La toilette

25 | (actualisé le ) par Michel

POURQUOI FAIRE LA TOILETTE ?

La réponse paraît évidente : il s’agit d’assurer l’hygiène et la propreté du corps.

Les problèmes commencent des qu’on essaie de préciser les choses. II faut donc essayer de comprendre de quoi on parle.

- L’hygiène est une notion scientifique : c’est la partie de la médecine qui étudie la manière dont il faut vivre pour éviter les maladies.
- La propreté est une notion culturelle : c’est un aspect du corps qui correspond à une norme sociale.

C’est pourquoi les choses sont compliquées. Car l’histoire de ces deux notions fait apparaître quelques curiosités. Ce n’est pas ici le lieu de faire une leçon d’histoire, mais il faut noter que si en Occident l’habitude de se laver remonte à l’Antiquité cette habitude répond à quatre motivations au moins.
- La propreté : en Grèce on allait aux bains après le sport, et on suppose bien qu’en effet il était urgent de retirer la poussière, et surtout l’huile dont on s’enduisait. Encore faudrait-il être sûr que cela concernait tout le peuple, et non les seuls happy few dont les textes nous parlent [1].
- La santé : il y a des textes grecs qui établissent très clairement un lien entre propreté et santé, notamment parce qu’on attribuait à la peau un rôle dans l’élimination de certaines substances (ce qui est faux).
- La socialisation : il s’agissait de bains publics (gratuits chez les Romains) ; pour ma part je ne sais pas ce qu’il en était des pratiques de toilette privée, tout au moins dans le peuple.
- La purification, notion essentiellement religieuse, qu’on peut faire voisiner avec celle de la courtoisie : on présente au visiteur de quoi se laver les mains [2].
Mais les connexions entre ces quatre objectifs ne sont simples qu’en apparence, et cela demanderait qu’on y réfléchisse, car ce sont là des connexions implicites qui ont encore leur puissance de nos jours ; et qui s’imposent quoi qu’on fasse : lorsque Semmelweiss établit l’intérêt du lavage des mains dans la prévention des infections après accouchement, il manipule aussi des catégories symboliques, on le verra chemin faisant.

Bref, on se lavait chez les Romains, pas chez les Francs ; on se lavait à certaines périodes du Moyen Age, pas à d’autres ; on ne se lavait pas sous Louis XIV ; on peut même dire qu’à cette époque l’usage des parfums a été développé pour masquer les odeurs corporelles à une époque où on croyait dangereux de se laver. Cette dangerosité avait été établie quand on a observé que les bains en commun étaient statistiquement liés à la propagation des épidémies de peste, ou de la syphilis. [3]. Par ailleurs l’Histoire permet de démontrer que nous considérons comme sales des choses que d’autres époques trouvaient propres, et que les odeurs qui nous dérangent n’ont pas toujours été trouvées telles.

Peu importe. Mais nous devons garder à l’esprit trois choses :
- Le plus souvent, le fait de se laver ou de ne pas se laver n’a aucune importance pour la santé des personnes. Je ne connais aucune étude établissant un lien de causalité entre les deux, et si la corrélation statistique existe elle passe par le fait que ceux qui se lavent sont ceux qui en ont les moyens, et que de ce simple fait leu mode de vie (et leur niveau de vie) les expose moins, pour d’autres raisons, à la maladie. La justification médicale de la toilette est, comme on le reverra une plaisanterie.
- Les personnes âgées ont souvent d’autres normes culturelles que les nôtres ; en particulier elles ne conçoivent pas la propreté de la même façon, en plus ou en moins, d’ailleurs.
- Cependant on aurait tort de croire que ces normes sont si différentes des nôtres.

Cela implique que la pratique de la toilette est soumise avant tout au désir de la personne, et que le soignant doit y être attentif. II ne s’agit pas d’imposer une norme dont la justification médicale est fragile, et une attitude interventionniste n’est justifiée que si le comportement de la personne pose un problème de vie sociale (ce qui peut se produire et pose des problèmes très délicats) ou s’il y a des lésions cutanées (ce qui est exceptionnel).

Mais pour comprendre les enjeux de la toilette, le mieux est de la décrire et, chemin faisant, de pointer les détails les plus éclairants.

NECESSITES DE LA TECHNIQUE :

C’est par définition, l’objectif de la toilette, souvent le seul enseigné.

Qu’est-ce que nettoyer ?

Ce qu’on veut enlever, ce sont des éléments dont la présence est jugée indésirable à la surface du corps : ils sont de quatre sortes :

II y a ce qu’on peut appeler les crasses : résidus de poussière, de terre, de graisses, etc. C’est cela que nous enlevons quand nous nous lavons les mains. Et cela semble aller de soi. Mais en réalité cela pose au moins deux questions :
- Comment la personne a-t-elle fait pour se salir ? On ne réfléchit sans doute pas assez au fait qu’en institution les occasions de rencontrer de la terre ou du cambouis sont relativement rares, et que pour qu’un sujet se salisse il faut qu’il jouisse d’une autonomie motrice suffisante, ce qui implique qu’il va être capable de gérer sa toilette lui-même.
- Au fait, pourquoi voulons-nous les enlever ? Il n’existe aucun argument pour dire que ces substances qu’on veut enlever sont dangereuses. Ce qui peut l’être ce sont les microbes, mais le problème ne se pose absolument pas comme on le dit. Sous réserve d’une analyse plus approfondie l’intuition est que le geste de se laver les mains avant par exemple de manger soit d’ordre symbolique : il s’agit de séparer le dehors du dedans, le monde du travail et celui de la vie intime, le monde du pur et de l’impur, et quand on propose au voyageur de se laver les mains c’est d’abord pour qu’il se rafraîchisse, mais ensuite pour marquer qu’il n’apporte de l’extérieur aucune substance maléfique.

II y a les urines et les selles, et cela semble une évidence. À condition de ne pas perdre de vue que cela ne devrait concerner que les personnes en difficulté de continence. À condition aussi de se poser, impitoyablement, la même question : quel danger y a-t-il à ne pas les enlever ?
- Il y a un risque de macération. Nous le verrons plus loin.
- Il y a un risque infectieux. Mais ce risque infectieux demande à être évalué. Non seulement parce que l’existence de bactéries pathogènes dans les selles (faut-il rappeler que l’urine normale est stérile ?) est exceptionnelle en situation normale, mais encore plus parce que la peau saine est imperméable à toute bactérie. On connaît cependant des cas où la question est d’importance : par exemple dans les infections urinaires à répétition de la femme il a été établi que la colonisation des voies urinaires basses se fait volontiers par l’intermédiaire des selles, raison pour laquelle on recommande aux femmes sujettes à ce type de pathologie de s’essuyer après selle, non d’arrière en avant mais d’avant en arrière. Mais si c’est par la toilette qu’on espère lutter contre ce type de contamination, alors il faut procéder à une toilette intime après chaque selle, chaque miction, ou, pis-aller, chaque change ; on comprend tout de suite que c’est illusoire, et que les précautions prises quand on change la couche relèvent surtout de l’action symbolique.
- Il peut y avoir un problème d’odeur, et ce problème est réel. Encore faut-il rappeler que c’est là une question culturelle, variable, largement personnelle, et qu’on ne peut songer sur ce point à imposer que le strict nécessaire : mon odeur m’appartient, et on n’a le droit d’y toucher que par la négociation. On ne médite jamais sur cette curiosité : une bonne toilette se termine en général par une solide application d’eau de Cologne. Je ne sais pas très bien pourquoi on a choisi l’eau de Cologne, mais on suppose sans peine que trois éléments au moins entrent en ligne de compte :
a) : Dans nos représentations, c’est le parfum de toute grand’mère qui se respecte : on ne l’imagine pas porter Chanel n° 5 [4].
b) : À l’origine l’eau de Cologne était un médicament.
c) : Le coût en est acceptable pour l’institution.
Mais le résultat est impressionnant, puisqu’en fin de toilette toutes les résidentes ont la même odeur, ce qui scelle l’évidence d’un soin bien fait et d’une mission accomplie.
- Il y a enfin la pureté. Dans la plupart des sociétés les excréments sont considérés comme impurs, et contrairement à ce que présomptueusement nous pensons de notre civilisation cette croyance y reste vivace. D’où le rite consistant à se laver les mains en sortant des toilettes : en islam la règle est de s’essuyer de la main gauche parce que la droite est réservée aux ablutions rituelles.
Cette question de la pureté est majeure : on s’imagine, se lavant les mains au sortir des toilettes, répéter le geste fondateur de Semmelweiss. Mais voilà :
a) : Semmelweiss proposait de laver des mains pour lesquelles le risque de propager des germes infectieux, dans un univers hospitalier où le risque était fréquent, posait un problème majeur. Or on sait bien que la pertinence d’un geste de prévention dépend largement de la fréquence du risque, et il n’y aurait guère de sens à emporter un extincteur dans une excursion de plongée sous-marine : si les sécrétions intime d’une parturiente infectée sont un danger pour les autres accouchées, le risque statistique n’est pas exactement le même quand il s’agit des urines stériles d’un sujet en bonne santé.
b) : Le lavage des mains au sortir des toilettes a pour lui le fait qu’il s’accompagne d’une baisse des infections. Mais comme on l’a dit plus haut cette corrélation statistique est liée à d’autres facteurs, notamment économiques, qui font que dans le milieu de la maison le risque infectieux global diminue. On se retrouve donc devant une application de l’histoire de Nasreddine : « - Pourquoi mets-tu des pierres blanches autour de ton jardin ? – Pour éloigner les chacals. – Mais… il n’y a pas de chacals par ici. –Tu vois bien ! ».
c) : Le rôle de ce lavage est donc largement symbolique. Redisons qu’ un geste peut parfaitement être justifié du point de vue technique et avoir une portée symbolique : lorsque je construis une maison j’établis des fondations ; ce n’est pas de la symbolique mais de l’architecture ; reste que je devrai compter avec le symbole qui fait que je ne peux rien élever si je n’ai pas d’abord creusé, ou que rien, même pas la pierre, ne germe s’il n’a pas été mis en contact avec la Terre-mère. Je n’ai jamais lu qu’on se soit interrogé devant le fait que les précautions draconiennes que dans mon enfance le prêtre prenait pour garantir après la Consécration que la pulpe de ses pouces et de ses index ne toucheraient rien d’autre que le Corps du Christ, ces précautions sont exactement les mêmes que celles que le chirurgien prend avant d’entrer en salle d’opération ; remarque qui n’aurait aucune importance si je n’avais pas entendu un chirurgien me dire : « L’asepsie doit être une religion ».
d) : Cet aspect symbolique des choses explique qu’on se pose peu la question de leur utilité, non plus que celle de leur efficacité ; un peu comme lorsqu’on lave les fruits pour les débarrasser de pesticides qui sont pourtant conçus pour résister aux pluies ; mais l’important est d’avoir fait quelque chose, et je m’étonne que les distributeurs de soluté hydroalcoolique ne soient pas déjà généralisés dans nos cuisines [5].

II y a les sécrétions de la peau, c’est-à-dire essentiellement la sueur et les macérations. Ici les choses sont plus simples, puisque le consensus relatif à leur nocivité est général. Les macérations en particulier favorisent les lésions cutanées. Je pourrais demander à voir les études qui ont établi ce point en toute rigueur scientifique ; je pourrais demander aussi, puisque la peau normale ne macère pas, si l’existence d’une macération, au lieu d’être la cause de lésions cutanées, n’en serait pas déjà la conséquence ; mais je n’en ferai rien, me contentant de considérer comme acquises les données de l’expérience des soignants. Ma question sera plutôt de savoir si la toilette est l’outil adapté pour lutter contre ces troubles. Car si c’est le cas, et sans tenir compte des autres éléments de décision, alors on s’étonne de trois choses :
- Le planning des toilettes ne prend pas en compte le fait qu’une personne âgée transpire ou non ; l’expérience courante montre que la peau de ces sujets est le plus souvent assez sèche. De ce point de vue, donc, une toilette quotidienne n’a pas lieu d’être.
- Le souci d’efficacité doit être premier. Or il ne l’est pas, tout simplement parce que cette question n’est jamais posée. Si on se la posait on prendrait en compte que les sécrétions cutanées, comme toutes les sécrétions humaines, sont soumises à un système de régulation de type thermostat, d’où il découle qu’en séchant ces sécrétions on prend le risque de les stimuler [6].
- L’absence de toxicité doit venir juste après. Nous verrons plus loin comment se pose le problème du séchage, mais disons dès maintenant que dans la pratique gériatrique l’essentiel des problèmes dermatologiques vient… des peaux trop sèches ; et trop propres.

II y a enfin les cellules mortes de la peau, sur lesquelles il y a bien peu à dire, sinon que personne ne s’est jamais demandé si elles avaient une fonction.

Si on se laisse aller à ce tour d’horizon, on s’aperçoit qu’au minimum nos actes de toilette ne répondent pas aux critères scientifiques d’un traitement ou d’un soin. La porte est donc grande ouverte à d’autres explications, qui relèvent de la pensée symbolique, ou magique, ce qui fera poser la question : au fait, pourquoi lavons-nous ?

Comment nettoyer :

Tous les éléments considérés comme indésirables dont nous venons de parler sont enlevés avec deux moyens :
- Le lavage : il consiste à passer sur la peau un produit qui décolle les particules indésirables, en créant un mélange de savon et de crasse.
- Le rinçage : il consiste à passer de l’eau pure, qui permet d’enlever le mélange.

Le problème est que la peau du sujet âgé est fragile. II faut donc veiller à plusieurs points, en reprenant ce que nous venons de découvrir :
- Ne pas laver abusivement. Un sujet qui a suffisamment d’activité pour se salir est suffisamment autonome pour se laver lui-même. Par ailleurs la personne âgée a en général peu de sécrétions, sauf dans les plis si elle est obèse. La sécheresse cutanée est le principal facteur d’irritations, de démangeaisons. II ne faut donc pas ôter à cette peau la fine couche protectrice qui lui permet d’être moins sèche.
- Ne pas laver avec un produit agressif : les savons sont souvent irritants, et il vaut mieux utiliser des pains surgras. De même l’eau de Cologne est toujours asséchante.
- Rincer à la perfection : il faut enlever le mélange crasse-savon si on veut que le lavage serve à quelque chose, et il ne faut pas laisser du savon sur la peau sous peine d’être irritant. Le problème principal sera donc de pouvoir rincer commodément, avec beaucoup d’eau fréquemment renouvelée ; la cuvette est une hérésie.
- Sécher correctement, surtout dans les plis. La méthode de séchage est très importante : si on frotte on crée une irritation mécanique et on enlève la couche protectrice ; il vaut mieux tamponner la peau avec la serviette ; mais le plus efficace est le sèche-cheveux.

On comprend dès lors très vite que la dernière chose à faire quand on lave est de compter sur le frottage. Or, qu’il s’agisse de laver, de rincer ou de sécher, c’est le frottage qui constitue le plus souvent l’action essentielle. Le projet symbolique est trop évident pour qu’on y insiste, qu’il s’agisse de la technicité du geste, rappelant les frictions qui, dans la médecine du XIXe siècle, avaient le pouvoir de ramener à la vie [7], ou du transfert magique d’énergie. C’est ce besoin de frotter qui explique qu’on ne pense pas à deux singularités pourtant évidentes :
- Lorsque je frotte ma peau, j’éprouve une sensation. Cette sensation est composée de ce que ma main éprouve en frottant et de ce que ma peau éprouve en étant frottée. Lorsque je frotte la peau de quelqu’un d’autre, j’éprouve seulement la sensation de ma main qui frotte ; cette sensation est plus faible que celle que j’éprouve en me frottant moi-même. II en résulte que le soignant qui frotte la peau du malade a toujours tendance à frotter plus fort, ce qui est agressif.
- D’autre part il y a des zones qui sont plus délicates à laver.
a) : Les orifices : il s’agit de zones fragiles, qu’il faut nettoyer délicatement. Or le corps humain est fait de telle sorte que je ne peux voir aucun de mes orifices. Et comme je ne les vois pas j’ai tendance à être prudent et à les laver avec précaution. Le problème est que le soignant voit les orifices du patient, et qu’il a donc là aussi tendance à frotter plus fort.
b) : Les plis : Ce sont également des zones fragiles. Le soignant guide son geste sur l’idée que ce sont des zones qui s’irritent facilement (mais il doit se souvenir que le geste de lavage est la première source d’irritation, il importe donc d’être doux), et sur l’odeur de la personne lavée (mais il faut là aussi se souvenir que chacun est habitué à sa propre odeur, ce qui fait que l’odeur de l’autre est toujours plus forte que la sienne propre ; il faut retenir que l’autre sent toujours moins que je ne pense).

Le lavage est donc un soin qui n’a que l’apparence de la simplicité. Une bonne toilette doit respecter plusieurs impératifs :
- Remplir la fonction sociale telle qu’elle est actuellement admise, qui est de retirer complètement de la surface du corps tout ce qui ne lui appartient pas : il n’est pas question de ne pas laver. Mais il est question de se demander quand et pourquoi.
- Ne pas enlever le système de protection de la peau âgée.
- Ne pas créer d’irritations.
- Terminer par un séchage parfait.

Les zones malades :

Il arrive que les patients présentent des lésions cutanées ; on peut alors se demander quelles conséquences cela va avoir sur la toilette.

Le plus simple est évidemment de se concerter avec l’infirmière pour étudier le problème au cas par cas. Cela dit il faut aussi retenir que le plus souvent l’existence de ces lésions n’a aucune importance. Et c’est là sans doute un des points les plus fascinants.

Au fil des années les soins de plaie ont eu tendance à beaucoup se simplifier. Quelques exemples suffiront :
- Dans les services de grands brûlés, le nettoyage des plaies se fait à l’eau du robinet.
- Il est clairement démontré que les microbes ont un rôle fondamental dans la cicatrisation.
- La désinfection de la peau avant une piqûre n’a aucun intérêt. [8]
- Les cicatrices opératoires, même si elles sont récentes, même s’il y a encore des fils, peuvent être lavées normalement ; la seule précaution à prendre est de rincer parfaitement et de faire un séchage impeccable.
- Les escarres, les plaies infectées guérissent plus vite quand elles sont nettoyées avec le jet de la douche.
Il n’y aurait donc sans doute pas de précaution particulière à prendre. Or les faits sont qu’on en voit prendre, et beaucoup, alors que non seulement aucune de ces précautions n’est validée par des études rigoureuses, mais les études dont on dispose montrent qu’au contraire elles sont plus nuisibles qu’utiles. N’insistons pas, et bornons-nous à verser cette anomalie au dossier des étrangetés que nous sommes en train de constituer. On ne peut s’empêcher de penser que les soignants sont bien plus à l’aise quand leur activité s’inscrit dans le cadre d’une technique, ou tout au moins en revêt l’apparence [9] ; alors que rien n’est plus technique qu’un soin qui n’en a pas. [10]

POURQUOI FAIRE LA TOILETTE ?

Parvenus à ce point de notre réflexion, il est effectivement nécessaire de poser à nouveau la question qui était la nôtre au départ. Car nous avons vu que plusieurs des gestes qui nous apparaissaient comme des piliers de la toilette sont superflus, voire inadaptés ; ou qu’ils répondent à d’autres objectifs que ceux annoncés.

Et le problème est majeur. Car quiconque s’est un peu approché d’un établissement de soins a touché du doigt que la toilette (on allait écrire : la cérémonie de la toilette) mobilise le matin l’essentiel de l’énergie du service, et que l’investissement consenti est colossal. C’est à peu près la moitié de la capacité en soins du service qui s’y trouve affectée. Si on prend en compte les remarques qui chemin faisant viennent d’être faites, on est contraint de se dire qu’il faut que la charge symbolique du soin soit écrasante pour que la société affecte un tel budget à une activité qui n’est pas biologiquement aussi indispensable qu’on a pu le croire.

Reprenons donc les principales motivations de la toilette.

L’hygiène :

C’est le premier motif invoqué. Mais nous avons vu plus haut que sur ce point les choses sont à tout le moins nuancées. Ce n’est pas ici le lieu de reprendre le concept d’hygiène dans sa dimension historique et culturelle ; on pourrait d’ailleurs se contenter de renvoyer sur ce point aux travaux d’Alain Corbin [11] ; bornons-nous à indiquer que le mouvement hygiéniste de la fin du XIXe siècle et du long début du XXe obéissait à des motivations complexes dans lesquelles les connaissances médicales tenaient surtout lieu de façade, et que les résultats dont il se pare sont largement liés à l’élévation du niveau de vie, ce qui n’est pas exactement le même problème.

Le confort :

Cette motivation est infiniment moins discutable. Ce serait même la seule qui s’impose, mais elle appelle tout de même trois réserves.
- La première est que c’est dès lors la personne qui doit décider pour elle-même de ce qui est confortable et de ce qui ne l’est pas. Cela conduit à envisager de respecter son désir de ne pas être lavée, ou de ne l’être qu’à sa guise.
- La seconde est que les soignants doivent par conséquent s’interdire de juger à la place de la personne ; ce qui fait proscrire les deux phrases que l’on entend le plus souvent à ce sujet : « Mais si, vous verrez, vous allez vous sentir mieux », et « Tout de même, je sais bien que quand je n’ai pas fait ma toilette… ».
- La troisième, qui d’ailleurs est contenue dans la phrase qu’on vient de citer, est que la toilette est désormais un rituel social majeur, et qu’il n’est pas facile de faire la part du réel besoin de confort et de la culpabilité résultant de l’infraction commise envers la norme sociale : quiconque a, ne serait-ce qu’un peu, marché en montagne sait que quand on ne se lave pas pendant un jour il ne se passe rien : l’infraction à la norme sociale est ici de rigueur et donc pardonnée d’avance [12]. Les vieilles personnes sont souvent très anxieuses de la norme sociale.
Il résulte tout simplement de cela que devant nous tenir soigneusement à l’écart des deux erreurs opposées, qui sont de croire que les vieilles personnes n’aiment pas se laver et de croire qu’elles pensent nécessairement la même chose que nous, il ne reste plus qu’à écouter ce qu’elle dit ; ceci vaut également, dans une importante mesure, chez le dément.

La prévention des dégradations corporelles :

Mais la toilette sert aussi à prévenir certaines dégradations corporelles ; c’est le cas notamment des escarres. Cependant il faut bien comprendre comment ce résultat est obtenu ; et on peut isoler quatre mécanismes principaux.

Le sujet lavé est plus propre. Mais nous avons vu plus haut que la propreté n’a rien à voir dans cette affaire.

Laver un sujet suppose qu’on procède à un minimum de frictions. Mais nous avons vu que la seule vertu des frictions est symbolique ; dans la pratique elles sont délétères.

Lorsque l’intervenant lave un patient, il en profite naturellement pour le regarder (et il peut voir des zones que le malade, de toute manière, ne verrait pas). Mais il suffit d’y réfléchir pour comprendre que cela ne saurait justifier la toilette : si le projet est de regarder la peau du malade, il suffit de la regarder… On entend bien que la toilette fournit une occasion de procéder à cette inspection, et qu’il y a là une rentabilisation du temps. Cela ne dispense pas de se poser quelques questions :
- La première est que, précisément, on ne se pose pas la question : redisons-le : l’investissement de temps, d’énergie, de ressources consenti pour la toilette est un défi quotidien pour les établissements, et s’il ne s’agit que de vérifier l’état cutané il y a probablement plus simple.
- La seconde est que pour être légitimes ces inspections de la peau ne devraient concerner que les sujets à risque. La pratique ordinaire revient à considérer que tous les résidents sont des sujets à risque, ce qui contredit l’évidence ; ce qu’on met en scène c’est que Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore.
- La troisième enfin saute aux yeux quand on considère les conséquences de ces inspections. Et c’est probablement la plus importante. Car quand on inspecte la peau des résidents on trouve des choses ; des rougeurs, des irritations. Or l’attitude vis-à-vis de ces découvertes échappe à toute rationalité ; en particulier il est exceptionnel qu’on en parle au médecin (qui d’ailleurs ne s’y intéresserait guère). On préfère procéder autrement : on constate la rougeur, et on y applique tantôt de l’éosine, produit dont il est démontré qu’il n’a aucune activité, mais qui a le mérite, colorant la rougeur, de la faire disparaître ; tantôt un antiseptique, alors qu’il est démontré qu’il ne faut surtout pas perturber la flore cutanée ; tantôt une pâte à l’eau, alors que c’est l’humidité qui est le facteur pathogène le plus consistant ; quand ce n’est pas une crème antimycosique, sans la moindre preuve de mycose.
Et bien entendu, plus on cherche plus on trouve.
On voit immédiatement les trois caractéristiques de ce projet :
- Il s’agit de médicaliser la situation : le soignant fait un diagnostic (la peau est rouge) et applique un traitement (l’éosine). Cette mobilisation du pattern médical place le soignant dans une démarche qui le valorise, mais aussi le rassure.
- Cette médicalisation se fait par le biais de la pensée magique : on met du rouge sur les rougeurs, de l’eau sur les macérations.
- Le processus est autovalidant, car le plus souvent l’évolution de ces anomalies se fait vers une disparition qui, pour être spontanée, n’en vient pas moins conforter la certitude du soignant. Troisième application du principe de Nasreddine.
Cette affirmation n’a aucune chance de provoquer autre chose qu’une levée de boucliers de la part des professionnels. Assumons-en le risque, et continuons à nous demander de quel prix on paie cette inflexion de la toilette vers la dermatologie. Surtout quand on sait que la cause essentielle de ces irritations chez la vieille personne est l’excès de toilette et les imperfections du rinçage.

On sait enfin qu’une bonne toilette suppose que le malade soit mobilisé, ce qui est un grand moyen de prévenir les escarres. Mais là encore cela pose question :
- Comment se fait-il qu’il n’y ait, en cours de journée, pas d’autre occasion de mobiliser le patient ? L’une des réponses est précisément que le temps investi dans des toilettes dont la nécessité réelle est problématique n’est pas disponible pour autre chose.
- À quoi sert de mobiliser le patient ? On ne mobilise pas pour mobiliser mais pour obtenir le résultat d’un mouvement ; on ne marche pas pour marcher mais pour aller quelque part ; on n’entretient la mobilité articulaire que pour que les articulations soient utilisables. En d’autres termes les mobilisations passives n’ont d’utilité que chez une catégorie de patients grabataires, ce qui suppose qu’elles s’inscrivent dans une stratégie globale de prise en charge dans laquelle la séquence de la toilette ne joue qu’un rôle anecdotique : il faudrait au contraire que ces mobilisations soient pluriquotidiennes, et accomplies pour elles-mêmes, ce qui n’est pas le cas.

La réhabilitation :

La toilette est un moment important pour la réhabilitation, ou si l’on préfère la réautonomisation de la personne ; c’est en effet un temps où on peut aisément proposer à la personne aidée de prendre en charge une partie de l’activité, de réapprendre des gestes comme savonner le gant, se mettre sur ses appuis, aider à la mobilisation, etc. En effet. Mais nous pouvons répéter ici ce que nous venons de dire : cet argument serait bien plus fort si dans les établissements pour personnes âgées la réautonomisation était une obsession. Cela conduirait à se demander si, même de ce point de vue, le temps consacré à la toilette ne serait pas mieux investi ailleurs : la faille est que le projet de réapprendre à savonner un gant de toilette a peu de chance, pour la vieille personne, de correspondre à un désir.

La relation :

Il est fréquemment rappelé que la toilette constitue un temps relationnel fondamental. Parce que c’est un temps où le soignant partage avec la personne une certaine intimité, parce qu’il s’agit d’une relation qui implique le corps, et surtout parce que lors de l’acte de toilette on voit se multiplier les occasions de parler, de regarder, d’entendre, de toucher, etc. On a mesuré les temps de parole au cours de la toilette, ce qui permet de montrer a contrario que d’immenses progrès peuvent être réalisés. Et tout cela est vrai, bien sûr. Mais une fois de plus il s’agit ici de ne pas confondre cause et conséquence. Que la toilette soit un temps relationnel majeur ne saurait être contesté ; que cela participe à la justification de la toilette est un peu plus délicat. Ou, pour le dire autrement, s’il s’agit de trouver du temps relationnel on peut aisément parier qu’un journal serait plus efficace qu’un savon.

Allons plus loin : quand on dit que la toilette est un temps relationnel majeur parce qu’il y est question du corps, on parle un peu vite : la relation interpersonnelle normale est une relation où, précisément, la place du corps demande à être reconnue et sans doute valorisée, mais qui n’a que peu à voir avec celle qui peut s’établir entre une vieille personne nue et une plus jeune qui la frotte. Parler de relation interpersonnelle dans ces conditions, c’est acter que le modèle de cette relation est celui de la dépendance absolue. Il se pourrait bien que cela soit plus problématique qu’on ne l’imagine, et qu’à tout le moins cela demande compensation par d’autres temps relationnels moins asymétriques, à défaut de quoi le temps de la toilette va être autant ce qui établit la relation que ce qui la dévoie.

Le soignant :

Sans doute voit-on un peu mieux maintenant de quoi il s’agit : dès qu’on examine d’un peu près cet acte en apparence tellement technique, tellement normé qu’est la toilette, on constate beaucoup trop d’étrangetés pour ne pas être intrigué ; cela ne remet certainement pas en cause la toilette en elle-même, mais cela incite à se demander si toutes les motivations ont été mises au jour. Et on pressent aisément que dans cette situation qui implique aussi intimement deux personnes, ce qui ne trouve pas sa justification dans l’intérêt du malade pourrait bien la trouver dans les motivations, conscientes ou non, du soignant.

On en a vu quelques-unes chemin faisant, mais celles-ci ne sont pas nécessairement les plus importantes. Le plus fascinant dans cette histoire est de voir comment les soignants, qui sont en grande souffrance relativement à la toilette, se comportent comme s’ils ne supporteraient pas de voir leur supplice allégé.

Il y a trois solutions pour répondre à cette souffrance des soignants.
- La première serait d’augmenter les moyens alloués à la toilette ; c’est d’ailleurs en pratique la seule mesure qu’ils envisagent : « On n’est pas en nombre ». C’est souvent exact, mais cela ne doit pas faire oublier une réalité : il se peut que les moyens soient insuffisants, mais on ne peut nier que la collectivité a consenti sur ce point ces dernières années un effort sans précédent, et que cet effort ne saurait être intensifié, faute d’être financé. Quand on dit qu’il n’y à qu’à, qu’une société se juge au sort qu’elle réserve à ses vieux, que la prise en charge de la dépendance est créatrice de richesses, etc, on développe un discours militant auquel chacun, moi le premier, peut souscrire ; mais une fois qu’on a bien aéré les banderoles, le moment vient de tenir des propos plus réalistes [13].
- La seconde serait d’optimiser l’acte de toilette. Et certes il y a des techniques moins chronophages que d’autres ; il y a des attitudes qui, favorisant la réautonomisation, permettent à terme de gagner du temps ; il y a des installations qui améliorent de manière massive l’efficience des soignants. Tout cela doit être fait. Mais on apprend vite que les soignants manifestent parfois d’étranges résistances à ces changements, et que de toute manière les gains qu’on peut en attendre restent limités.
- La troisième solution serait de s’interroger sur la pertinence de nos toilettes. Et c’est bien cela qui est impossible.

Et pourtant…

J’ai demandé aux équipes dont j’avais la charge de réfléchir à un planning dans lequel, selon des modalités dont elles étaient totalement libres, certaines toilettes pourraient être faites l’après-midi, dans ce moment de creux relatif où souvent les soignants ont un peu plus de temps. L’idée a été jugée intéressante, mais je n’ai jamais eu de planning.

J’ai mandaté un binôme de soignantes pour étudier un protocole de toilettes, que délibérément nous avions baptisé protocole toilette bâclée. L’idée était la suivante : il arrive que, pour telle et telle raison (absence inopinée d’un membre de l’équipe, urgence dans le service, etc…), on n’ait pas le temps de réaliser le cycle complet habituel des toilettes ; il s’agissait donc pour elles d’établir la liste des gestes qu’elles considéraient comme non négociables pour pouvoir parler d’une toilette minimale digne de ce nom. Le protocole a été rédigé, mais personne jamais ne l’a mis en œuvre.

Un jour j’ai décidé de passer en force. J’ai indiqué que ce lundi-là j’exigeais que plus aucune soignante ne soit occupée à une toilette après 11 h 30, précisant que ce qui ne serait pas fait à cette heure dite ne le serait tout simplement pas ; et j’ai ajouté que pendant la grosse demi-heure ainsi dégagée en attendant le repas de midi l’équipe serait assise dans la salle à manger et consacrerait ce temps à lire le journal aux résidents, à faire des jeux de société, etc. Le résultat fut miraculeux : non pas tant parce qu’à l’heure dite toutes les toilettes étaient terminées, mais parce que ce temps relationnel d’avant midi s’avéra un moment de pur bonheur ; l’équipe était ravie (et pour ma part je n’étais pas peu fier). Mais l’expérience n’a jamais été renouvelée.

Restons-en là : il faudrait d’autres longues pages pour essayer de tirer au clair l’importance de la souffrance dans la vie, ou dans l’imaginaire, des aides-soignantes, et la place que tient cette souffrance dans la façon, souvent très dévalorisée, dont elles se vivent. Qu’il suffise ici d’exposer une intuition : c’est parce que la toilette est une charge écrasante, c’est parce qu’elle est une souffrance qu’elle est à ce point, et contre toute logique, vécue comme indispensable. Alors qu’une étude un peu attentive de la situation permet de voir que l’investissement massif consenti pour en venir à bout n’a pas de réelle justification. Il serait pourtant judicieux de reconsidérer cette pratique [14].

Notes

[1Tout comme la notion de « démocratie athénienne » demande, on le sait bien, à être relativisée : elle ne concernait qu’un très faible pourcentage de la population.

[2Et pas seulement : Yseult donne un bain à Tristan quand celui-ci arrive à la cour du roi Marc.

[3Ce qui permet de poser immédiatement une question : on a cru qu’il était dangereux de se laver ; c’était là une erreur qui nous fait sourire. Mais lorsque nous disons à présent qu’il est dangereux de ne pas se laver, sommes-nous sûrs de ne pas commettre une erreur identique ?

[4à moins qu’on ne lui suppose, en plus, une sexualité, mais il convient ici de resserrer le propos.

[5Que dit le fait que, quand on veut évaluer les progrès des précautions d’asepsie dans un service, on mesure la consommation de soluté hydroalcoolique ? Empiriquement c’est certes un critère robuste ; mais… il n’aurait aucune implication symbolique ?

[6Étrange lacune, mais qui n’est pas tellement plus surprenante que la propension des professionnels à poser une sonde urinaire en cas d’escarre sacrée sans se demander si cette mesure a la moindre chance d’être efficace compte tenu du fait que la présence de selles est probablement bien plus toxique pour la peau.

[7On sait combien il est difficile de venir à bout de ces frictions qui visent à prévenir les escarres alors même qu’il est clairement démontré qu’elles les provoquent ; mais il est si difficile au soignant de se résigner à ne rien faire qu’on a transigé en inventant les effleurements doux, dont l’innocuité au moins n’a d’égale que l’inutilité, mais qui lui permettent d’entretenir l’illusion qu’au moins il a fait quelque chose, satisfaisant au principe de Nasreddine qu’on a vu un peu plus haut.

[8Une étude a démontré par exemple qu’il n’y a aucun inconvénient pour un diabétique à faire ses piqûres d’insuline... à travers le pantalon.

[9Ce qui conduit à une conclusion qu’on n’attendait pas : rien n’est plus rassurant qu’un protocole.

[10Toutefois il y a une contrainte impossible à supprimer : c’est que le malade (et la famille, donc !) pense quelque chose de la situation. Et même s’il a tort il est inutile de contrarier ses opinions. C’est ainsi que la désinfection avant une piqûre est inutile, mais que le soignant qui ne ferait pas cette désinfection passerait pour un incapable. Beaucoup de pansements sont inutiles, mais ils rassurent la personne, et il n’est guère possible de s’en passer. Si l’intervenant mouille le pansement et que ce dernier tombe, cela n’a pas d’importance, mais le malade va s’en inquiéter.

[11Voir notamment Le miasme et la jonquille, Aubier éd., 1982.

[12Que la bonne douche qu’on prend dès le retour à l’hôtel soit un délice est une autre question

[13Il est toujours surprenant de constater que c’est dans des milieux qui se montrent souvent très attentifs aux problématiques de l’environnement, des dérives de la croissance à tout crin que se recrutent les partisans de l’inflation effrénée des dépenses médicales et médico-sociales, comme si cette inflation n’était pas gagée sur le mythe d’une croissance qui fera que la dette ainsi engendrée s’évaporera comme par magie ; mais cet article n’est pas consacré à l’économie.

[14Pas plus qu’à vous il ne m’a échappé qu’une telle proposition risquerait de poser quelques problèmes dans les relations avec les familles. Mais c’est là une autre question, sur laquelle il faudra que je trouve un jour le courage d’écrire.