Petite chronique du procès Bonnemaison

4 | (actualisé le ) par Michel

Je commence ici une série de commentaires sur le procès du docteur Bonnemaison.

Je ne voulais pas m’en occuper : la cause est entendue depuis longtemps, et quand bien même l’actuel gouvernement, comme cela peut lui arriver, n’aurait pas le courage de ses opinions (qui sur ce point ne sont pas les miennes) il s’en trouvera bien plus vite qu’on ne croit un autre qui, lui, franchira le pas de la légalisation de l’euthanasie, ou pour mieux dire de ce salmigondis qu’on veut nous faire avaler à ce sujet. Et le combat est inutile car les sophismes sont toujours plus clairs et plus attirants que la pensée droite.

Mais peut-on vraiment se taire ?

Je vais donc essayer de réagir, presque à chaud, aux éléments que nous pouvons connaître. Je le ferai à partir des comptes-rendus publiés par le journal « Le Monde » ; les commentaires vaudront donc ce que valent les comptes-rendus. Et peut-être vais-je finir par y renoncer, nous verrons bien.

Un point encore : bien que cela ne m’appartienne nullement, je serais terrifié que le docteur Bonnemaison soit condamné à une peine significative. C’est un homme de bien, et l’affaire dont il s’agit ne relève nullement de la sanction pénale. Toute cette histoire autour de la fin de vie est essentiellement d’ordre symbolique (même si les dérives prévisibles, elles, ne le seront pas), et si les zélateurs de la mort pour tous, en manifestant leur mépris des symboles, ne font qu’étaler leur ignorance de ce qu’est l’humain, il demeure qu’on ne fait pas un procès à un symbole. Sauf, bien sûr, à ne pas savoir ce qu’est un symbole, mais laissons cela.

Le Monde du 11 juin

C’est un procès hors normes qui s’ouvre mercredi 11 juin devant la cour d’assises des Pyrénées-Atlantiques. Celui d’un urgentiste qui comparaît pour " empoisonnement " de sept personnes en fin de vie. Nicolas Bonnemaison avait estimé devoir mettre fin à leurs souffrances et a vraisemblablement agi sans que ces patients ou leur famille aient pu exprimer leur souhait, et sans prendre l’avis de confrères. Mais les débats iront bien au-delà de ses actes. Il en va souvent ainsi des affaires d’euthanasie.

On ne saurait mieux résumer, en effet, le double enjeu de ce procès. Car il y a deux problèmes tout à fait distincts.

Il y a tout d’abord le fait que le docteur Bonnemaison a, à plusieurs reprises, agi de manière à provoquer la mort de patients. Cela, c’est de l’euthanasie, et on connaît le débat. On en pense ce qu’on veut ; la seule chose qui doit être maintenue car ce sont les faits, c’est qu’il n’existe en France aucune situation dans laquelle la seule solution pour venir à bout de souffrances insupportables soit de tuer le malade, du moins si on gère cette situation correctement. J’en ai suffisamment parlé sur ce site, je n’y reviens pas ; j’ajoute simplement que si j’en trouvais une, alors je pratiquerais moi-même l’euthanasie nécessaire. Mais il n’y en a pas : l’euthanasie est un concept ringard. Passons. Sur ce point les agissements du docteur Bonnemaison ne sont guère différents de ceux de nombre de médecins qui effectivement pratiquent des euthanasies ni vu ni connu ; et la justice ne va pas y voir. Et elle a bien raison. Hypocrisie ? Si l’on veut. Je ne suis pas pour ma part très pressé de vivre dans cette civilisation de la transparence absolue dont on a, pour le coup, l’hypocrisie de faire si grand cas, comme si le soleil n’avait pas besoin d’ombre ; mais de cela d’autres ont parlé mieux que je ne saurais le faire.

Mais il y a en second lieu, et surtout, le fait que le docteur Bonnemaison semble avoir donné la mort à des malades qui, et pour cause, ne le demandaient pas, entourés de familles qui ne le demandaient pas, et sans en référer à d’autres praticiens. En d’autres termes, outre l’infraction au Code Pénal il y a une infraction au Code de la Santé Publique en ce qui concerne l’application de la loi Léonetti.

On pourrait avancer que les infractions au Code de la santé Publique n’ont rien à faire devant une cour d’Assises, et qu’il faut se contenter de juger les euthanasies. Mais paradoxalement ce ne sont pas les euthanasies qui dans cette histoire sont les aberrations les plus essentielles.

La législation actuelle est-elle adaptée ou non aux situations humaines et médicales de fin de vie ? Telle sera aussi la question. C’est la stratégie de ses avocats, depuis le début : orienter le débat dans cette direction. La liste des témoins parle d’elle-même. Ils seront plus de soixante-dix. Des soignants de l’hôpital de Bayonne, des experts en psychiatrie et en pharmacologie, les familles des patients, dont certaines ont déjà dit leur soutien au médecin.

Mais pas seulement. Les jurés entendront aussi Bernard Senet, médecin-conseil de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD), et Frédéric Chaussoy, le médecin qui avait aidé le jeune Vincent Humbert à mourir. Ou encore des personnalités venues de Belgique, où l’euthanasie est autorisée, comme Jacqueline Herremans, qui y préside l’ADMD.

Ont aussi été citées des têtes d’affiche. L’ancien ministre Bernard Kouchner, partisan du suicide assisté, fera le déplacement. Michèle Delaunay, députée socialiste de la Gironde, figure aussi sur la liste. En avril, selon Sud Ouest, elle avait pourtant indiqué ne pas souhaiter être citée. En 2013, alors qu’elle était ministre déléguée aux personnes âgées, elle s’était dite " convaincue que les intentions du docteur Bonnemaison n’étaient pas celles d’un meurtrier ou d’un empoisonneur mais celles d’un médecin qui a pris des responsabilités qu’il conviendra de juger ".

Cette énumération laisse présager aisément que ce procès sera plus une messe qu’une entreprise judiciaire : il n’y a aucun rapport entre cette affaire et un quelconque droit de mourir dans la dignité, et encore moins avec le suicide assisté. Car j’avais cru comprendre que le droit de mourir dans la dignité concernait les sujets qui en expriment le désir. Il sera révélateur de voir un Belge arriver à la barre : en Belgique on commence à plancher sur la possibilité d’ouvrir le bénéfice de l’euthanasie aux déments, voire aux enfants handicapés. Je ne conteste pas le problème qu’ils posent, je demande où va passer, dans leur cas, la demande expresse dont on veut nous faire la plus belle des garanties contre d’éventuelles dérives.

Nicolas Bonnemaison, 53 ans, est renvoyé devant la cour d’assises sous l’accusation d’empoisonnement avec la circonstance aggravante qu’il s’agit de personnes " particulièrement vulnérables ".

Ici encore, détail éclairant qui montre combien la problématique juridique n’est pas adaptée à de telles questions : l’euthanasie se pratique nécessairement chez des personnes « particulièrement vulnérables » ; c’est donc parce qu’on s’est rendu prisonnier du langage qu’on voit là une circonstance aggravante. Mais ce n’est pas le seul exemple : c’est ainsi qu’on trouve encore (et malheureusement en grand nombre) des médecins qui justifient leur acharnement thérapeutique au nom du Code Pénal qui réprime le délaissement, la mise en danger de la vie d’autrui, ou la non-assistance à personne en danger, comme si on pouvait citer un seul juge qui ne sache pas faire la différence entre une situation de soins et une intention délictueuse.

Les sept patients dont la mort aurait été accélérée par l’intervention du médecin avaient été admis au sein de l’unité hospitalière de courte durée (UHCD) du centre hospitalier de la côte basque à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), entre le 30 mars 2010 et le 4 juillet 2011.

L’affaire avait été déclenchée le 10 août 2011, par la transmission au parquet de Bayonne d’un rapport émanant d’un cadre du centre hospitalier, faisant état de témoignages d’infirmières ou d’aides soignantes dénonçant des cas " d’euthanasies actives " sur des patients en fin de vie pris en charge par le docteur Bonnemaison.

Voilà qui est plus étrange. Et à un double titre.

Le premier est que de telles dénonciations ne sont pas si fréquentes : dans la quasi-totalité des cas les professionnels, éventuellement mal à l’aise, éventuellement choqués, se taisent. Hypocrisie ? Esprit de corps ? Omertà ? Si l’on veut. Il s’agit plutôt de permettre à l’hôpital de vivre, ou de survivre à tout ce qu’il faut supporter de difficultés, de souffrances, d’épuisement, tout ce qui fait que les humains, comme je l’ai déjà dit, ne peuvent pas vivre sans zones d’ombre. Il a donc fallu, soit que quelque chose passe les bornes, soit que le docteur Bonnemaison se soit mis dans une situation où une telle chose pouvait lui arriver.

Le second est que, réflexion faite, et paradoxalement, le docteur Bonnemaison a agi avec discernement. Car dans une unité hospitalière de courte durée, malheureusement, ce ne sont pas les décès qui manquent, et si en moyenne il n’a ainsi tué qu’une personne tous les deux mois c’est l’indice qu’il n’a procédé que dans des circonstances qu’il jugeait très particulières. Si sur bien des points son cas est comparable à celui de Christine Malèvre (dont je m’étonne qu’on ne le rappelle pas ici) il s’en éloigne sous ce rapport.

Pendant l’instruction, Nicolas Bonnemaison a reconnu avoir utilisé de l’Hypnovel (benzodiazépine) et au moins une fois du Norcuron (de la famille des curares),

Voilà qui est encore plus étrange.

Car l’Hypnovel n’est pas en soi un produit inadéquat. C’est la molécule qui est la plus souvent prescrite pour procurer au mourant, quand c’est nécessaire (environ 25% des situations en unité de soins palliatifs), un sommeil confortable. Utilisée avec un minimum de discernement elle ne provoque pas la mort, il existe même des études très bien documentées qui montrent que la durée de vie du malade sédaté est légèrement plus longue que celle du malade qui ne l’est pas (simplement parce que la souffrance épuise le malade et que quand il cesse de souffrir il vit plus longtemps). Pour que la prescription d’Hypnovel devienne euthanasiante, il faut utiliser des doses excessives. Il faut aussi faire montre d’une singulière incompétence, car pour tuer quelqu’un il y a tout de même beaucoup plus simple. Mais j’y reviendrai.

Par contre, quand on entend parler de curare, il y a lieu d’être sidéré. Car le curare est un produit paralysant. Il provoque la mort en bloquant toute contraction musculaire, y compris celle des muscles respiratoires. Autrement dit le malade meurt d’asphyxie. Comment peut-on songer à provoquer une mort douce avec du curare ? Certes, objectera-t-on, mais avant on l’a endormi ce qui fait qu’il ne ressent rien. J’avais compris. Mais comment évaluez-vous avec certitude que vous l’avez suffisamment endormi pour qu’il ne ressente pas sa curarisation ? Parce que vous avez administré de fortes doses ? Soit. Mais s’il ne ressent rien, pourquoi voulez-vous le tuer ? Et si vous vouliez le tuer, pourquoi n’avez-vous pas simplement augmenté le sédatif ? A dose massive, cela aurait suffi.

Ce n’est pas d’incompétence (quoique) dont il s’agit ici, c’est pire. C’est que l’immense avantage du curare est que le malade peut souffrir tout ce qu’il veut, il n’a aucun moyen de le montrer car il est totalement paralysé, y compris de ses mimiques. On ne saurait mieux montrer que l’enjeu ici est de procurer une mort douce à celui qui la regarde.

Une seule famille s’est constituée partie civile au procès contre le praticien, qui a été radié de l’ordre des médecins le 24 janvier 2013.

Patricia Dhooge, l’épouse de Fernand Dhooge, l’un des patients pris en charge par l’urgentiste alors qu’il était atteint d’un cancer du pancréas aggravé par une méningite, viendra pour sa part témoigner en faveur du médecin.

Les autres familles, qui avaient le plus souvent exprimé le souhait d’éviter tout acharnement thérapeutique sur leur proche, ne souhaitent pas accabler le médecin. Les débats sont prévus jusqu’au 27 juin.

Notons ce point : car les medias nous ont répété à cor et à cri qu’aucune des familles n’a porté plainte. La vérité est que seule une famille soutient le docteur Bonnemaison. Une s’est portée partie civile ; j’avais lu qu’il y en avait deux, mais peu importe. Les autres ne souhaitent pas accabler le médecin. C’est probablement ce que j’aurais fait ; ce n’est pas un soutien.

Le Monde du 13 juin

La journée semble avoir été consacrée à l’étude de la personnalité de l’accusé. Les faits sont trop connus, je n’y reviendrai pas en détail. Ce qu’il semble c’est qu’il s’agisse d’un médecin psychologiquement fragile ; certes on en connaît d’autres, et qui n’ont pas dérapé (ou pas dans ce sens-là, car sur la peur de la mort chez les habitués de l’acharnement thérapeutique, il y aurait à dire) ; il semble aussi qu’il n’ait pas eu que des amis dans l’hôpital, ce qui peut expliquer certaines délations. Non ; ce que j’ai envie de relever c’est ceci :

(la voix du docteur Bonnemaison) a entraîné la cour et les jurés dans le quotidien de cette unité d’hospitalisation de courte durée qui accueille, au centre hospitalier de Bayonne, les patients diagnostiqués " en fin de vie ". Avant, il y avait eu le passage par le service des urgences, les examens, puis le diagnostic posé par le neurochirurgien ou l’oncologue qui concluait que le patient n’était plus opérable. " Le moins que l’on puisse dire, c’est que les autres services ne sont pas enthousiastes à l’idée de les accueillir, explique Nicolas Bonnemaison. Au fil du temps, l’unité d’hospitalisation de courte durée est devenue une solution de facilité pour les urgentistes. "

Et les voilà qui entrent au cœur des débats, ces corps meurtris, souvent très âgés, et leur noir tableau clinique. " Coma diabétique ", " accident vasculaire cérébral sévère ", " hémorragie cérébrale ", " convulsions ", " détresse respiratoire ", " relâchement des sphincters ", " escarres ".

Était-ce le cas ? Ce serait à voir. Mais s’il était avéré que cette unité était devenue cette espèce de zone où on se contentait de parquer les malades dont personne ne voulait, alors il y aurait à faire le procès de l’hôpital de Bayonne. Et j’entends par là non point le procès de l’équipe administrative, qui fait toujours ce qu’elle peut, mais celui de l’ensemble d’une communauté médicale qui n’a pas pris ses responsabilités pour les malades dont elle avait la charge. On s’étonne moins alors qu’un médecin de ce service ait perdu ses repères. Banale histoire de burn out, à cent lieues d’une affaire d’ange de la mort.

Le Monde du 14 juin

Elle (…) avait fait une grave chute. (...) Le neurochirurgien qui l’avait examinée avait estimé qu’une intervention était impossible et avait prévenu son fils unique, Pierre, que sa mère était en fin de vie. Un second médecin avait confirmé le diagnostic, et Mme Iramuno avait été hospitalisée provisoirement dans le service du docteur Bonnemaison.

Les mots écrits ont-ils un sens ? Ce n’est pas sûr. Mais ce qui est écrit c’est que l’admission de la malade dans le service du docteur Bonnemaison était provisoire. C’est là le fonctionnement normal des unités d’hospitalisation de courte durée, qui ont vocation à admettre des malades qui sont sortir très rapidement, ou qui seront rapidement orientés vers un autre service. Provisoire signifie alors qu’un projet à moyen terme était envisagé, bref que les deux médecins ayant donné leur avis avaient fait leur travail, au lieu de se contenter de rendre un verdict. Ce qu’il faudrait savoir, c’est qui se trompe, du docteur Bonnemaison qui a le sentiment que son service était considéré comme une sorte de dépotoir, ou de ses deux confrères qui se seraient donné bonne conscience et faisant mine d’élaborer un projet. Bref il est possible qu’en se croyant obligé d’agir le docteur Bonnemaison ne soit allé un peu vite en besogne. Mais il y a plus : la scène se passe à l’hôpital de Bayonne, qui dispose d’une consultation de la douleur, d’une équipe mobile de soins palliatifs et d’une unité de soins palliatifs. Cela veut dire que le docteur Bonnemaison pouvait bénéficier facilement de toute l’aide intellectuelle dont il pouvait avoir besoin.

Or il n’a rien demandé. La situation n’était pas difficile à gérer, il est très rare que ces malades atteints d’hémorragie cérébrale présentent des symptômes difficiles à gérer ; en particulier il n’y a pas de douleur notable. Le symptôme essentiel est le coma ; et pour son argumentation le docteur Bonnemaison se trouve alors face à un dilemme :
- Soit le coma était profond (cela se mesure) et le risque de souffrance était nul.
- Soit le coma était léger, voire absent, et il n’était pas possible dans la phase aiguë de poser un pronostic désespéré.

Autant dire que quand le président lui demande

- Et pourquoi cette sédation dans l’après-midi ?

Et qu’il répond :

- Parce qu’il y avait un risque de souffrance psychique.

Il n’est pas réaliste : un malade dans le coma ne présente guère de risque de souffrance psychique (redisons que, contrairement à ce qu’on lit parfois, il n’est pas difficile d’évaluer la profondeur d’un coma). Allons plus loin : la souffrance psychique est une composante difficilement évitable de toute situation de mort. À ce compte il aurait dû s’employer bien plus souvent.

On peut faire la même observation sur le reste de son explication :

Le président se tourne vers l’accusé. " Quelles sont les informations qui vous ont déterminé à procéder à une injection d’Hypnovel sur la patiente ? " Nicolas Bonnemaison se lance dans un exposé sur tous les signes cliniques qui permettent d’évaluer l’aggravation de l’état d’un patient en fin de vie.

La question n’est pas de savoir si la malade s’aggrave mais si elle présente des signes d’inconfort nécessitant une action. Or l’accusé n’en donne aucun ; il est à craindre que s’il n’en donne pas c’est parce qu’il ne peut pas le faire.

À lire la suite du compte-rendu d’audience, je suis frappé de trois choses.

La première est que ce médecin n’a pas de connaissances suffisantes en soins palliatifs. Il ne parle pas d’évaluer les inconforts, ce qui est pourtant la première étape de la démarche. Il n’est pas logique, car il ne sert à rien d’administrer un sédatif à un malade qui est déjà dans le coma. Il ignore que la démarche palliative est une démarche d’équipe. Si on ajoute foi au poignant témoignage de l’infirmière, il n’a pas accompagné sa malade, et le fils de celle-ci déclare qu’il n’a pas davantage accompagné la famille. Surtout il semble avoir confondu le fait que la malade cheminait vers la mort avec la nécessité d’une action. On a déjà eu l’intuition de cette même inadéquation de ses compétences dans un récit la semaine dernière fait à la radio : selon ce récit, à la fille d’un patient qui souhaitait une euthanasie, mais à condition (pourquoi ? C’est une autre histoire, qui mériterait d’être expliquée) que le chlorure de potassium ne soit pas utilisé, le docteur Bonnemaison aurait répliqué : « Ne vous inquiétez pas, j’utiliserai de la morphine » ; en matière d’euthanasie la morphine est l’un des produits les moins efficaces. C’est cette méconnaissance qui explique l’hallucinant dialogue entre le Procureur et l’accusé :

- Le Norcuron (un curare qu’il est reproché à l’accusé d’avoir utilisé sur certains patients), ce n’est plus de la sédation ?
- On est là pour mettre fin à une terrible agonie.

Il est significatif que le docteur Bonnemaison se voie acculé à ne pas répondre. Et qu’il ne sait toujours pas dire en quoi l’agonie de cette patiente était particulièrement pénible.

- Il entraîne bien une paralysie des voies respiratoires ?
- Il entraîne un ralentissement progressif de la respiration.
- C’est-à-dire un étouffement.
- Le patient n’en a pas la sensation.

L’accusé confond l’effet du curare et de la morphine. Ce sont les morphiniques qui entraînent un ralentissement progressif de la respiration, ralentissement dont le patient n’a pas la sensation (au sens propre il oublie de respirer) ; si on voulait, ce qui n’est pas facile, euthanasier quelqu’un avec de la morphine, c’est cette propriété qu’il faudrait utiliser. Le curare, lui, est un paralysant dont l’action est rapide et qui n’a aucune raison d’avoir un effet sur la conscience.

La seconde est l’apparente légèreté avec laquelle il agit. Je ne reviens pas sur l’évidente légèreté de ses prises de décision. Mais on lira dans le compte-rendu qu’il avait parié avec un aide-soignant que le soir même la patiente ne serait plus en vie ; ces paris sont choquants, mais outre qu’il peut s’être agi d’une simple manière de parler, ils sont fréquents, et il faut les ramener à ce qu’ils sont : un exutoire pour sa propre souffrance, tout comme on se met si souvent à rire quand on a peur ; on les retrouve souvent dans les récits de maltraitance institutionnelle, et on sait (sans que cela excuse quoi que ce soit) combien la souffrance des soignants, mais aussi leur défaut de formation, sont les ressorts essentiels de la maltraitance. Nous avons déjà vu que le docteur Bonnemaison avait à l’évidence des lacunes dans sa formation en soins palliatifs ; il reste à observer qu’il était visiblement en souffrance. Le but du système de soins n’est pas de soigner les médecins, mais il ne faut pas moins en tenir compte avant de condamner. Mais il y a un aspect encore plus surprenant de cette légèreté : c’est qu’il ne fait rien de sérieux pour cacher ce qu’il va faire ; d’ailleurs à aucun moment l’infirmière n’est dupe. Marque de courage ? Cela se peut ; le courage n’avait rien à faire là, et il aurait plutôt fallu choisir : ou bien revendiquer son acte ou bien le dissimuler. Le résultat en tout cas est qu’il a dangereusement créé les conditions nécessaires pour se faire prendre, surtout dans un environnement où il se savait des inimitiés. On songe (oh, j’y répugne car il serait indigne de comparer le docteur Bonnemaison à un serial killer) au comportement de certains délinquants qui semblent avoir organisé leur propre chute, moitié parce qu’ils fantasment une invulnérabilité, moitié parce que la seule manière d’être connu est d’être démasqué.

La troisième est encore plus caractéristique : c’est ce qui ressemble à une volonté de toute-puissance. Le matin du drame le docteur Bonnemaison s’étonne que le malade soit toujours vivante ; étrange étonnement quand on sait combien ces évolutions sont imprévisibles. Toujours est-il que ces dans ce contexte qu’il va agir. Il examine sa malade le matin, et il juge qu’elle s’aggrave. On ne dit pas qu’il répète son examen l’après-midi, ce qui permet de se demander s’il n’a pas pris sa décision dès le matin. Je n’ai bien sûr aucun moyen de dire ce qui s’est passé, au reste personne ne peut réellement le savoir. Mais je sais que j’ai déjà vu cette séquence : si grande est la peur de la mort qu’on ne supporte pas de n’y rien pouvoir, et qu’à défaut de savoir l’éloigner il faut au moins avoir l’illusion de la commander. L’euthanasie n’est rien d’autre. C’est pourquoi il s’est enfermé dans une solitude qu’il pouvait aisément éviter : la toute-puissance ne se partage pas ; là aussi, séquence tellement banale. Et il n’y a sans doute pas lieu de faire la différence entre le comportement qui l’a conduit à donner la mort à une vieille dame qui n’en avait probablement nul besoin et ne lui avait évidemment rien demandé, et cet autre comportement qui l’a conduit à décider de protéger le fils, qui là non plus n’avait rien demandé et qui est venu dire à la barre qu’en somme il n’en avait pas besoin.

Le Monde du 21 juin

L’un des inconvénients de mon entreprise est que je dois attendre que « Le Monde » fasse un compte-rendu. Depuis le début de la semaine, il n’en a présenté aucun. Pourquoi ? Il vaudrait la peine de se poser la question. On a pourtant vu défiler du monde, notamment Jean Léonetti, Didier Sicard, Bernard Kouchner, pour ne citer que ces trois noms.

Ce défilé pose d’ailleurs question : car il s’agit d’appeler des témoins. Et de quoi sont-ils témoins, ces témoins ? Ils peuvent parler de beaucoup de choses, mais sur l’affaire en cours ils n’en savent pas plus que moi. Et c’est bien le problème : il s’agit ici de juger des faits, pas de se prononcer sur une question sociétale. En agissant ainsi, en convoquant des personnes qui n’ont rien à dire sur le dossier, on ne peut manquer de transformer le tribunal en tribune, je ne suis pas sûr que la justice y gagne.

Mais enfin ils sont venus. Et je n’ai pas de compte-rendu de ce qu’ils ont dit.

A la radio, j’ai entendu que Jean Léonetti aurait fait remarquer que le procès n’est pas le procès de la loi, mais celui de faits d’euthanasie. Il a raison. Mais comme je l’ai déjà dit, le paradoxe de cette affaire est que si le docteur Bonnemaison avait seulement songé à appliquer la loi Léonetti il est probable qu’il n’aurait commis aucune de ces euthanasies. S’il a agi comme il l’a fait, c’est avant tout parce qu’il a agi seul. C’est cela sa faute, et rien d’autre.

Sur l’intervention de Didier Sicard, je trouve ceci sur le blog de Pascale Robert-Diard, journaliste au Monde :

Ce procès, a-t-il poursuivi, est celui de "l’indifférence hospitalière. Confier les malades les plus graves à un médecin seul peut aboutir à ce genre de désastre", a-t-il relevé en ajoutant que "si le médecin est animé d’une intention bienveillante [soulager la souffrance des patients en fin de vie], la médecine doit se méfier de sa propre puissance. Qu’elle ait un peu d’humilité. Qu’elle fasse l’expérience du partage. Si ce procès doit avoir un sens pour notre société, ce serait de faire en sorte que ces actes se passent de façon plus ouverte".

C’est effectivement ce que je viens de souligner. Mais il y a une autre question : comment le docteur Bonnemaison s’est-il trouvé seul ? Et je crois qu’il y a trois hypothèses :
- La première est celle dont j’ai déjà parlé : je me demande s’il ne s’est pas enfermé dans sa solitude, comme on le voit tout de même assez souvent. C’est là que se joue cette tentation de la toute-puissance dont parle Didier Sicard. Il faut se souvenir que très longtemps le paradigme de la relation médicale était dans cette « rencontre d’une confiance et d’une conscience », belle formule au demeurant, mais dont on imagine sans peine les effets pervers.
- La seconde tient à ce qu’on peut suspecter de la situation particulière du docteur Bonnemaison, dont il est notoire qu’il n’avait pas que des amis à l’hôpital de Bayonne. Mais tout de même, il n’avait sans doute pas que des ennemis.
- La troisième est celle sur laquelle il faudrait sans doute avoir un peu plus d’éléments : car le courage n’est pas la vertu dominante du corps médical, et il se pourrait qu’en effet certains praticiens aient trouvé très commode de se défausser de leurs responsabilités. J’en doute un peu cependant car non seulement les services d’hospitalisation de courte durée recrutent l’essentiel de leurs patients par les Urgences (et non par les autres services) mais encore l’hôpital de Bayonne a investi assez lourdement dans les soins palliatifs : or j’ai du mal à croire que dans un milieu comme l’hôpital de Bayonne, qui n’est pas un petit établissement mais n’est pas non plus un monstre parisien, les choses ne se sachent pas, et que les alertes ne soient pas données.

Il ne s’agit pas d’opposer une fois de plus les médecins des soins palliatifs aux militants pro-death. Cela n’a pas de sens. Si la parole des praticiens des soins palliatifs vaut d’être entendue (je n’ai pas lu qu’un seul d’entre eux ait été cité à la barre des témoins), c’est simplement parce que, de tous les médecins, ce sont ceux qui ont la plus grande pratique de la mort : à titre personnel j’ai vécu un bon millier de décès, raison pour laquelle je crois savoir de quoi je parle.

Quant à Bernard Kouchner, je l’ai entendu aujourd’hui à la radio. J’ai trouvé peu de chose à retenir de son propos, sinon peut-être qu’il n’aime pas le mot d’euthanasie ; il préfère parler de mort douce, de mort choisie, j’ai oublié la troisième périphrase. C’est cela le sophisme : comme on n’est pas certain de l’existence d’une réalité, on pense qu’il suffit de travailler sur les mots. En soi ce n’est pas ridicule (et on ferait bien de réévaluer les sophistes) : certes il existe une bonne et solide réalité, qui se moque de savoir comment on la nomme ; pour autant quand on nomme les choses on ne fait pas rien, et il est vrai qu’on les modifie. Cela pose des problèmes redoutables, dont les gender studies fournissent une assez bonne illustration.

Il ajoute que de toute manière la loi va changer. Cela se peut. La question est de savoir si un changement de la loi aurait changé quoi que ce soit au procès en cours. Que l’on sache, les projets qui traînent çà et là concernent les malades qui demandent une euthanasie, qui se soumettent à une procédure clairement définie (dont, soit dit en passant, les délais sont totalement incompatibles avec l’idée que ces malades seraient en proie à des « souffrances insupportables », mais passons), et dont l’objectif est de mettre fin à une souffrance qui ne peut être apaisée autrement. Aucun de ces critères n’est présent dans les cas soumis à la Cour d’Assises de Bayonne.

Mais dans le Monde de ce jour, on trouve un autre témoignage, nettement plus utile.

Il y a eu, encore, les mots de Marie-Pierre Kuhn, 45 ans, médecin réanimateur à l’hôpital de Bayonne et amie de Nicolas Bonnemaison. " (…) " Il y a deux phases. La phase pré-agonique dans laquelle le corps souffre, notamment les intestins. Il y a souvent une grande débâcle de diarrhée. Des convulsions. Des hallucinations.

Je regrette, mais c’est faux. On pourra lire la description de la phase préagonique dans mon article L’agonie, auquel je renvoie ; et quand les choses sont plus pénibles les techniques palliatives sont tout à fait efficaces. Les vrais problèmes ne sont pas là : ils sont que quand, car cela se produit, les choses sont plus difficiles, alors il faut mettre en place une sédation, ce qui revient souvent à abolir la conscience du malade. On ne prive pas le gens de leur conscience sans y regarder à deux fois.

Mais c’est surtout la suite qui vaut d’être lue.

Puis vient la phase agonique. Il n’y a plus d’état de conscience. C’est juste une lutte du corps contre l’oxygène qui le quitte. C’est là qu’intervient le “gasp”, le râle. Et sur cette phase-là, aucun médicament ne marche. Quand ces “gasps” sont modérés, on peut les supporter. Mais parfois, c’est spectaculaire, et quand l’agonie se prolonge, c’est vraiment terrible. "

Laissons de côté la bévue, étonnante de la part d’un réanimateur, par laquelle le docteur Kühn confond gasp et râle agonique. Je comprends simplement beaucoup mieux pourquoi elle dit que sur cette phase-là, aucun médicament ne marche, alors qu’il en existe de très simples. Ce n’est pas là le plus important ; relisons le paragraphe :

Il n’y a plus d’état de conscience. (...) Quand ces “gasps” sont modérés, on peut les supporter. Mais parfois, c’est spectaculaire, et quand l’agonie se prolonge, c’est vraiment terrible.

Nous y voici. Nous voici à la vraie question. Ce que le docteur Kühn nous dit, c’est qu’à la phase agonique le malade n’a plus de conscience ; autre bévue, car elle va un peu vite en besogne ; mais peu m’importe : si elle dit que le malade n’a plus de conscience, alors elle dit en même temps que ce n’est plus sa souffrance qui compte. Ce dont on parle ici, c’est du spectacle qu’il donne, et dont lui-même n’a aucune conscience. Ce dont on parle, c’est de la souffrance de l’entourage. Ces situations, je les connais, je les ai vécues. Cette souffrance, je la connais, et je sais très bien quels problèmes elle pose ; et ces problèmes demandent solution. Mais il y a deux mais.

Le premier est que, contrairement à ce que dit le docteur Kühn, nous ne sommes pas sans moyens ; sans même parler de médicaments qui pourtant sont fort efficaces, je n’ai jamais vu un râle agonique résister à une posturation bien faite. Le gasp est un autre problème, mais il est bien rare que cela dure plus de quelques instants.

Le second est bien plus grave : quel principe introduirions-nous dans notre contrat collectif si nous admettions qu’il est possible de donner à un malade un traitement dont il n’a pas besoin, au motif que d’autres ont besoin qu’il le prenne ? On vient nous raconter que l’euthanasie est un acte d’humanité envers le malade, alors qu’il s’agit de soulager celui qui le regarde. C’est important, de soulager celui qui le regarde. Et il est tout à fait vrai que quand, appliquant la loi Léonetti, on a décidé d’endormir un malade qui souffre, il faut parfois attendre le décès pendant un temps interminable ; nous avons tous vécu cela. Mais le malade, lui, ne souffre plus. Ce n’est pas ici le lieu, mais on ferait bien de réfléchir à ce qui, dans le mourir, se passe dans le regard, dans le spectacle donné ; ou dans celui qu’on croit donner. Sans doute parce que la mort, justement, n’a pas d’image.

Le Monde du 26 juin

Le compte-rendu est intégralement consacré au réquisitoire de l’Avocat Général. C’est une bonne décision, car c’était sans doute cela qui comptait le plus. Je reste à regretter, et je montrerai pourquoi, qu’on n’ait pas eu de détails sur la déposition des experts, et qu’on ait si peu entendu les familles. Bref ce procès aurait mérité une autre couverture. Mais passons, ce qui est fait est fait.

Que commenter ?

D’abord sans doute cette remarque : Mon regard sur vous a changé. Non, vous n’êtes pas un assassin. Non, vous n’êtes pas un empoisonneur au sens commun de ces termes. Et il y a deux points qui me semblent essentiels.

D’abord, qu’en effet les mots du droit sont fort mal adaptés à ce type de situations. Je faisais remarquer voici quelques jours qu’on n’a jamais vu un magistrat confondre une décision de non-acharnement thérapeutique et une mise en danger de la vie d’autrui. Il en va de même ici : un assassin, tout le monde voit ce que c’est, et le docteur Bonnemaison est tout ce qu’on veut sauf un assassin. Un empoisonnement, tout le monde voit ce que c’est (on sait même pourquoi cette manière de tuer était plus sévèrement réprimée que les autres), et l’euthanasie est tout ce qu’on veut sauf un empoisonnement. Non ; pour aborder ces questions, il faut d’autres mots et d’autres concepts. Cela valait aussi pour Christine Malèvre.

Mais ensuite il y a cet étrange aveu : Mon regard sur vous a changé. Est-ce à dire que l’Avocat Général avait, un temps, cru qu’il poursuivait un assassin ? Si c’est le cas, alors ce ne sont pas seulement les mots du droit qui sont inadaptés, ce ne sont pas seulement les concepts, ce sont aussi les cerveaux.

Mais le réquisitoire se poursuit : Pour autant, je maintiens l’intégralité de mes accusations. Et il a bien raison : il importait de rappeler ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Accuser est une chose, requérir en est une autre.

" De ces débats, de la souffrance qu’ils ont exprimée, de la difficulté d’exercer le métier de médecin qu’ils ont révélés, nul ne sortira indemne et certainement pas moi ", a-t-il poursuivi. Et certes on le comprend. Même si cela ne fait qu’accroître le malaise : car de tels procès se préparent, et s’il l’avait voulu il aurait trouvé sans peine des médecins pour lui expliquer cela, tranquillement dans son cabinet, ou même chez lui autour d’un verre. Il aurait surtout trouvé (combien en a-t-on appelé à la barre ? Le nombre de ceux qui sont venus dire qu’ils ont pratiqué des euthanasies, nous le connaissons, il était grand) des médecins pour lui expliquer comment, dans leur pratique quotidienne, ils assurent des fins de vie paisibles à des malades autrement difficiles que ceux du docteur Bonnemaison sans qu’il soit pour cela nécessaire de les tuer.

Mais l’avocat général a aussitôt rappelé à la cour et aux jurés le cadre et les limites du dossier qu’ils ont à juger. " L’euthanasie n’est pas notre sujet. Les directives anticipées, l’acharnement thérapeutique ne nous concernent pas davantage. Nous ne sommes pas là pour dire si la loi Leonetti est bonne, si elle est insuffisante, si elle est imparfaite. La loi, elle s’applique telle qu’elle existe. Nicolas Bonnemaison est là parce qu’il a donné la mort à des patients qui ne la demandaient pas. Nous sommes dans le droit commun. Celui qui, selon le code pénal, dit qu’il est interdit de tuer. "

Cela me semble rapide. Car, redisons-le : les choses sont trop mêlées pour qu’on les distingue, et si le docteur Bonnemaison a commis une faute, ce n’est pas d’avoir tué des malades, c’est de s’être enfermé dans sa solitude, c’est d’avoir méprisé la loi Léonetti : aurait-il seulement pris conseil de ses confrères que rien de tout cela ne serait arrivé. Il est difficile de reconnaître que le docteur Bonnemaison n’est pas un assassin et dans le même temps de lui opposer le Code Pénal. Bien sûr il a tué. Mais c’est une autre faute qui l’a conduit à commettre cette faute.

Par ailleurs, si on ne voulait pas que ce procès dérape comme il l’a fait, si on ne voulait pas en faire le procès de l’euthanasie ou de la loi Léonetti, il fallait éviter d’appeler à la barre des témoins qui n’étaient témoins de rien. Et si on tenait à débattre, il fallait appeler des praticiens de terrain. De ceux dont la mort est le métier, et ce sont les gériatres, les réanimateurs, les médecins de soins palliatifs ; je n’ai entendu parler que d’un cardiologue, il est vrai qu’il est député, et d’un interniste, il est vrai qu’il a été président du Comité Consultatif National d’Éthique ; ni les cardiologues ni les internistes n’ont le quart de l’expérience de la mort qu’ont les bougres comme moi. En particulier je n’ai pas entendu dire qu’on ait convoqué les praticiens de soins palliatifs de l’hôpital de Bayonne. Leur version aurait pourtant été intéressante, notamment pour éclairer cette question qui reste obscure : pourquoi le docteur Bonnemaison était-il aussi seul ?

Mais nous voici au point crucial :

Pour Marc Mariée, l’affaire Bonnemaison tient dans cette " limite infime " entre " mettre en place une sédation qui peut abréger la vie " et " une sédation pour abréger la vie ". Et, selon lui, c’est la deuxième voie qu’a choisie Nicolas Bonnemaison pour sept de ses patients. L’accusé, affirme-t-il, " avait une parfaite conscience de se situer dans l’interdit. Il va lui-même chercher des ampoules d’Hypnovel ou de Norcuron.

Car dans ce procès, l’essentiel de l’enfumage a porté sur ce point précis. Alors, quitte à ne pas être cru (et je ne serai pas cru), quitte à me faire taxer de parti pris et de mauvaise foi (et je le serai), je vais redire les choses telles qu’elles sont :
- Lorsque la sédation est pratiquée avec le discernement nécessaire, elle n’abrège pas la vie ; mieux, elle la prolonge. Au reste elle est couramment pratiquée en réanimation pour mettre transitoirement un cerveau au repos, ou pour aider un malade qui par ailleurs va guérir à supporter l’agressivité des soins.
- La sédation réalise une anesthésie générale ; je ne connais personne qui conteste l’efficacité des anesthésies générales.
- Le problème posé par la sédation est qu’elle prive le malade de sa conscience, ce qui est cher payé. Pour cette raison elle ne saurait être une solution de facilité, pour l’équipe comme pour l’entourage, mais doit rester une décision de dernier recours.
- Il peut se produire que, pour obtenir la sédation désirée, on soit amené à se rapprocher des doses toxiques. Dans ce cas et dans ce cas seulement la sédation peut abréger la vie. Mais ce n’est nullement la situation générale.
- Et si on agit délibérément, alors il est parfaitement possible de pratiquer une sédation pour abréger la vie. L’inconvénient est que c’est stupide, car il y a beaucoup plus efficace. L’avantage est que cela joue avec les limites, ce qui permet à la mauvaise foi de tenir lieu de bonne conscience.

Reste cette histoire de Norcuron. Je suis très surpris qu’on en parle ainsi, et j’en suis à me demander si on a songé à appelé à la barre un pharmacologue qui explique une bonne fois ce qu’est le Norcuron. C’est une drogue qui n’a rien à faire dans l’arsenal des produits utilisés pour une sédation. Je consens qu’on puisse se tromper sur une dose d’Hypnovel, ce n’est pas toujours facile ; je sais qu’il arrive qu’on ait la lâcheté d’administrer de l’Hypnovel en espérant bien qu’on va se tromper de dose. Mais quand on va chercher un médicament dont la seule utilité dans ce contexte est de paralyser les muscles respiratoires, c’est qu’on a décidé de tuer.

Le reste du réquisitoire semble avoir été remarquable. Sauf peut-être la dernière phrase : " Vous avez agi en médecin mais en médecin qui s’est trompé. ". Trompé… Je tiens ce mot pour maladroit. Car il ne s’est pas agi d’une erreur médicale.

Le Monde du 26 juin :

Voilà. C’est terminé. Et le docteur Bonnemaison est acquitté.

Je le redis : il aurait été inhumain, et passablement absurde, de le condamner à une peine qu’il aurait eu à purger. Les cinq ans sursis du Parquet étaient bien adaptés, surtout assortis du refus de requérir son interdiction d’exercer.

Mais il y a d’autres conséquences à tirer de ce jugement. Lisons les attendus :

La cour et le jury ont constaté que Nicolas Bonnemaison avait agi dans un contexte bien spécifique de l’unité d’hospitalisation de courte durée de l’hôpital de Bayonne où il avait en charge sept patients en fin de vie, très âgés pour la plupart, atteints d’affections graves et reconnues comme incurables, pour lesquelles les traitements avaient été arrêtés préalablement et conformément à la loi.

La loi dont on parle ici est la loi Léonetti. Ce que les jurés disent, c’est que les décisions d’arrêt de soins ont respecté la procédure collégiale qu’elle prescrit, que les familles et la personne de confiance ont été consultées, etc. Cela m’avait échappé dans les comptes-rendus des débats.

Et un détail passe comme une lettre à la poste : sept patients en fin de vie, très âgés pour la plupart. L’âge des patients est donc considéré comme une excuse. Cela aussi m’avait échappé.

Estimant de bonne foi que ces patients souffraient physiquement et psychiquement, il a procédé à l’injection dans cinq cas d’Hypnovel, en recherchant une sédation des patients sans qu’il soit établi par les débats que ces sédations avaient pour but le décès des patients.

Or il est admis de façon générale que l’Hypnovel est un produit qui peut être utilisé pour la sédation en phase terminale, même s’il peut avoir à terme des effets létaux non recherchés.

En somme on acquitte le docteur Bonnemaison au bénéfice du doute sur ses intentions. J’avais cru lire qu’il avait lui-même assumé son intention d’abréger la vie des patients en question.

S’il apparaît que M. Bonnemaison a procédé lui-même à ces injections, qu’il n’en a pas informé l’équipe soignante, qu’il n’a pas renseigné le dossier médical des patients, et qu’il n’en a pas informé les familles à chaque fois, pour autant, il n’est pas démontré que, en procédant à ces injections, il avait l’intention de donner la mort aux patients au sens de l’article 221-5 du code pénal.

Ceci, par contre, est sans doute légitime, comme je l’ai indiqué : on a du mal à assimiler l’euthanasie à un assassinat. Mais de deux choses l’une : ou il existe un moyen de qualifier l’acte d’euthanasie, et il fallait le prendre, ou il n’y a aucun moyen et la question ne se posait pas.

Concernant le Norcuron, que le docteur Bonnemaison a injecté de façon certaine à une reprise sur Mme B., son utilisation n’était pas absolument établie pour le décès de Mme T. La cour a constaté que son utilisation, bien que non recommandée en phase de sédation terminale, était néanmoins controversée. En tout état de cause, la cour et le jury ont relevé là aussi que l’intention homicide du praticien n’était pas établie. "

Et sur ce point les bras me tombent. Mais j’en ai déjà parlé.

Que conclure, sinon que le jury a fait tout ce qui était en son pouvoir pour accréditer l’hypothèse que le docteur Bonnemaison a procédé non à des euthanasies mais à des sédations ?

Ce qui est acté, en tout cas, c’est que la loi Léonetti n’a plus lieu d’être respectée, et que ce jugement restitue au médecin, il était grand temps, son droit de tout se permettre.

P.-S.

Redisons-le : je n’ai fait que commenter les comptes-rendus du Monde. Certaines questions que je pose, certaines lacunes que je relève, ne sont peut-être liées qu’au caractère partiel de ces comptes-rendus. Et si la journaliste avait en réalité choisi d’ignorer telle ou telle partie des débats ? Cela arrive. Et souvent cela reflète une position personnelle. Mais alors je n’y pourrais rien. Mais peu importe : le but de l’exercice auquel je me suis livré était de réfléchir, non sur ce qui s’est passé, car je n’y étais pas, mais sur ce qu’on nous en a dit.