seule explication que je voie est que c’est pas juste.

Je n’examinerai pas ici, mais c’est délibérément que je m’en abstiens, le fait qu’il y a des décisions, des propos, des comportements sur lesquels j’aurais moi aussi des questions à poser.

Je n’examinerai pas davantage ici le fait, pourtant évident, que cette infantilisation fait largement les affaires de ce complot néo-libéral qui,Grégoire Chamayou l’a magistralement montré, existe bel et bien.

Alors, venons-en à la rusticité.

C’est pour moi une évidence.

Oui, il est judicieux de reprendre les ambitions du programme du Conseil national de la Résistance. Oui, il faut redonner toute sa place à la Sécurité Sociale, oui, il faut rebâtir un État-providence. Et cela implique une lutte acharnée contre le complot néo-libéral que je viens de mentionner. Mais cela a un prix, qui est celui de la parcimonie. Je ne souviens que quand j’étais gamin, et au moins dans la classe ouvrière d’où je suis issu, la Sécurité Sociale était l’affaire de tous, et qu’on avait le sentiment qu’il ne fallait pas faire n’importe quoi avec. Il y avait une culture du service public, et cette culture était basée sur la confiance et le respect de ce service. La casse du service public est multifactorielle. Notamment elle a été planifiée, comme Chamayou le montre bien. Mais cette casse a été largement aidée par la manière dont les bénéficiaires de ce service, cessant de le considérer comme leur bien, se sont mis à le considérer comme leur chose. Ajoutons que les syndicats ont prêté la main au crime : on reproche à Juppé d’avoir pris le pouvoir sur la Sécurité Sociale, qui était jusque-là gérée paritairement par les syndicats ; mais on méconnaît que s’il a pu le faire c’est parce qu’il n’y avait plus depuis longtemps d’élections à la Sécurité Sociale (et la raison pour laquelle il n’y en avait plus, c’est que la CGT, craignant que son déclin n’y fût trop visible, refusait de s’y prêter). Quelle belle occasion, pourtant, pour le syndicalisme, de redorer son blason, que de prendre à bras le corps la question de la protection sociale… Bref, reprenons le programme du Conseil national de la Résistance. Mais reprenons aussi ce qui y présidait : la protection sociale est notre bien, dont nous devons prendre collectivement soin.

Deux exemples pour finir.

1°) : Le programme du Conseil national de la Résistance a prévu un volet Assurance-vieillesse. L’assurance-vieillesse n’est pas une retraite, je n’ai pas cotisé à des caisses de retraite mais à des caisses d’assurance-vieillesse. C’est un système qui me permet, quand je ne peux plus travailler, de recevoir quand même de quoi vivre. En gros l’assurance-vieillesse couvre les cinq dernières années de la vie. Je veux bien que ce système évolue. Mais il y a deux points à considérer :
- Le premier est qu’on ne finance pas de la même manière les cinq dernières années de la vie et les trente dernières. Et je doute que la réponse yaka faire payer les patrons suffise.
- Le second est que la notion même de retraite bien méritée n’a pas de sens. Je ne supporte pas d’entendre que le retraité va enfin pouvoir profiter de la vie. Non seulement parce qu’il faudrait se demander si la vie est réellement faite pour qu’on en profite, mais encore parce que si le retraité a attendu la retraite pour profiter de la vie, c’est qu’il est passé à côté de quelque chose. J’entends bien que tout le monde n’a pas la chance d’avoir un travail passionnant, et qu’il faut considérer les cas d’espèce. Mais si la vie active du retraité ne lui a pas permis de profiter de la vie, ce n’est pas la retraite qu’il faut améliorer c’est le travail. Heureusement, j’ai quelques informations qui me permettent de penser que celui qui va enfin pouvoir profiter de la vie n’a, en fait, pas attendu la retraite pour ça.

Bref il y a assurément du ménage à faire dans les retraites, et je ne saisis pas pourquoi il faut que j’aie une retraite plus élevée que mon voisin au motif que j’ai eu un salaire plus élevé. La retraite doit avoir une composante basique, décente, rustique, universelle, permettant de vivre, disons 1,5 SMIC pour tout le monde. Ceux qui veulent davantage sont libres d’adhérer à un fonds de pension.

2°) : Ce que nous voyons à l’évidence c’est que l’Allemagne se sort mieux que nous de l’épidémie. Il semble que son système de santé soit plus performant. Ceci s’explique par deux considérations :
- Les dépenses de santé par habitant sont 10% supérieures à celles de la France (mais le PIB par habitant est 10% supérieur).
- L’Allemagne a réformé son système de santé. Et pour la pratique quotidienne, il est d’une rusticité qui ferait hurler le Français moyen. Je ne dois pas être un Français moyen.

Je partage donc totalement votre analyse. Mais pour en revenir au bon sens il va falloir autre chose que de l’infantilisme.