La détresse des hôpitaux français

23 | (actualisé le ) par Michel

Le monde hospitalier français est en révolution, et il ne fait guère de doute qu’il sera au premier rang de la manifestation du 5 décembre.

J’ai voulu reprendre ci-dessous quelques éléments de la discussion. Ceci ne concerne pas précisément la gériatrie ou les soins palliatifs, mais il m’a semblé important et urgent de rappeler de quoi il s’agit.

Je le fais parce que ma carrière m’a permis de connaître beaucoup d’aspects de ce sujet :
- J’ai commencé par être médecin de campagne.
- Puis je suis devenu praticien hospitalier.
- Et pour finir j’ai passé quelques années à m’occuper de problèmes relatifs au financement des hôpitaux.
C’est au nom de cette expérience que je parle.
Les chiffres que je cite sont tous issus d’organismes officiels (OMS, OCDE, DREES, etc.). On n’aura guère de difficulté à rétorquer que tous ces organismes sont à la solde du grand capital.

LA TARIFICATION À L’ACTIVITÉ POUSSE LES HÔPITAUX À MULTIPLIER LES ACTES :

Je suis toujours sidéré de lire une pareille ineptie. C’est d’autant plus loufoque que le but de la tarification à l’activité est au contraire de récompenser les établissements qui hospitalisent moins. Encore faut-il avoir compris comment elle fonctionne. Et si j’en parle c’est parce que dans les dernières années de ma carrière je me suis consacré à temps complet à l’application de cette tarification dans un gros établissement de la banlieue parisienne. Détaillons donc.

Si on prend une population de patients présentant des pathologies similaires, on constate deux choses :
- Dans la plupart des cas, les médecins les décrivent de la même façon.
- Dans la plupart des cas les médecins les soignent de la même façon.
Et il est heureux qu’il en aille ainsi : cela signifie simplement que les médecins sont généralement d’accord sur le diagnostic et d’accord sur le traitement à appliquer. C’est ce qu’on appelle le savoir médical. S’il en allait autrement cela aboutirait à dire qu’il n’y a pas de connaissance scientifique. Rappelons que dans leur écrasante majorité les connaissances scientifiques sont de nature statistique : comme le dit Hume, on ne sait pas si le soleil va se lever demain matin ; ce que nous savons en revanche c’est qu’on ne l’a jamais vu ne pas se lever. Ce n’est que secondairement qu’on en tire des conclusions sur la nature du système solaire. L’argument : « On traite des patients, pas des chiffres » est l’un des plus stupides qui soient. J’ose à peine rappeler que tout le contenu de ce site est là pour témoigner du fait que je sais ce que signifie : "soigner des patients".

Revenons à notre sujet : du fait que quand les patients sont décrits de la même façon ils sont traités de la même façon, il suit qu’en moyenne la dépense occasionnée a été la même. On peut dès lors calculer un tarif moyen, qu’on appliquera à chaque malade faisant partie de la population considérée.
- C’est une moyenne : certains patients auront coûté plus cher, d’autres moins cher ; par exemple si l’observation a montré que 10% des malades souffrant de pneumonie ont eu un scanner, on paiera 10% d’un scanner à tous les malades, même s’ils ne l’ont pas eu. Par contre on ne le paiera pas à ceux qui l’ont eu. C’est la conscience professionnelle des médecins qui détermine ce qui sera réellement fait.
- Autant dire que la tarification à l’activité n’est pas une tarification à l’acte ; le système ne s’intéresse absolument pas à ce qui aura été réellement fait : dans les fractures du bras il y a un tarif pour les fractures opérées, un autre pour les fractures non opérées, mais la manière dont on opère n’a aucune importance. Il n’y a aucun intérêt à multiplier les actes, sauf à prétendre qu’on opérerait des gens qui n’en ont pas besoin.
- Ce qui fixe le tarif, c’est donc l’observation de la dépense. Et il n’est pas prévu que l’établissement fasse un bénéfice : si donc un hôpital voulait améliorer sa situation financière en augmentant son activité globale il commettrait une bévue : il augmenterait certainement sa recette, mais il augmenterait d’autant sa dépense (nous verrons plus loin que ce n’est pas exact dans le détail).

Il n’y a donc pas de sens à prétendre que la tarification à l’activité serait un système inflationniste. En soi, c’est un bon système.

Il faut cependant nuancer, mais ces nuances ne remettent pas en cause le système lui-même.
- L’hôpital a des frais fixes (équipements, amortissements, etc.). Dans cette mesure (mais ces frais sont limités, nous y reviendrons), il a moins de difficultés à faire face à ces frais quand son activité augmente.
- Le système est imparfait : il ne prend en compte qu’avec retard les innovations thérapeutiques, il est basé sur une classification d’origine américaine dont la pertinence laisse largement à désirer, il n’est pas toujours réaliste, il ne s’adapte pas assez aux particularités de certains établissements, etc. Il y a là un combat permanent à mener, mais qui ne remet pas en cause l’organisation générale de la tarification à l’activité. Il est frappant de voir que la grande majorité des critiques que les médecins lui adressent procède de leur méconnaissance du sujet.
- Le système est évolutif : les tarifs, même avec retard, sont revus, à la hausse quand les progrès des soins tendent à alourdir les prises en charge ; à la baisse quand ce qu’on peut sans honte appeler des gains de productivité diminuent la dépense constatée (curieusement, les ajustements à la baisse semblent plus faciles à réaliser que les autres).
- Il y a, même si c’est marginal, des effets d’aubaine. Par exemple il est possible de sélectionner les patients pour que la dépense réelle soit en moyenne dans la fourchette basse de la dépense théorique (il suffit de refuser les patients âgés). Le système est juste pour les équipes qui jouent le jeu, et la conscience professionnelle a ses limites. Ou encore, la puissance de l’outil statistique est imparfaite, et certaines situations permettent de procurer un bénéfice alors que d’autres seront toujours un peu déficitaires.
- Il faut que les professionnels appliquent les règles convenues, mais il faut que l’autorité de tutelle en fasse autant : rien n’est plus simple que de baisser un tarif pour imposer autoritairement une baisse de la dépense que rien ne justifierait. On peut comprendre certaines manipulations : on constate par exemple que dans la plupart des pays évolués la chirurgie de la vésicule biliaire se fait majoritairement en ambulatoire ; la France a du retard sur ce point ; c’est la raison pour laquelle la tutelle a arrêté un tarif incitatif sur la chirurgie vésiculaire en ambulatoire. Mais il va de soi que la tentation est grande pour elle de baisser les tarifs pour des raisons strictement comptables. Ne faisons pas de procès d’intention, toutefois : les gens ont une conscience. Il reste un devoir de vigilance, qui serait l’affaire des syndicats de médecins. À ma connaissance ce n’est pas fait.

Résumons-nous : la tarification à l’activité ne mérite pas les critiques qu’on lui adresse. On oublie vite que les autres systèmes (prix de journée, budget global) étaient bien plus pernicieux (d’ailleurs ce système est si mauvais qu’il est progressivement mis en place dans toute l’Europe). Encore faut-il :
- Que les médecins l’utilisent correctement ; ils n’ont jamais voulu s’y intéresser, raison pour laquelle ils racontent tant d’âneries à son sujet.
- Que la tutelle ne triche pas avec. Il n’y a pas d’argument pour dire qu’elle le fait, mais la prudence s’impose.

Cela implique que les médecins s’intéressent au système de la tarification à l’activité, pour le comprendre, l’utiliser à bon escient (l’expérience courante montre que les professionnels, quand ils décrivent leurs malades, tendent à sous-estimer l’importance des soins qu’ils ont dispensés), et lutter contre les dérives et les imperfections. Encore faut-il pour cela qu’ils cessent de répéter qu’ils sont là pour soigner, pas pour compter, comme si la puissance de nos moyens diagnostiques et thérapeutiques, mais aussi leur coût, ne nous créaient pas quelques responsabilités. La situation est telle que si on ne compte pas on ne va plus soigner très longtemps.

Réciproquement cela implique aussi que l’autorité de tutelle cesse de modifier le système à sa guise, ou en fonctions d’impératifs qu’elle est seule à connaître, et sans jamais consulter les praticiens. La révision des tarifs par exemple se fait dans un entre-soi réunissant des financiers, des statisticiens et des experts issus des sociétés savantes. Je me contenterai d’insinuer que les experts en question n’ont pas tous les mains dans le cambouis, et qu’il y aurait certainement d’autres interlocuteurs à imaginer pour parvenir à un fonctionnement plus transparent (je suppose que le mot « démocratique » serait incongru).

LA CRISE ACTUELLE VIENT D’UN PROBLÈME DE MOYENS :

C’est vrai dans une certaine mesure, mais cela demande à être nuancé.

Le chiffre le plus intéressant à considérer est probablement la dépense de santé par an et par habitant. Si on considère des pays dont les indicateurs de santé sont comparables on trouve (en 2017) :
- Suède : § 5 219.
- Pays-Bas : § 5 202.
- Allemagne : § 5 182.
- France : § 4 508.
Le déficit de dépense par rapport à la Suède est de 15%.

Mais cela suffit-il ? Non, et pour trois raisons :
1°) : Il n’y a pas forcément un lien entre le niveau de dépense et la qualité du service rendu, car l’objectif n’est pas de dépenser mais de soigner. Rappelons notre point de départ, qui est la comparaison de pays qui ont la même performance sanitaire ; il se pourrait fort bien que si la France dépense moins que la Suède c’est parce qu’elle est plus efficace, car ses résultats en termes de santé sont les mêmes. Au reste si on considère le cas du Canada, la dépense par habitant y est à peu près identique à celle de la France : $ 4 641, et on n’entend pas dire que son système de santé soit en crise. De même la Belgique est à § 4 392, l’Australie à § 4 357, etc.

2°) : Il faut se demander comment on finance le système de santé. Si on regarde les dépenses de santé par rapport au produit intérieur brut, l’Allemagne, la Suède et la France consacrent à la santé un peu plus de 11%. Mais si on considère le produit intérieur brut par habitant, on trouve :
- Suède : § 56 530.
- Allemagne : § 49 276.
- France : § 41 867.
En d’autres termes chaque Français produit tout simplement moins de richesses qu’un Suédois ou un Allemand. Et la différence est terrible : si on voulait que la dépense par habitant en France soit la même qu’en Allemagne, c’est 12,8 du PIB qu’il faudrait y consacrer, soit un surcoût de 42 milliards.

3°) : Le seul point commun de ces pays est qu’ils figurent dans le peloton de tète en terme d’indicateurs de santé. Mais leurs systèmes de soins sont très dissemblables : par exemple l’Allemagne et la Suède ont à très peu près la même dépense par habitant. Mais le parc hospitalier allemand compte 8 lits pour 1 000 habitants, le parc suédois 2,2 ; ou, à dépense comparable, le parc français compte 6 lits pour 1 000 habitants, le parc canadien 2,5. Il y a des manières très différentes d’utiliser l’hospitalisation. Et ceci n’est pas une affaire d’économie : s’il y a moins de lits en Suède qu’en Allemagne, la dépense par habitant est la même ; ce qui se passe c’est que la Suède investit bien plus que l’Allemagne dans les soins à domicile. Cet exemple suédois doit nous inciter à réfléchir avant de dire que le monde hospitalier français manque de lits.

Bref il faut être prudent avant de parler de manque de moyens. Les sommes en jeu sont énormes, et le yakaïsme serait irresponsable. Le plus probable est que les moyens sont là, en suffisance, mais qu’ils sont mal utilisés. Redisons-le : un Français est aussi bien soigné qu’un Allemand, alors que la dépense par habitant est plus faible, ce qui indique, non que le système français est paupérisé, mais qu’il est plus efficace. Cela n’empêche pas qu’on peut encore faire progresser cette performance ; mais cela suppose, on le verra, une révolution de l’ensemble du système.

ON A FERMÉ TROP DE LITS :

Il faut d’abord s’entendre : on n’a jamais eu aucune raison de fermer des lits. Les locaux, les matériels, tout cela ne coûte guère. Ce qui dans un hôpital fait la dépense, c’est la masse salariale. Quand on dit qu’on ferme des lits il faut entendre qu’on supprime des effectifs soignants ou, plutôt, qu’on les réaffecte dans d’autres services. Ce n’est pas la pénurie de lits qui pose problème c’est la pénurie de soignants. Un lit hospitalier, c’est un lit avec du monde autour.

Mais pourquoi fermerait-on des lits ?

Donc, un lit, c’est une chambre, du mobilier, mais surtout du personnel. L’essentiel de la dépense n’est pas dans les murs ou les meubles mais dans les salaires ; et il faut que les salaires soient payés. Un lit n’a de sens que s’il y a un malade dedans. C’est quand le lit est occupé que le système de la tarification à l’activité permet d’équilibrer recette et dépense. Quand il n’est pas occupé il y a une dépense sans recette. Il faut donc considérer le taux d’occupation du lit (le taux d’occupation s’obtient très simplement en divisant le nombre de journées au cours desquelles il y a eu un malade dans le lit par le nombre de jours d’une année).
- Il n’est pas question de rechercher un taux d’occupation de 100%, qui ne laisserait aucune marge d’adaptation.
- Mais en 2017 le taux d’occupation en soins aigus était de 77% : tout se passe comme si près du quart des lits étaient restés inoccupés.
- Il est donc faux de dire que les hôpitaux manquent de lits. C’est d’autant plus faux que, comme on l’a vu, de nombreux systèmes de santé fonctionnent très bien avec beaucoup moins de lits : citons encore le Danemark (2,5 pour 1 000) ; ou beaucoup plus, comme le Japon (13 pour 1 000), ce qui pousse à conclure au moins que le nombre de lits d’hôpital n’est pas un indicateur de la qualité des soins.
- Le problème est donc un problème d’organisation : il faut pouvoir faire face à un afflux de malades, mais cela ne peut pas raisonnablement se faire en paramétrant le nombre de lits sur la pire des situations envisageables, car cela conduirait à geler des moyens trop importants. S’il y a une solution elle ne peut être que dans la souplesse, ce qui suppose que soit négociée une adaptation des personnels, y compris des médecins, à qui un peu de souplesse ferait le plus grand bien. Cela implique qu’on ne pousse pas des cris d’orfraie quand un malade de cardiologie se retrouve temporairement en chirurgie (comme si les médecins ne savaient pas ce qu’ils font), ou qu’un soignant de neurologie est envoyé faire quelques piges en gastro-entérologie. Tout cela s’organise (notamment on n’explore pas suffisamment les possibilités qui seraient offertes par des équipes volantes de renfort). Mais nous verrons cela en conclusion.

Bien entendu le principal facteur permettant d’expliquer le taux d’occupation est la durée de séjour. En théorie un service de 10 lits peut sur un mois offrir 300 journées d’hospitalisation. Si sa durée de séjour moyenne est de 5 jours, il peut donc accueillir 60 patients. Mais si sa durée moyenne de séjour passe à 4 jours, alors il peut accueillir 75 patients (ou, s’il reste à 60 patients, voir son taux d’occupation baisser à 75%).

À ce point, il y a quatre éléments à considérer.

1°) : Une hospitalisation n’est jamais une bonne chose : on ne doit hospitaliser que la main forcée. La raison en est que, du moins passé un certain âge (or les malades hospitalisés sont très majoritairement âgés), l’état général des patients tend régulièrement à s’aggraver en cours de séjour. Il est donc de l’intérêt du patient d’être hospitalisé le moins possible, et de rester le moins longtemps possible. La meilleure hospitalisation est celle qui dure le temps strictement nécessaire à la réalisation du programme de soins.

2°) : Or, et même si de très gros progrès ont été réalisés, la France accuse en la matière un retard substantiel sur les pays comparables.
- Parce qu’elle n’utilise pas suffisamment les immenses possibilités des prises en charge ambulatoires.
- Parce que l’organisation des soins demande encore à progresser.
- Parce qu’il existe un certain nombre de malades dont le séjour se prolonge parce qu’on ne trouve pas de solution d’aval. Contentons-nous d’ajouter sur ce point, d’une part que ces malades sont moins nombreux qu’on ne le croit, d’autre part que cela montre, mais j’y reviendrai, qu’il n’y a pas de sens à vouloir régler les problèmes de l’hôpital sans considérer l’ensemble du système de santé.

3°) : La durée de séjour varie considérablement d’un service à l’autre. Globalement elle devrait tourner autour de 4 jours. Mais, par exemple, en médecine aiguë gériatrique elle est nécessairement beaucoup plus longue : non seulement parce que les problèmes sont plus complexes, non seulement parce que la vieille personne va souvent plus mal, mais simplement parce qu’il faut la laisser se poser, prendre ses marques, faute de quoi il sera illusoire de vouloir seulement l’examiner dans de bonnes conditions. C’est pourquoi il est difficile de descendre au-dessous de 12 jours, sauf à compromettre la qualité des soins.

4°) : La diminution de la durée de séjour est pour un hôpital le moyen le plus puissant de diminuer sa dépense. Il faut s’évertuer à faire en sorte que le séjour ne dure pas au-delà du strict nécessaire, aussi bien dans l’intérêt du patient que de celui de l’hôpital. Dans les hôpitaux publics elle est de 5,9 jours. Si on arrivait à la même performance que la Suède (5,5 jours), c’est 10% de la capacité d’accueil qui serait dégagée.
- Il suffirait de ce gain pour que la question des services d’urgences soit pratiquement réglée.
- Mais pour gagner cette petite demi-journée il faut un colossal effort d’organisation.
- Et bien entendu l’exercice a des limites : on voit mal comment on pourrait, sauf à compromettre la qualité des soins, descendre au-dessous de 4 jours, à supposer qu’on puisse y arriver : seuls les Pays-Bas, l’Australie et la Nouvelle Zélande sont au dessous de 5 jours.

Il est donc trop rapide de dire qu’on manque de lits. Mais comment améliorer les choses ? Il faut bien faire fonds sur la bonne volonté des professionnels, d’autant qu’il serait criminel de passer outre ce que leur conscience leur dicte. Ce serait toutefois faire preuve d’angélisme que de feindre d’ignorer comment un médecin s’y prend pour sanctuariser un lit qu’il ne veut pas mettre à la disposition des Urgences, comment il renâcle à pratiquer de la médecine ambulatoire parce qu’elle est pour lui un peu moins confortable, comment… Il est d’ailleurs piquant de constater que, nous dit-on, les médecins désertent l’hôpital public pour aller dans le privé où la première chose qu’on leur fera sera de leur imposera ce rythme et ces pratiques qu’ils clament impossible dans le public ; il est vrai qu’on les paiera mieux, il faut croire que, parfois, les médecins savent quitter probité et lin blanc pour s’intéresser aux chiffres.

LES SOIGNANTS SONT MAL CONSIDÉRÉS :

Soyons clairs :
- Les soignants ne seront jamais assez bien considérés. C’est vrai des infirmières, c’est encore plus vrai des aides-soignantes (c’est déjà une insulte que de les appeler ainsi : comme si ce n’étaient pas des soignantes), et plus encore des agents de service.
- Par « reconnaissance » on entend, dans la pratique, une augmentation de salaire. C’est une bonne manière de reconnaître le travail, il y en a d’autres.
- Tout cela dit, le niveau de rémunération des professionnels de santé est anormalement bas.

Mais il faudrait tout de même nuancer. L’étude précise des niveaux de salaire dans les principaux pays européens montre que l’infirmière française est payée à peu près comme ses collègues allemandes, et italiennes, et que si elle est moins bien rémunérée qu’une infirmière belge ou anglaise cette différence s’efface si on considère que son temps de travail annuel est moindre. Seules les Scandinaves et les Suisses ont un niveau de rémunération incomparablement plus élevé (le cas de la péninsule Ibérique est à part) ; mais cette différence disparaît quand on compare le salaire de la profession au salaire moyen dans le pays considéré [1]

Tout cela est donc très compliqué. Ajoutons que les chiffres sont brutaux : ce n’est pas trop demander que vouloir que le salaire des infirmières soit augmenté de € 300 par mois. Le coût de cette mesure frôle le milliard d’euros. Et l’urgence est bien plus chez les aides-soignantes que chez les infirmières.

LES URGENCES SONT DÉBORDÉES :

Il suffit de s’y rendre pour le constater.

Mais on ne peut guère s’imaginer qu’on va trouver une solution si on n’a pas compris d’où vient le problème. Or il va de soi qu’il présente deux aspects. S’il y a trop de monde aux Urgences c’est parce qu’il en arrive trop et qu’il en part trop peu.

1°) : Il arrive trop de monde aux Urgences, et ceci est dû au fait que les médecins libéraux ne répondent plus à la demande. C’est tout à fait vrai. À condition de noter deux points.
- Un point démographique : au 1er janvier 2018 il y avait 226 000 médecins en France, soit un pour 300 habitants. Certes il y a les généralistes, les spécialistes, les hospitaliers, les administratifs, etc. On a tout de même un peu de mal à penser qu’il en faudrait davantage. Là aussi on pourrait suspecter un problème d’organisation.
- Un point historique : il n’y a pas trente ans les médecins de ville assuraient les urgences et faisaient des gardes. Il ne faut pas inverser l’ordre des événements : ce n’est pas la carence des médecins libéraux qui a entraîné le développement des Urgences, c’est le contraire : ce sont les Urgences qui ont subtilisé le marché. Elles en paient aujourd’hui le prix.

Bref, les Urgences craquent, et il faut voler à leur secours. À condition de ne pas oublier que la question est plutôt de savoir comment on va s’y prendre pour tarir le flux qui les submerge.

2°) : Il part trop peu de malades, et la question des lits d’aval est un enjeu crucial. Mais nous avons vu en étudiant la question d’une éventuelle pénurie de lits de médecine que la situation est plus complexe qu’annoncé. On peut d’ailleurs en avoir une intuition en observant que les établissements qui ont créé un poste d’infirmier régulateur chargé de trouver des lits d’hospitalisation ont vu leur temps d’attente aux Urgences baisser d’un bon tiers ; les infirmiers régulateurs ne fabriquent pas les lits, ils se contentent de trouver ceux qui existent bel et bien dans la vraie vie. De toute manière la conclusion qui s’impose est que là non plus on ne résoudra pas le problème des Urgences si on veut le traiter isolément.

Il y a des solutions, mais elles passent là aussi par un effort d’organisation. Car si l’on se place d’un point de vue strictement médical :
- 50% des personnes se présentant aux Urgences n’avaient rien à y faire.
- 25% ne posaient pas de problème d’urgence, mais le doute était légitime.
- 25% ont été hospitalisées.
Il y a donc probablement un moyen de dériver la moitié des personnes qui se présentent aux Urgences, réglant ainsi durablement le problème. Or si les Urgences fonctionnent comme elles le font, c’est parce qu’elles compensent des défaillances du système social en général, et de la médecine libérale en particulier. Il serait temps de les rendre à leur mission, plutôt que de rechercher les moyens, toujours insuffisants, de leur permettre de faire autre chose que leur métier. Par exemple :
- Imposer le tiers-payant généralisé (à condition qu’il marche) à tous les professionnels de santé : il est notoire que certains viennent aux Urgences parce qu’ils ne peuvent pas faire l’avance des frais.
- Tirer les conséquences du fait que les professionnels libéraux exercent une mission de service public, que d’ailleurs leur rémunération provient de fonds somme toute publics, et que cela crée des devoirs, notamment celui d’assurer la continuité du service ; ou l’interdiction de refuser de nouveaux patients.
- Imposer aux Urgences de s’occuper d’urgences. Je veux dire par là qu’on pourrait, pour dissuader les recours intempestifs (et à condition d’avoir préalablement résolu, entre autres, les deux points précédents) aux Urgences, décider que les services d’urgence ne seront pas autorisés à établir des ordonnances pour la ville. Les patients seraient examinés, mais si les soins s’avéraient non urgents le patient serait renvoyé vers son médecin. Au Danemark il n’est pas possible d’aller aux Urgences autrement qu’en ambulance. On n’est pas forcé d’en venir là, mais il y a tout de même des pistes à creuser.

LES DÉSERTS MÉDICAUX PROGRESSENT :

C’est là un point indiscutable. Je ne sais pas s’il est utile d’épiloguer sur ce point, je me contenterai de quelques notations sur les généralistes :
- Le métier perd de son attractivité : les médecins veulent gagner plus et travailler moins. C’est humain. Rappelons toutefois que le revenu net imposable moyen d’un généraliste était d’un peu plus de € 7 000 par mois en 2018. Leur temps de travail moyen est de 54 heures par semaine. Ma position, toute personnelle, mais assise sur le fait que j’ai pratiqué la médecine générale pendant vingt-cinq ans, est que j’ai du mal à plaindre quelqu’un qui gagne € 7 000 par mois, et que s’agissant de mon temps de travail je savais, en m’installant, à quoi je m’engageais. Mais il est vrai qu’on a probablement laissé filer cette conception, jadis qualifiée de sacerdotale, du métier, et que cette disponibilité qui faisait partie de la culture n’est plus maintenant une évidence pour certains jeunes confrères.
- Les zones qui se désertifient en médecins sont celles qui se désertifient tout court. Il y a longtemps qu’on n’a pas entendu parler d’aménagement du territoire.
- On oublie un peu vite la manière dont les pouvoirs publics se sont ingéniés à décourager les médecins, notamment généralistes. Le discours officiel des années 1980 était qu’il y avait trop de médecins en France, notamment dans le secteur libéral, et que le meilleur moyen de réguler les dépenses de santé était de diminuer l’offre. Ne détaillons pas, mais il y a eu au tournant de ces années-là une volonté de mainmise du secteur hospitalier sur l’ensemble de la médecine, et une véritable entreprise d’hospitalocentrisme. Les médecins libéraux qui ont milité pour la mise en place des filières et réseaux de soins gardent un souvenir amer des combats qu’ils ont dû mener, pas toujours avec succès, pour éviter que les correspondants hospitaliers, flairant l’aubaine de ces budgets qui tombaient du ciel et qu’ils pourraient détourner à leur profit, renoncent à revendiquer le leadership exclusif de réseaux dont les libéraux se retrouveraient les grouillots. Le tout de la meilleure foi du monde, il est vrai que c’est à cette époque qu’est née cette rodomontade du système-de-soins-centré-sur-le-patient. Et on a pu constater depuis la manière dont les réseaux existants, notamment ceux dédiés aux soins palliatifs à domicile ou à la gérontologie, ont vu leurs dotations fondre au mépris de tous les beaux discours. Bref le système libéral est désorganisé, et l’individualisme des médecins n’y est pas pour peu. Ce n’est pas la seule cause.

Il faut cependant tirer les conclusions et décider.

Je l’ai dit : les médecins libéraux remplissent de fait une mission de service public. Ils ont l’exclusivité d’une pratique professionnelle, ils tirent leurs revenus de l’Assurance-maladie, institution totalement solvable et alimentée par des fonds publics. Dans ces conditions il est légitime d’attendre d’eux qu’ils assurent cette mission ce qui implique, entre autres :
- Un maillage du territoire.
- Une garantie de permanence des soins.
- Une participation dynamique aux actions de santé publique.
Cela entraîne des contraintes. Mais actuellement on continue à financer des acteurs libéraux avec des fonds publics ; c’est irresponsable (et bien plus inflationniste que la tarification à l’activité). Cela suppose aussi, bien sûr, une rémunération adéquate.

On ne manquera pas de répliquer qu’une telle mutation entraînerait une levée de boucliers des médecins. Sans doute. Mais :
- On a l’habitude : les boucliers s’étaient levés de la même manière quand il a fallu mettre en place la convention entre médecins et Assurance-maladie.
- On ferait mieux de se souvenir qu’au début des années 80 la moitié des généralistes se disaient prêts à envisager de renoncer au paiement à l’acte pour opter pour une médecine salariée.
- La question est de savoir combien de temps on va pouvoir tenir dans le système tel qu’il est.

UNE BONNE FOIS POUR TOUTES :

Ce qui est à craindre, c’est qu’on poursuive sur la voie qui est actuellement empruntée : on fait des propositions, des réformes, on prend des initiatives, mais c’est toujours en ordre dispersé. Par exemple :
- On a créé (après s’être couvert de ridicule par les délais de mise en place) un dossier médical partagé. Mais il n’est pas obligatoire.
- On a créé le parcours de soins. Mais il reste poreux, car il est possible à qui en a les moyens de s’en affranchir.
- On crée des maisons de santé. Mais cela reste à la convenance de qui veut en créer.
- On vole (à basse altitude) au secours des Urgences, mais on le fait sans lien avec la situation de la médecine ambulatoire, et sans lien avec le questionnement sur la gouvernance des services hospitaliers.
- On a donné aux médecins responsables des pôles hospitaliers une certaine autonomie financière. Mais cette autonomie est restée symbolique, et l’implication du corps médical dans la gestion (et la prise de responsabilités de l’hôpital) reste totalement embryonnaire : on aimerait écrire qu’on s’est arrêté au milieu du gué, mais c’est tout juste si on a quitté la berge.
- La réflexion sur les solutions d’aval (soins de suite, soins de longue durée, EHPAD, soins et hospitalisation à domicile) se limite à un jeu de mistigri, sans autre projet d’ensemble que celui de refiler la dépense au voisin).

Pour peu je donnerais raison à la Ministre : il ne faut pas que les mesures décidées en catastrophe pour éteindre l’incendie retardent, voire compromettent la nécessaire réflexion de fond. Mais… je lui donnerais raison si on la voyait venir, cette réflexion de fond. Or il s’agit de rien de moins que de refonder intégralement notre système de santé. Il faut le refonder dans toutes ses composantes :
- Quel hôpital voulons-nous ? Il y a le système hospitalier suédois, avec 2,2 lits pour 1 000 habitants et une durée de séjour de 5,5 jours ; et il y a le système japonais, avec 13,1 lits pour 1 000 habitants et une durée de séjour de 16,2 jours. En termes de santé publique la performance est la même. Mais il va de soi que derrière ces énormes disparités il y a d’énormes différences de conception. Que voulons-nous ? Combien de temps allons-nous prétendre que notre système est le seul possible ? Et comment accomplir une telle révolution si on ne met pas autour de la table tous les interlocuteurs ? Il faudra pour cela contraindre les médecins à s’intéresser à ces détails matériels qu’ils dénigrent tant, sans comprendre que si les médecins ne veulent pas faire de la comptabilité ils n’éviteront pas que les comptables se mettent à faire de la médecine.
- Quelle médecine de ville voulons-nous ? La conclusion qu’on peut tirer de ce que nous voyons, c’est simplement que le mode actuel d’organisation de la médecine libérale échoue à remplir la mission de service public dont elle devrait se savoir investie. Il est grand temps de décider quelles contraintes nous acceptons, et comment nous les imposons.
- Comment organisons-nous les structures post-hospitalières, qu’il s’agisse de l’hospitalisation à domicile, des services de soins, des réseaux ? Comment reprend-on la problématique des EHPAD, dont la souffrance tient largement à la mise à mort des services de long séjour ?

Etc. Ce que je sais, c’est qu’on n’arrivera à rien sans une révolution complète de tout le système. Avec ce que cela comporte d’abandons et de contraintes. Mon propos n’est pas de décrire cette révolution : j’ai mes idées mais tout est à négocier. Ce que je sais aussi c’est qu’on n’en prend pas le chemin et qu’on va une fois de plus se borner à des cataplasmes. Ce que je sais c’est que ceux qui, en grève, expriment leur (authentique) souffrance n’imaginent rien d’autre que d’obtenir des moyens pour faire vivre le modèle actuel, alors que c’est ce modèle qu’il faut changer.

Ce que je sais c’est qu’il ne faut pas craindre ce qui pourrait s’apparenter à une nationalisation de l’ensemble du système.

Un exemple est à méditer.

Il fut un temps où nous prétendions que le système de santé français était le meilleur du monde (son seul défaut était de ne pas être financé) ; en ce temps-là il était de bon aloi de se gausser du National Health Service, qui était le plus mauvais du monde, à telle enseigne qu’on enregistrait un véritable exode des Britanniques qui venaient se faire soigner chez nous.

Mais de nos jours les choses sont, me semble-t-il, un peu différentes :
- La France n’est plus, loin de là, au premier rang : elle pointe grossièrement à une honorable quinzième place, souvent juste devant… le Royaume Uni.
- C’est tout de même au National Health Service que nous devons l’invention et le développement des soins palliatifs, dont on ne peut pas dire que ce soit une discipline où on se donne pour objectif de rationner les soins.
- On attend toujours l’exode massif de patients britanniques sur le continent.
- Quiconque s’intéresse un peu à l’actualité n’a pas manqué de noter que l’un des points essentiels de la campagne électorale outre-Manche est la préservation de ce détestable National Health Service auquel les Britanniques ont le mauvais goût d’être farouchement attachés. Il est vrai que ce sont des Britanniques.