Problématique de la vérité Inédit. Ce texte a été actualisé le 15 janvier 2012

8 | (actualisé le ) par Michel

La question de la vérité n’est pas vraiment la plus facile à aborder, de sorte qu’il me semble nécessaire de démarrer d’un peu loin. Le plus simple peut-être serait, à titre de métaphore, de partir d’une expérience : c’est une expérience que chacun peut faire, que chacun doit faire.

Supposons que je me mette à parler ; comme je parle l’autre entend ma voix. Moi aussi j’entends ma voix ; et pourtant, je n’entends pas la même chose que lui. Lui, il entend les vibrations qui sont transmises par l’air à partir de mes cordes vocales. Moi j’entends cela aussi, bien sûr ! Mais en plus j’entends les vibrations qui sont transmises par mes cordes vocales à travers ma tête. Cela fait que le timbre de la voix que j’entends n’est pas celui que l’autre entend. C’est ce qui explique que quand j’entends une conversation au magnétophone je reconnais instantanément sa voix, mais que je ne reconnais pas la mienne, et que quand je la reconnais je ne l’aime pas. Alors on dit : c’est le magnétophone qui marche mal ; mais c’est faux : sa voix à lui n’est pas déformée, c’est seulement la mienne ! et ma voix au vrai n’est pas déformée : simplement je n’ai pas l’habitude de l’entendre. L’autre entend ma voix alors que moi je ne l’entends pas.

De la même façon, je ne vois jamais mon visage. Le miroir ne me renvoie qu’une image symétrique, et ce n’est pas la même. C’est ce qui fait que sur la photographie je reconnais instantanément le visage de l’autre, mais que le mien a toujours à mes propres yeux quelque chose d’étranger. Et je pourrais multiplier les exemples.

C’est le grand drame de l’étant que de ne pouvoir se contempler du lieu d’où il contemple les autres : je ne peux jamais me regarder comme je regarde autrui.

Ceci n’est d’ailleurs pas seulement négatif : c’est ce qui fait que j’ai une identité. Tout l’univers en effet est accessible à mes yeux ; pour les étoiles il y faut le télescope, pour les microbes le microscope, mais enfin, au moins symboliquement, je peux tout voir. Tout sauf une petite partie : moi. Moi, par définition, c’est le point aveugle, c’est cette partie de l’univers qui me sera à tout jamais inaccessible parce que, quoi que je fasse, elle sera toujours derrière mes yeux. De ce point de vue (de ce seul point de vue, naturellement !) je suis, et je ne suis, que ce qui pour moi ne peut faire l’objet d’aucune connaissance : je ne connais que l’autre, et seul l’autre me connaît.

Or il se trouve que le médecin est par nature celui qui sait sur l’autre des choses que l’autre ne peut pas savoir. Et s’il les sait ce n’est pas en raison d’une compétence ou d’une technique, c’est par nature. Tout médecin que je suis je ne peux m’examiner moi-même : je peux m’écouter le cœur (enfin, il me faut un outil), je peux m’écouter les poumons (c’est moins simple) mais comment vais-je me palper le ventre ? M’examiner le dos ? Naturellement j’arrive à me soigner, mais simplement parce que l’essentiel du diagnostic se fait à l’interrogatoire, et que je parviens à peu près à m’interroger. Reste que j’ai besoin de l’autre pour savoir ce qu’il en est de moi. C’est à se demander si la maladie peut exister en dehors d’une relation. Et on comprend aussitôt que la question de la vérité n’est pas importante : elle est tout simplement centrale  ; il n’y a de médecine que dans la mesure où il y a une question de la vérité.

L’obsession de dire :

Donc il est dans la nature du médecin de savoir sur l’autre ce que l’autre ne peut savoir, et ça le gêne. Il y survit, mais il est gêné, et il l’est chaque fois qu’il découvre sur l’autre des choses que l’autre ne sait pas. C’est comme si, en rentrant symboliquement dans son corps, j’avais commis une effraction/infraction, une espèce de sacrilège, qui est à peu près superposable à celui qu’on commettait quand on bravait l’interdit de disséquer les cadavres. Et cette analogie n’est pas fortuite : l’habitude d’examiner les gens est en médecine relativement récente. Pendant très longtemps en effet on ne touchait pas le malade, notamment parce qu’on ne savait pas le toucher. Il a fallu d’abord disséquer les cadavres pour comprendre que, à cet ensemble de symptômes dont il est mort, correspondait une lésion ; après quoi on a pu inventer des signes et des techniques d’examen permettant en somme de prévoir ce qu’on trouverait si on ouvrait. L’examen médical réalise une dissection sur le vivant.

A cette gêne le soignant réagit en général par un phénomène qu’il convient d’appeler le complexe du coiffeur.

Quand Apollon eut fait pousser des oreilles d’âne au roi Midas, celui-ci se couvrit la tête d’un bandeau pour les dissimuler. Mais il y avait son coiffeur, et devant lui il fallait bien retirer le bandeau. Alors il fit venir son coiffeur et lui fit jurer, naturellement sous peine de mort, que jamais il ne révélerait son secret. Le coiffeur, qui n’avait sans doute guère le choix, promit, et immédiatement il se sentit très mal, envahi qu’il était par le secret qu’on lui avait confié. Alors il sortit, creusa un trou dans la terre, cria dans le trou : « Midas a des oreilles d’âne ! » et reboucha le trou, après quoi il se sentit nettement mieux. Et les roseaux poussèrent sur le bord du trou, et le vent soufflant dans les roseaux s’en allait répétant : « Midas a des oreilles d’âne », ce qui fait qu’on l’a su.

Le complexe du coiffeur est la première chose à considérer quand on examine le comportement des soignants face à la question de la vérité.

Les positions classiques [1] :

Il y a principalement trois types de réaction face à la vérité.

Le premier type de réaction pourrait être qualifié de mode américain, bien que ce soit très abusif ; il se résume à un principe : toujours et en toutes circonstances on dit tout à tout le monde. Cela permet de satisfaire aux exigences du coiffeur, et présente de surcroît un immense avantage : dans la mesure où on a édicté un principe qui s’impose, on n’a plus à réfléchir, on n’a plus à se demander ce qu’on a à faire. Donc on n’a pas d’angoisse, mais on n’a pas davantage à rencontrer son patient pour savoir de quoi il a vraiment besoin ; on sait ce qu’on a à faire : on dit.

Le second type de réaction est tout à fait opposé, et pourrait (toujours aussi abusivement) être qualifié de mode français ; il se résume à un principe : jamais en aucune circonstance on ne dit quoi que ce soit à qui que ce soit. Naturellement le coiffeur n’y trouve pas son compte, mais cet inconvénient est compensé par le fait que le médecin, dans le secret de sa conscience, garde pour lui les découvertes qu’il a faites et que cela le valorise quelque peu ; on est content de souffrir, quelquefois. Par ailleurs le résultat final est identique pour le soignant : il y a une loi, on sait ce qu’on a à faire, donc on n’a pas besoin d’assumer le problème, encore moins de rencontrer l’autre. On n’a que faire de son désir, on n’a pas à se demander s’il est en recherche de vérité ou pas, on ne dit rien et la question est réglée.

Il y a encore un avantage appréciable : dans la mesure où ces deux attitudes sont posées comme des extrêmes, on peut réduire systématiquement le débat sur la vérité à un choix entre ces deux termes. Cela évite de se demander s’il n’existe pas un juste milieu, ou une troisième voie, ou surtout si par hasard ces deux options ne seraient pas, in fine, tout simplement identiques. Cette technique est d’usage courant en politique : on présente deux idées qui ont l’air de s’opposer et on ajoute que la vérité se trouve entre les deux, ce qui permet d’éviter les désagréments de l’imagination. Cela permet d’oublier que les deux attitudes sont en réalité les mêmes, qu’elles visent à diminuer l’angoisse du soignant [2] et non à traiter le problème, et cela dispense de chercher plus loin. Il est toujours utile de savoir circonscrire les débats.

Il existe une troisième attitude, qui commence à se répandre de plus en plus, et qui est de demander comment on doit s’y prendre pour annoncer la vérité au malade. C’est beaucoup plus subtil, c’est beaucoup plus humain, c’est beaucoup plus intéressant... mais c’est tout aussi faux.

Car celui qui demande comment il doit s’y prendre sous-entend qu’il y a là quelque chose qui est de l’ordre de la technique : s’il dit ça je réponds ça, s’il fait ça je fais ça. La technique est certes très utile : elle permet de faire un peu moins d’erreurs, et Dieu sait s’il est facile d’en commettre quand on agit à la légère ; elle permet de baliser le terrain, de canaliser la relation, de l’optimiser, de la rendre plus efficace ; mais il y a une rançon : c’est dans le même mouvement qu’on balise et qu’on bétonne.

Quiconque demande comment il doit s’y prendre pour annoncer la vérité au malade est guidé par le désir de limiter les surprises, de diminuer la place de l’inattendu. Et c’est un obstacle majeur dans ces situations où c’est précisément l’inattendu qui compte ; en cette matière, ce qui me guide c’est ce que je ne sais pas. Les Juifs au désert étaient guidés par la nuée ; ils la voyaient, mais ce qu’il y avait dedans ils ne le savaient pas.

Demander comment on doit s’y prendre, c’est commettre l’erreur du livre de pédagogie. Il faut haïr les livres de pédagogie, les Dolto, les Brazelton et autres, et ceci pour la seule raison qu’ils ont été écrits. Car lorsqu’il naît un enfant, il n’est jamais livré avec notice de montage ; et le temps que les parents passent à lire le livre est autant de temps qu’ils ne passent pas à regarder l’enfant.

A la fin du Moyen-Age il s’est passé quelque chose d’extraordinaire : les peintres ont trouvé une nouvelle manière de peindre les fleurs. Ils sont sortis, ils ont cueilli des fleurs, ils les ont mises dans des vases et ils ont peint les fleurs. Il faut dire qu’auparavant on procédait autrement : quand on voulait peindre une fleur on prenait un livre, on lisait la description de la fleur et on la peignait. Le résultat était différent, d’autant que généralement l’auteur du livre n’avait pas, lui non plus, regardé la fleur.

Quand le médecin reçoit une mère pour un problème d’éducation, il doit l’écouter longuement, et examiner avec elle sa demande avec soin. Mais sa réponse est univoque : « Madame, faites à votre idée, ce sera bien ; du moment que c’est votre idée : pas celle de la belle-mère ; ou celle de la voisine ; ou la mienne ; ou celle du livre ; non : votre idée ». Et cela marche : ou bien cette mère n’est pas complètement perdue et elle va effectivement trouver une solution, ou bien elle l’est et elle se perdra encore plus dans le livre. Et je me demande quelle image de l’existence on donne à nos enfants quand on leur laisse ainsi entendre que l’apprentissage de la vie serait de l’ordre du savoir alors que c’est tout simplement de l’ordre du voir.

Quelques évidences :

Il est nécessaire maintenant de rappeler quatre évidences.

La première est que le médecin a deux rôles. D’une part il est chargé de remettre le sujet en harmonie avec son milieu : être malade, c’est se trouver en difficulté pour vivre dans son milieu habituel. D’autre part il est chargé de prédire l’avenir : le patient vient le voir pour qu’il lui dise ce qui va lui arriver (et si faire se peut pour trouver le moyen que les choses se passent autrement). On notera que ces deux fonctions sont celles de tout sorcier, de tout prêtre.

La seconde est que le diagnostic n’a aucune importance. Le rôle du médecin n’est pas de faire des diagnostics mais des pronostics. Chacun sait que pour pouvoir dire ce qui va se passer le mieux est d’avoir compris ce qui se passe ; mais le diagnostic n’est que l’instrument du pronostic. La vérité qui compte n’est donc pas celle du diagnostic, mais celle du pronostic. A u reste le malade ne s’intéresse nullement au diagnostic : certes il est de bon ton dans notre culture de faire mine de questionner sur la mécanique du corps ; mais ce malade qui consulte parce qu’il tousse n’a que deux désirs : ne plus tousser, pourvu naturellement que je lui garantisse que le traitement est sans danger (et pas trop désagréable), et apprendre que cette toux n’annonce rien de fâcheux. Quand il demande : « Qu’est-ce que j’ai ? », il demande en fait : « Qu’est-ce que je n’ai pas ? », c’est-à-dire : « Que déclare ce symptôme au sujet de ma propre fin ? ». Et l’on voit immédiatement le problème : si le diagnostic est de l’ordre du vrai ou faux, car ce malade a ou n’a pas un cancer, le pronostic est de l’ordre de la supputation : son cancer le tuera ou non ; il s’ensuit que la seule vérité qui compte est celle du pronostic, mais que le pronostic n’est pas de l’ordre de la vérité... On voit aussi que la seule question est : « Est-ce que je vais mourir ? ». Encore n’est-ce pas exactement la question, car à celle-ci la réponse est : « Évidemment, vous allez mourir ; moi aussi, d’ailleurs ! ». La question serait plutôt : « Est-ce que je vais mourir bientôt  ? », mais ce n’est toujours pas cela : car on sait bien qu’une telle question il n’y a pas de réponse ; le moyen le plus sûr de se ridiculiser est d’essayer de prévoir la date d’un décès. Le véritable énoncé est : « Est-ce que vous croyez que je vais mourir bientôt ? ». Et on constate immédiatement que la question de la vérité n’a de sens que dans une relation.

La troisième évidence est le principe du coiffeur : si le médecin est tenu de répondre à toutes les questions qu’on lui pose, il est tout aussi tenu de ne répondre à aucune des questions qu’on ne lui pose pas. La situation comporte tout de même suffisamment d’indices pour que le patient ait un peu la puce à l’oreille, et s’il ne pose pas de questions il se peut qu’il ait ses raisons. A l’époque romaine, quand quelqu’un voulait connaître l’avenir, il allait voir le prêtre. Celui-ci prenait un poulet, l’ouvrait, regardait à l’intérieur et disait au consultant : « Vous mourrez dans six mois ». On continue d’agir de la même manière. A ceci près que le prêtre s’est fait chirurgien, et qu’il lit dans les propres entrailles du consultant. Mais la problématique n’a guère changé. Le médecin a pour rôle de remettre le sujet en harmonie avec son milieu et de prédire l’avenir. Mais on ne lui demande pas nécessairement les deux. Ce sujet vient me voir parce qu’il tousse. Ce qu’il veut, c’est simplement ne plus tousser. Et voici que, par hasard, par raccroc, je découvre qu’il tousse parce qu’il a un cancer du poumon, et qu’il a peu de chance de passer l’année. Il vient me parler de son présent, et voici que je peux lui prédire son avenir. Mais il ne m’a jamais demandé de lui prédire l’avenir ! Et je ne dois pas le lui annoncer. Naturellement, je ne puis envisager de garder purement et simplement pour moi ce que j’ai appris ; il va bien falloir que je trouve le moyen de lui faire part de mes découvertes. Mais on voit aussitôt sans peine que la vérité est un chemin, et que nous irons sur ce chemin au rythme de ses questions et non au rythme de mes réponses. Et que le droit de savoir ne saurait masquer le droit d’ignorer.

Évidemment, cette procédure pose question : et si le malade a des dispositions à prendre ? Ne risque-t-on pas de lui faire perdre un temps précieux ? Qu’en est-il du président de la République ?

Il n’est pas aussi fréquent qu’on semble le croire d’avoir à soigner un Président de la République. Par ailleurs ce qu’on édicte ici est une règle, et les règles ne sont pas faites pour être respectées. La règle n’est pas un mur qu’il ne faut pas franchir, c’est un signal : chacun a le droit de passer outre, mais s’il le fait il doit être capable de dire pourquoi.

La quatrième évidence est que les choses n’ont pas besoin d’être dites pour être entendues. Certes, une telle formulation est dangereuse, et laisse la place à tous les excès. Ici comme pour le sommeil induit les soignants doivent faire preuve d’une probité intellectuelle sans faille. Mais ce malade qui ne pose jamais de questions ne doit pas se voir asséner une parole qu’il ne demande pas ; il peut avoir compris la chose et ne pas vouloir entendre le mot. Ou il peut mettre son honneur dans la discrétion, et ne pas souhaiter entrer sur un terrain où on va compatir. Toute la question est de savoir si on lui a menti, et si les signaux qu’on lui a adressés ont été suffisamment clairs. Cela dit la question demeure de savoir si par « vérité » le malade entend la même chose que le soignant : dans ces moments d’humanité absolue, il peut être futile de s’imaginer que ce qui compte réellement pour le malade est de savoir s’il a un cancer, ou même s’il va mourir ; il se peut que les choses soient plus énigmatiques. Ce qui en revanche est certain, c’est que le soignant est plus à l’aise avec un malade qui formule clairement son diagnostic, voire son pronostic ; mais le but de la médecine palliative n’est pas de faciliter la tâche des soignants.

Cette discrétion nécessaire trouve son illustration la plus éclatante dans ce qu’on appelle « la conspiration du silence », cette situation dans laquelle le malade sait mais ne veut rien dire à la famille et réciproquement. La conspiration du silence est toujours mal vécue par les soignants, qui s’y sentent mal à l’aise et observent les dégâts engendrés sur les protagonistes par le poids du non-dit. A la réflexion toutefois il semble qu’on puisse nuancer quelque peu. Observons tout d’abord que la conspiration du silence nécessite pour exister qu’on ait commis l’erreur de dire à la famille des choses qu’on n’a pas dites au patient : si l’on a pris soin d’informer les deux des mêmes faits dans les mêmes termes, en commençant par le patient, la conspiration est impossible. Mais cette erreur une fois commise il est nécessaire de se demander comment la famille fonctionne dans cette conspiration ; s’il est indiscutable en effet que cette situation témoigne fréquemment d’un trouble grave et pathogène de la communication, ce n’est pas le cas général :
- 1°) : Les choses n’ont pas besoin d’être dites pour être entendues.
- 2°) : Il ne faut pas juger la souffrance des familles à l’aune de celle des soignants.
- 3°) : La conspiration peut fonctionner comme une attitude de pudeur familiale : tous les amateurs de westerns connaissent la scène où Johnny reçoit une flèche dans la poitrine. Ses amis l’entourent et lui disent : « T’en fais pas, Johnny, tu vas t’en sortir. ». Et les amis savent très bien que Johnny ne va pas s’en sortir ; et Johnny sait très bien que ses amis savent qu’il ne va pas s’en sortir ; mais quelle importance, au fond ?

Le soignant doit donc envisager de respecter cette conspiration du silence, se bornant à imposer le respect de la règle du non-mensonge ; par contre cette règle doit être absolue, et si la famille n’y consent pas il doit se retirer.

Conséquences pratiques :

Quelles conséquences peut-on tirer de ce qui précède ?

Il faut distinguer trois types de situation.

La situation risquée :

Le premier type de situation est celui du patient qui est atteint d’une maladie sérieuse mais qui à première vue ne semble pas engager tout de suite le pronostic vital. Dans ce cas la règle (mais c’est une règle, voir plus haut) est de toujours annoncer le diagnostic. Il n’y a pas de raison sérieuse de se comporter vis-à-vis du cancer autrement que vis-à-vis d’une angine. Avec deux correctifs de taille.

1°) : D’une part il serait sans doute bon, et c’est là le travail de chacun d’entre nous, de promouvoir une sorte de culture de la maladie et de la mort. Il m’arrive fréquemment au cours de mes consultations de parler de ma santé, de ma mort, simplement pour donner à mes patients l’habitude d’en parler. De même on peut décider d’informer le patient avant même le résultat. On peut choisir de dire à ce malade qui tousse depuis quinze jours : « La première chose à faire est d’éliminer un cancer ; vous allez donc faire une radio ». C’est là une manière de brûler ses vaisseaux, puisqu’il ne saurait être question ensuite de ne pas lui parler de ce qu’on a découvert. Cette méthode a pour elle l’avantage de capter d’emblée la confiance du sujet ; elle permet ensuite de le faire entrer dans un scénario écrit d’avance, ce qui peut l’aider à mieux assumer la suite ; un peu comme dans les rituels initiatiques des sociétés archaïques. L’inconvénient est que, précisément, le scénario est écrit d’avance, ce qui limite les possibilités d’improvisation de l’acteur principal ; en particulier on s’approche alors du modèle anglo-saxon, qui conduit à évoquer ce mot de Frédéric II à l’officier qu’il venait de condamner : « Et je vous prie, Monsieur, de mourir convenablement ».

2°) : D’autre part si nous employons ce procédé nous devons vérifier que le sujet est en état de comprendre ce qu’on lui dit. Dans une communication il y a un émetteur, un message et un récepteur. La communication est terminée quand le récepteur a signifié à l’émetteur qu’il a bien compris le message. Et le message, ce n’est pas ce que l’émetteur a émis mais ce que le récepteur a reçu. Si je dis : « Monsieur, vous avez un cancer » et que l’autre entend : « Monsieur, vous allez mourir », c’est qu’en fait j’ai dit : « Monsieur, vous allez mourir ». Et si je veux qu’il entende « Monsieur, vous avez un cancer », il faut que je torde mon message de telle sorte qu’il entende ce que je veux qu’il entende. Tâche difficile, parfois impossible, mais c’est mon métier. Après tout, c’est la difficulté dans laquelle se trouve, par exemple, l’Église quand elle parle du préservatif : les clercs font observer à bon droit que le discours de l’Église est beaucoup plus nuancé que ce qu’en disent les médias. Mais il se trouve que ce qu’on retient de ce discours c’est le refus du préservatif. Dès lors il faut que l’Église modifie son message pour qu’on entende réellement ce qu’elle veut dire ; à défaut on pourra légitimement la soupçonner de ne pas être mécontente du quiproquo.

La situation compromise :

Le deuxième type de situation est sans doute le plus gênant : c’est le cas du patient qui non seulement a une maladie grave mais dont on sait que les choses vont mal tourner. Il me semble qu’il faut là être très prudent, et s’en tenir à deux principes simples.

1°) : Premier principe : le médecin est tenu de répondre à toutes les questions qu’on lui pose. Le malade dont on dit : « Vous savez, Docteur, il vous demande si c’est grave, mais c’est pour que vous lui disiez que non », ce malade existe mais on ne le voit jamais. Quand on est un émetteur et qu’on n’a pas envie d’émettre le plus simple est de prétendre que le récepteur le marche pas. Les gens sont toujours plus aptes qu’on ne croit à comprendre ce qu’on leur dit.

Naturellement les précautions exposées plus haut s’appliquent ici a fortiori. Évidemment il y a des mots qui tuent. Évidemment il convient d’être progressif. Mais être progressif ne signifie nullement qu’on va chanter : « Tout va très bien, Madame la Marquise ». Car il est indispensable que, lorsque j’aurai fini d’annoncer tout ce que j’ai à annoncer, le malade soit bien certain que je n’ai pas quelque chose encore que je lui cacherais. La raison pour laquelle il faut que les réponses soient progressives, c’est que les questions le sont. Par ailleurs il faut un peu de subtilité : il y a ces malades qui s’écrient : « Dites-moi tout, Docteur », mais dont la gestuelle dément farouchement le propos. A l’inverse il y a cette famille qui vient reprocher : « Vous lui avez dit qu’il a un cancer, il a eu une mauvaise réaction ». Mais que veut-on dire par là ? S’attendait-on qu’il prenne un fou-rire ? Et si cette « mauvaise réaction » était le prix à payer pour qu’il fasse son chemin dans l’acceptation de ce qui lui arrive ? A l’extrême, si je rencontre un malade qui réclame sa vérité alors que mon sentiment est qu’il n’est pas en état de la supporter, quel droit ai-je à passer outre son désir ? De quel droit vais-je le sauver malgré lui ? Il faut qu’il sache ou il ne le faut pas. Mais s’il le veut, c’est son risque.

Ce qui pousse à agir ainsi c’est le désir de « garder le moral du malade ». Mais il y a là un manque absolu de lucidité, ou d’honnêteté intellectuelle. Car nous savons par cœur ces histoires admirables de ces patients qui avaient un cancer, qui ont dit : « Je vais me battre », qui se sont battus et ont gagné ; et à l’inverse toutes ces histoires de malades qui se sont laissés abattre et ont été emportés en trois semaines. Ces histoires nous aident en nous prouvant que le moral a une importance. Elles nous aident aussi à oublier ceux, au moins aussi nombreux, qui ont dit : « Je vais me battre » et ont été emportés en trois semaines, et ceux qu’il a fallu porter à bout de bras mais qu’on a fini par tirer d’affaire. Si nous colportons ces légendes statistiques, c’est parce que plus encore que les soignés nous avons besoin de nous réconforter en nous disant que dans toute situation il y a toujours quelque chose qui dépend de nous.

2°) : Le second principe est celui du coiffeur : le médecin est tenu de ne répondre à aucune des questions qu’on ne lui pose pas. Nous n’avons pas lieu d’y revenir, sauf pour le pousser jusqu’à ses ultimes conséquences : il n’y a pas de question de la vérité. Ce qui existe, c’est la question du mensonge.

Qui doit annoncer la vérité ?

Il est indispensable que ce soit un médecin.

Il existe des textes traitant, par exemple, de « l’accompagnant bénévole et l’annonce de la vérité ». Cela n’est pas acceptable : la gravité des nouvelles à annoncer impose que cette annonce soit le fait du médecin, qui a seul l’autorité scientifique pour le faire de manière indiscutable. Ajoutons qu’il faut que ce soit le médecin traitant. Le chirurgien ne doit pas prendre sur lui de le faire sans en avoir préalablement discuté avec le médecin traitant, l’idéal étant qu’ils le fassent ensemble. A plus forte raison il doit s’interdire de prendre l’initiative du mensonge : à supposer, toute règle a ses exceptions, qu’il faille maquiller la vérité, que ce maquillage soit concerté.

Cela a une conséquence importante : le discours du médecin traitant s’impose à tous les autres. Cela signifie par exemple que si le médecin ne veut pas dire la vérité à ce malade qui la demande, et si l’infirmière a la certitude justifiée qu’il faudrait la lui dire, la règle est qu’elle aggraverait terriblement la situation en rompant la loi imposée par le médecin.

Il faut naturellement garder en mémoire le mode de réaction particulier du malade en fin de vie, et ne pas prendre son comportement pour argent comptant.

La situation perdue :

Le troisième type de situation demande beaucoup moins de discours : c’est le cas du sujet pour qui on est parvenu à la conviction que la mort est là. Ici la règle est très simple : le médecin doit se taire.

Il doit se taire d’abord parce qu’il n’a rien à dire. Que dirait-il ? « Vous allez mourir » ? « Et mourir dans une semaine » ? Mais il ne le sait pas ! On l’a vu plus haut, c’est le moyen le plus sûr de se ridiculiser. D’autre part, et plus profondément, il annonce la mort ; soit. Mais qu’annonçons-nous quand nous annonçons la mort ? Qu’est-ce que la mort ? Quelle expérience personnelle en avons-nous ?

Qui annonce la mort ne sait pas ce qu’il annonce. Devant cette patiente qui agonisa plusieurs semaines, attendant peut-être quelque chose pour que nous nous quittions, je me disais : elle ne meurt pas, on se sépare... Qui sort de la vie de l’autre ? Et si nous ne savons pas ce qu’est la mort, si nous ne pouvons répondre à une question aussi simple, qu’irions-nous donc annoncer ?

Donc le médecin n’a rien à dire. De plus s’il avait quelque chose à dire il ne saurait pas comment le dire. Car je suis dans une relation avec ce patient. Si je lui dis qu’il va mourir cela signifie que notre relation va se terminer et que je l’ai déjà accepté. Or le sentiment le plus permanent du malade en fin de vie, c’est la peur d’être abandonné. Et voici que je lui dis que notre relation se termine, et que j’ajoute en somme : « je m’en vais ». Et un tel propos est porteur d’une violence dont il reste à démontrer que le mourant est en état de l’assumer, et moi par contrecoup. Ce qu’il y aurait à dire serait donc indicible.

Enfin, et surtout, ce que le médecin aurait à dire n’a aucune importance. La mort n’est pas une nouvelle qui s’annonce, c’est un événement dont on prend conscience. Il n’existe aucun rapport entre l’événement humain qui me fait dire : « Vous allez mourir » et l’événement humain qui fait dire au malade : « Je vais mourir ». Et s’il est très important de parvenir à créer les conditions pour que le malade puisse oser dire « je meurs », cet événement ne se provoque pas en lui disant : « vous mourez ». Il n’y a aucun rapport entre l’événement que je vois et celui qu’il sent : la question n’est pas dans ce que je suis capable de dire mais bien plutôt dans ce que je suis capable d’entendre.

Conclusion paradoxale :

Si on devait énoncer une règle en matière de vérité, ce serait donc celle-ci : la question de la vérité ne se pose pas, la vérité n’est pas quelque chose à dire.

Il ne faut pas la dire parce que posée ainsi la question n’a pas de sens : la vérité n’est pas quelque chose qui se dit, mais quelque chose qui se trouve. Il s’agit d’une longue démarche par laquelle il s’agit d’aboutir à une prise de conscience commune sur une situation et ses enjeux. Et ce qui importe n’est pas tant ce qui est dit que le chemin par lequel on l’a découvert. Cela ne signifie nullement qu’on ait à se taire, ou à travestir ; au contraire le médecin doit faire tout ce qu’il peut pour amener le malade à prendre conscience de la réalité de sa situation. Mais à condition de ne pas perdre de vue qu’il s’agit du malade, de sa vie, de sa conscience, et que c’est lui qui décide de ce qu’il veut connaître.

Tout dans la vérité est mystère : à dire le vrai on ne sait même pas exactement de quelle vérité il s’agit, ni ce que le malade entend par vérité : s’agit-il du diagnostic ? du pronostic ? Ou bien plutôt, dans ces moments d’humanité absolue, ce qui compte pour le malade n’est-il pas quelque chose de beaucoup plus énigmatique ? Il ne faut pas dire la vérité parce c’est le malade qui la possède le plus. Tout ce que j’ai à faire (mais cela, j’ai l’ardent devoir de le faire) est de créer les conditions pour que tout ce qui doit être dit puisse l’être. Cela fait du propos sur la vérité quelque chose d’extrêmement flou, ambigu, indécidable, à l’opposé du projet anglo-saxon de vérité réduite à un diagnostic ou une statistique. Mais il se pourrait bien que la vertu d’humanité n’ait que peu à voir avec les statistiques, et beaucoup plus avec la subtilité judéo-arabe...

Notes

[1Il s’agit bien de positions classiques ; chacun sait qu’elles ont tendance à devenir moins caricaturales. On aimerait être sûr que dans le fond des choses le changement est réellement radical, faute de quoi les retours en arrière pourraient bien nous surprendre.

[2Ou du politicien.