Vincent Lambert Le jugement de Châlons sur Marne

11 | par Michel

Pour le médecin que je suis la décision du Tribunal Administratif de Châlons en Champagne est choquante.

Commençons par une précaution, car l’honnêteté intellectuelle commande en effet de rappeler deux points :
- En premier lieu, que pour dire ce qu’il en est de la situation réelle de Vincent Lambert, il faudrait être près de lui, ce qui n’est pas le cas. C’est bien d’ailleurs là la première chose qui choque dans la décision du Tribunal : comment peut-on seulement se permettre d’avoir un avis autre que théorique sur une telle situation ? Mais j’y reviendrai.
- En second lieu, que selon ce qu’on nous dit le tribunal a statué sur la requête des parents du malade, qui sont décrits comme des catholiques traditionalistes, assistés d’avocats dont l’un au moins travaille notamment pour Civitas. Ces indications incitent à penser qu’on pourrait se trouver en présence d’une affaire montée (au moins en épingle) par une sorte de lobby pro-life. Il nous faudra faire abstraction de cette donnée : on peut être pro-life et avoir raison, au moins sur un point, au moins dans un cas.

A ce qu’il semble, il s’agit d’un patient qui à la suite d’un accident se retrouve en état végétatif chronique ; cet état est stable depuis quatre ans ; il est hors d’état de parler ; il présente certains troubles de comportement que l’équipe soignante interprète comme un refus de soins, notamment un refus de l’alimentation artificielle ; les proches disent qu’avant son accident il avait tenu des propos indiquant qu’il ne serait pas favorable à un tel maintien en vie. Après une longue concertation l’équipe a donc choisi d’arrêter l’alimentation artificielle. C’est cette décision que ses parents contestent, c’est cela que le Tribunal Administratif vient d’interdire.

Précisons tout de suite que l’état de Vincent Lambert, s’il est conforme à ce récit, doit être considéré comme définitif et non susceptible d’amélioration. On sait pourtant qu’il existe des cas de réveil très tardif (ou encore on se souvient de l’affaire Karen Quinlan, qui a vécu neuf ans après l’arrêt de sa réanimation). Mais dire cela c’est poser la question de l’acharnement thérapeutique : l’acharnement thérapeutique n’est pas absurde, car il est bien vrai qu’ « il y a toujours une chance » ; mais si on dit cela, alors précisément on justifie tous les acharnements ; refuser l’acharnement thérapeutique, c’est avoir le courage, non de dire qu’il n’y a aucune chance, mais de dire qu’il y en a une et qu’on va y renoncer parce que la probabilité est trop faible et que le prix à payer pour le malade est trop élevé ; situation non point binaire mais incertaine, et dans laquelle il faut néanmoins, et la peur au ventre, décider.

Ce que le Tribunal Administratif a décidé, c’est plusieurs choses :

La première est que la Loi Léonetti s’applique. C’est un point important, et positif. Car l’un de arguments des requérants était que Vincent Lambert n’est pas en fin de vie, ce qui est exact, et que donc la loi Léonetti ne s’applique pas, ce qui est faux. La loi Léonetti, dont on se souvient qu’elle a été votée à la suite de l’affaire d’un autre Vincent, ne se limite nullement aux situations de fin de vie, il suffit pour s’en convaincre de relire l’article L1111-4 du Code de la Santé Publique. Un autre des arguments était que Vincent Lambert n’était pas malade mais « simplement » handicapé ; les plaignants ne se sont sa doute pas avisés que s’il n’est pas malade sa place n’est pas dans un hôpital, mais passons ; le Tribunal a remarqué que la Loi Léonetti ne se limite pas au cas des malades.

Mais le Tribunal Administratif a dit trois choses qui me semblent très graves.

Il a parlé de l’alimentation artificielle. Il en a dit que c’est un traitement et non un soin, ce en quoi il a raison (ou plutôt il aurait raison si cette distinction entre soin et traitement était autre chose qu’un distinguo filandreux introduit dans les débats pour circonvenir, précisément, les composantes les plus réactionnaires du Parlement, alors qu’on a du mal à lui trouver un sens ; passons encore). Mais il a décidé que ce traitement n’était « ni inutile ni disproportionné, et n’avait pas pour but le seul maintien artificiel de la vie », ce qui après tout serait son droit, même contestable, s’il ne disait pas aussi que l’alimentation artificielle avait « pour but de pallier une défaillance vitale ». Moi, si on m’explique comment un traitement qui a pour but de pallier une défaillance vitale ne vise pas à prolonger la vie, je veux bien. Ajoutons que l’alimentation artificielle n’a ici pas d’autre but, étant donné que les inconforts pouvant résulter de son arrêt sont parfaitement gérables par les moyens habituels des soins palliatifs.

Il a parlé de la manière dont l’équipe a interprété les manifestations de Vincent Lambert. Et il a osé écrire : « C’est à tort que le CHU de Reims a considéré que M. Lambert pouvait être regardé comme ayant manifesté sa volonté d’interrompre ce traitement ». On reste sidéré. Mais de quel droit ? Mais de quoi se mêle-t-il ? Comment peut-on à la fois dire que les soignants n’ont pas bien regardé Vincent Lambert et, tranquillement assis derrière son bureau, porter un jugement alors qu’on ne l’a pas regardé du tout ? On aurait pu comprendre que, statuant en référé c’est-à-dire en urgence, le Tribunal demande un délai, mais non : il a jugé. Il n’a même pas songé à se déclarer incompétent, de sorte que pour tous, médecins malades, bien portants, il est désormais acté que les questions de vie et de mort sont des questions administratives.

Il a dit enfin que si les choses sont ce qu’elles sont c’est notamment parce que Vincent Lambert n’avait pas désigné de personne de confiance, ni rédigé de directives anticipées. Après tout, ce serait là un rappel salutaire : il serait bon que, malade ou non, jeune ou vieux, chacun d’entre nous réfléchisse sur de telles démarches. Mais les juges semblent méconnaître gravement que s’il l’avait fait cela n’aurait pas suffi à trancher la question, car si la loi Léonetti oblige à consulter la personne de confiance et à lire les directives anticipées elle laisse aux médecins, et c’est judicieux, la responsabilité de nuancer en fonction de la situation réelle, laquelle ne correspond pratiquement jamais à ce que le malade avait prévu. Non seulement le jugement introduit une espèce de reproche envers le malade qui n’a pas pris ses dispositions, mais il insinue que s’il l’avait fait alors ces dispositions auraient été opposables, ce qui n’a aucun sens en pratique.

Voilà pourquoi ce jugement est choquant, pour ne pas dire plus. Et voilà pourquoi il est désastreux d’entendre le chœur de ceux qui prétendent que, décidément, la loi Léonetti ne suffit pas, alors qu’il s’agit d’un cas où, les professionnels l’ayant appliquée de manière exemplaire, il a fallu que l’instance judiciaire la rende inopérante. Le résultat de tout cela est que les intégristes qui ont monté ce micmac n’ont rien fait d’autre que se tirer une balle dans le pied, hâtant ainsi l’avènement de la légalisation de l’euthanasie contre laquelle ils prétendent lutter.

Il y avait deux choses à discuter dans cette affaire.

La première est que l’équipe soignante a pris sa décision en interprétant les signes donnés par le malade. Et que cette interprétation est contestable. Mais interpréter c’est notre job ; on nous paie pour ça ; et nous devons le faire devant tout ce que le malade nous revoie, et nous savons bien qu’il nous faut le faire y compris quand il parle, y compris quand ses propos semblent clairs. C’est ainsi ; c’est ainsi comme chaque fois que des humains ont affaire à d’autres humains. Qui veut s’affranchir de cette incertitude n’a qu’à se faire soigner par des machines.

L’autre chose est que si Vincent Lambert n’est pas en fin de vie, si par ailleurs son confort est assuré, alors il n’est pas urgent d’arrêter son alimentation ; on pourrait soupçonner que les motifs de cette proposition sont purement économiques, et qu’il s’agit d’arrêter, non une vie insupportable, mais une vie qui n’a pas de sens. On rappellerait alors les dangers ; on rappellerait qu’en 1923 Binding et Hoche proposaient précisément l’euthanasie des malades « dont la vie ne vaut pas la peine d’être vécue », c’est-à-dire notamment les malades mentaux et les handicapés. C’est vrai. Mais ce que les soignants de Reims nous disent, c’est que pour eux Vincent Lambert manifestait son opposition aux soins, ce qui est différent ; je veux bien qu’on les soupçonne de se tromper (pourquoi les jugerait-on malhonnêtes ?), mais je rappellerai que, tout de même, cela fait plus d’un an et demi qu’ils se posent la question.

Non, ce jugement me choque.

Une chose me console : il arrive alors que je viens de prendre ma retraite.

Une chose m’inquiète : si je suis retraité, c’est parce que j’arrive à un âge où la maladie est une hypothèse à envisager.