Les soignants et les familles Nouvelles réflexions

58 | (actualisé le ) par Michel

LA DIFFICULTÉ DU CONCIERGE :

Il y a deux choses que je ne supporte pas.

La première, c’est de voir ces parfaits inconnus qui arrivent dans le service et qui entrent dans une chambre, demandent des nouvelles, voire font des remarques sur la prise en soins, sans même prendre la peine de dire qui ils sont, et à quel titre ils agissent.

La seconde, c’est, quand je vais rendre visite à un ami et que j’arrive dans le service qui l’héberge, qu’on vienne me demander qui je suis, qui je viens voir, ou quel est mon lien de parenté.

Expérience banale, que chacun sans doute a déjà faite, mais qui n’en peut pas moins servir de point de départ à notre réflexion. Essayons donc.

Remarquons que les deux réactions sont légitimes ; et elles le sont parce que les problèmes posés sont réels :
- D’un côté il est impératif que le lieu de résidence ou d’hospitalisation soit un lieu ouvert, respectueux de la liberté des personnes : liberté du malade ou du résident de recevoir qui bon lui semble sans rendre de comptes, liberté du visiteur de se comporter et d’être traité comme dans la vie de tous les jours.
- Mais de l’autre il est tout aussi impératif de veiller à ce que le résident ne soit pas importuné, voire harcelé, espionné, maltraité ; chacun de nous a déjà vu entrer dans la chambre de la dame ce monsieur à attaché-case qui ne fait certainement pas le déplacement pour rien.
Dans la pratique il est donc facile de faire comprendre au visiteur que le motif pour lequel le soignant s’enquiert de son identité est tout à fait recevable et qu’il n’a pas lieu de s’en formaliser. Il faudra cependant garder en tête au moins trois considérations.

La première est que si on veut le faire, il faut respecter certaines règles de communication. Ou de courtoisie. Par exemple, et puisque l’autre peut se sentir agressé si je lui demande son identité, il convient que je commence par décliner la mienne propre ; c’est ce qui se fait dans les séries américaines et c’est assurément une excellente chose ; on s’aperçoit alors que ce n’est pas si facile, que pour ma part c’est là quelque chose à quoi je répugne, comme si le fait de dévoiler mon nom me mettait en situation d’infériorité.

Les ethnologues auraient sans doute à dire sur ce point : on sait qu’il existe des cultures dans lesquelles le fait de connaître le nom de l’autre permet d’obtenir un pouvoir sur lui (c’est le sens du récit biblique : L’Éternel Dieu, qui avait façonné du sol tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, les fit venir vers l’homme pour voir comment il les nommerait, afin que tout être vivant porte le nom que l’homme lui donnerait.), au point que le nom (ou le nom véritable) est soigneusement tenu secret. On retrouve sans doute aussi là toutes ces situations où dans lesquelles l’initié se voit imposer un nouveau nom ; c’est le cas des totémisations, mais pas seulement. Il n’est pas difficile de trouver les mêmes choses dans notre culture, il suffit par exemple de considérer les règles du savoir-vivre : nous savons parfaitement qu’il faut présenter le plus jeune au plus âgé (ou le moins puissant au plus puissant), et non l’inverse.

Mais il y a sans doute plus simple [1] : il suffit de se souvenir que pour l’enfant que j’ai été le fait de me demander qui je suis renvoie immanquablement à cette situation, au fond assez humiliante, du surveillant qui « prenait nos noms » pour mieux nous avoir à l’œil, quand ce n’était pas pour noter notre punition ; humiliation que redoublait le fait qu’il nous forçait, d’un haussement de ton, à répéter ce nom que, bredouillé, il n’avait pas compris [2] .

Remarquons que je ne suis probablement pas le seul à souffrir de cette phobie : j’ai remarqué de longue date que sur ma blouse de soignant on a pris soin de mettre une étiquette avec mon nom et ma fonction ; et on a collé cette étiquette au seul endroit où elle n’est jamais lisible, parce que c’est là qu’on accroche les stylos.

La seconde est une évidence : s’il n’y avait dans cette affaire que des bases rationnelles on n’en discuterait pas longtemps. Mais il a autre chose ; il y a autre chose comme chaque fois qu’un comportement m’agace [3] . Et cet autre chose se trouve facilement : car ce que j’éprouve face à ce visiteur qui ne se présente pas, ce que j’éprouve face à ce soignant qui me demande de me présenter, c’est l’impression d’être agressé.

Agressé par quoi ? Ce serait à étudier ; mais on voit tout de suite l’enjeu : en latin, ad-gressere, c’est marcher vers ; qui m’agresse le fait parce qu’il empiète sur mon territoire. Quand je visite un malade, j’entends qu’on admette que j’entre dans un lieu où je n’ai pas de comptes à rendre, où je suis en somme chez moi ; et j’ai raison. Et quand le visiteur entre dans l’établissement, j’entends qu’il admette qu’il entre dans un lieu dont j’ai la garde, qu’en somme il vient chez moi ; et j’ai raison. Nous sommes là dans une logique typique de définition de territoire, une de ces logiques purement animales, et les sentiments qui m’assaillent alors sont des sentiments animaux.

Ici comme dans le problème de l’identité qu’il faut décliner, le système de codes par lequel l’humain se défait de ses sentiments animaux se nomme le savoir-vivre, ou la courtoisie. On ne s’attache pas suffisamment à la courtoisie, et il est à craindre que l’évolution de notre société n’achève, à coups de règlements, de ruiner cette notion : si la lutte contre le tabagisme passif impose de ne pas fumer dans les gares, c’est la courtoisie qui impose de ne pas fumer sur le quai dès lors que quelqu’un s’en trouve incommodé ; quel monde dessine-t-on quand on remplace la courtoisie par une loi ? Mais laissons ce point, pour retenir deux éléments dont on verra qu’ils sont à la fois jumeaux et fondamentaux, au point de devenir notre guide le plus précieux dans cette étude : la logique d’agression et la logique de territoire.

La troisième considération est que cette logique de territoire ne pourrait pas seulement se mettre en place s’il n’était pas présupposé (et de part et d’autre) que le soignant est en position de gardien, ce qui implique qu’il y a quelque chose, ou quelqu’un, à garder : si je suis en responsabilité, c’est parce que le résident a besoin d’être protégé, c’est parce qu’il est en situation de faiblesse. Et certes on a raison de le penser : nous avons tous des exemples d’abus sur des personnes âgées, de manœuvres proches de l’extorsion de fonds, de harcèlements, etc. Le problème est que, comme bien souvent dans notre métier, nous finissons par généraliser, par ne plus voir que cela, par protéger même les résidents qui, soit parce qu’ils ne sont pas menacés, soit parce qu’ils ont tout à fait les moyens de se défendre, n’en ont pas le moindre besoin. Effet pervers de cette notion, décidément bien délétère, de maltraitance, par laquelle la lutte contre la maltraitance devient si aisément source elle-même de maltraitance [4] .

LES MODÈLES DE RELATION :

Nous savons tous que le vieillissement ne doit pas être pensé sous la forme d’une déchéance ; le vieillissement réussi est la résultante complexe d’une somme de problématiques, avec des capacités qui régressent, d’autres qui se stabilisent, d’autres qui continuent de progresser ; nous savons aussi que des phénomènes compensateurs et des réarrangements permettent de limiter grandement les conséquences de certaines régressions, de sorte que la vieillesse est un temps d’épanouissement.

Mais une fois cela dit, force est d’admettre que les vieillissements réussis ne sont pas légion ; force est d’admettre aussi que, compte tenu de la pente naturelle de notre culture, il faudrait développer des trésors d’aveuglement (ou de mauvaise foi) pour ne pas voir que personne n’en croit un mot. Ce qui hante notre vision du vieillissement c’est l’entrée en dépendance, cette dépendance qui marque les deux âges extrêmes de la vie, et cela suffit à faire que, pour tout le monde, vieillir soit avant tout retomber en enfance. Ne nous laissons pas tromper par la polysémie du terme, et examinons-le d’un peu plus près.

Au sens banal, « retomber en enfance » signifie « devenir gâteux », c’est-à-dire peu ou prou développer une démence. S’il n’y avait que cela, on en viendrait assez facilement à bout, puisque, tout de même, moins de 50% des personnes âgées mourront avec une démence constituée. Mais on sait bien que les choses vont plus loin : il y a un vieillissement cognitif.

Le fonctionnement de l’intelligence fait appel à un certain nombre de capacités : stocker de l’information, analyser une image visuelle, comprendre ce qu’est une quantité, un nombre, etc. Le petit enfant apprend d’abord à acquérir ces capacités, qui sont dites « capacités primaires », puis il apprend à les organiser entre elles : il développe ainsi des « capacités secondaires » ; ce système est en place à la fin de l’enfance. Le jeune adulte peut développer un troisième niveau, qui lui permet en somme d’organiser les capacités secondaires.

Divers travaux tendent à montrer que l’organisation intellectuelle du sujet âgé évolue sur un mode de déconstruction, notamment des capacités de troisième niveau. On aboutit à un fonctionnement très proche de celui des enfants ; l’intellect du vieillard ressemble en gros à celui d’un préadolescent. C’est ainsi que vieillir serait ainsi au sens propre retomber en enfance. Encore faut-il bien préciser que ce vieillissement est très sensible à l’éducation, et que le cerveau ne perd que ce qu’il n’utilise pas.

Reste à se demander en outre si cette déconstruction serait un désastre : au contraire le mode de fonctionnement infantile est particulièrement efficace : non seulement il s’est révélé adapté à la situation de l’enfant, mais en outre il a permis à chacun, à force d’observation, de contemplation, de réflexion, de produire un cerveau adulte… Simplement ses fonctions sont différentes, et ne permettent pas les mêmes activités que celui de l’adulte ; l’enfant et le vieillard sont ainsi tournés vers la réflexion, la contemplation, la méditation. Cette similitude n’est pas fortuite : l’enfance est le temps de la formation, de l’évolution, la vieillesse est un autre temps de formation et d’évolution, il n’y a donc rien d’étonnant si les mécanismes psychologiques sont les mêmes ; dans cette perspective il est probablement heureux que le cerveau vieillissant récupère des fonctionnalités qui étaient l’apanage de l’enfant. Cette évolution a donc aussi des effets positifs : en somme le sujet âgé ne pense pas moins bien, il pense autrement, et à d’autres choses : c’est parce que le cerveau de l’adulte plus jeune lui permet de modifier le monde qu’il ne lui permet pas de le contempler ; ou encore il n’est pas possible d’avoir à la fois la scientia et la sapientia (et c’est pourquoi les maîtres spirituels du Moyen-âge déconseillaient la curiosité et préconisaient la « docte ignorance »). Sans doute y aurait-il beaucoup à gagner à étudier l’extraordinaire don de sapientia du dément.

Par ailleurs l’évolution intellectuelle du sujet âgé se caractérise aussi, et peut-être d’abord, par les stratégies qu’il met en œuvre pour s’adapter à ses modifications. Chaque perte pose un problème qui doit être résolu (ainsi le sujet âgé qui oublie les courses doit choisir entre une défense qui consiste à écrire la liste de ce qu’il veut acheter et une autre qui consiste au contraire à s’imposer de l’apprendre par cœur). Mais de manière plus importante le cerveau, comme tout l’organisme, possède un extraordinaire pouvoir de compensation : si une fonction devient défaillante, elle peut le plus souvent être remplacée par une autre. Ainsi on pense qu’avec l’âge la pensée devient de moins en moins « déductive » et de plus en plus associative : le raisonnement classique, de type mathématique, ou si l’on veut digital, devient moins aisé, et il se trouve partiellement remplacé par un raisonnement de type analogique, plus proche de la pensée poétique, qu’on peut qualifier de magique (ou, naturellement, d’infantile). Pour cette raison les réponses sont souvent assez éloignées des questions, mais il suffit de le savoir et d’attendre. La personne âgée utilise les chemins de traverse de la pensée, c’est pour cela que dans toutes les cultures ceux qui racontent le mieux les histoires pour les enfants sont les personnes âgées (et que ce sont des histoires où il y a tant de magiciens).

Une manière de se représenter le vieillissement cognitif est de faire appel à la différence [5] entre les notions d’intelligence fluide et d’intelligence cristallisée. L’ « intelligence fluide » correspond au fonctionnement cognitif opérationnel, adaptatif, intuitif, rapide. C’est l’intelligence qui permet au bricoleur de trouver immédiatement des solutions adaptées au problème imprévu qu’il rencontre, et au footballeur de faire la bonne passe au bon moment. On oppose à cette intelligence l’ « intelligence cristallisée », qui est en jeu dans les acquisitions, les raisonnements la mise en place de théories. Il se pourrait que le cerveau droit, siège de l’intelligence fluide, vieillisse plus vite que le gauche.

La place des Anciens dans les sociétés archaïques doit dans doute beaucoup à une distinction de cet ordre : l’intelligence cristallisée, c’est celle du savoir, de la loi, des principes, du dogme. C’est le rôle du vieux que de la représenter, confiant au jeune la mise en pratique, la réalisation, domaine de l’intelligence fluide. Et on ne saurait trop admirer la prudence des sociétés archaïques, qui ont veillé à confier le pouvoir de décider à ceux qui n’ont plus les moyens d’agir. Montesquieu n’est pas l’inventeur de la séparation des pouvoirs, et si vieillesse pouvait elle serait sans doute aussi dangereuse que si jeunesse savait.

Cette répartition des tâches nous donne l’occasion d’insister sur un point : l’intelligence cristallisée, ce n’est pas le savoir, ce n’est pas l’expérience, ce n’est pas en somme une accumulation plus ou moins passive de données ; c’est aussi l’aptitude à les fabriquer ; ce n’est pas une accumulation de théories, c’est une aptitude à théoriser. Ainsi, dans certains domaines, l’avance en âge s’accompagne de progrès.

Mais « retomber en enfance » s’entend aussi dans un autre sens, à la fois plus évident et plus occulté (occulté sans doute parce que, comme on se figure qu’il est légitimé par le précédent, on le considère comme allant de soi) : quelle qu’en soit l’origine ou le mécanisme, le déclin d’un certain nombre de capacités physiques conduit le sujet âgé à la dépendance ; dépendance simple, radicale, sociale, qui fait que le sujet âgé, objectivement, a besoin d’autrui pour se déplacer, pour manger, pour faire sa toilette, pour vivre [6]. Et que cette absence d’indépendance est une situation qu’il partage bel et bien avec l’enfant.

Qu’on le veuille ou non, il y a donc une inversion du rapport, au moins sociologique entre la personne âgée et sa descendance ; on s’agace souvent d’entendre la personne âgée dire : « Il faut demander aux enfants, ce sont eux qui décident », et sans doute on a raison de penser que cette démission de la personne n’a pas lieu d’être. À condition de ne pas oublier que cette démission ne fait rien d’autre que révéler une réalité, celle de la dépendance, que la vieille personne a repérée, qu’elle a comprise, à laquelle, certes, elle a largement consenti, mais à laquelle aussi elle serait bien en peine de s’opposer efficacement.

Et on voudrait que cette inversion du rapport sociologique se passe sans problème ? On entend se garder ici de toute psychologie de comptoir ; mais on peut tout de même pointer que ni la vieille personne ni ses enfants n’ont la moindre expérience de cette inversion de rapport : s’il est bien connu que les enfants ont vocation à devenir adultes, nous sommes bien moins préparés à voir les adultes devenir enfants. Non seulement nous n’en avons aucun modèle personnel, mais les choses étant ce qu’elles sont et le modèle n’existant pas nous allons immanquablement nous rabattre sur un autre modèle : devenir le père de son père, alors même que nous ne savons pas davantage ce qu’il peut bien signifier : nous avons été l’enfant de notre père, le père de notre enfant ; mais le père de notre père, non. Est-ce de cela dont il devrait être question ? Non, bien sûr : en aucun cas le projet ne devrait être de devenir le père de notre père ; mais c’est à cela que nous arrivons, et il vaut mieux éviter l’angélisme.

Il vaudrait sans doute la peine de regarder d’un peu plus près comment les générations précédentes considéraient cette question. Car la question de la démence a toujours été connue : les Grecs savaient déjà que le radoteur était un dément sénile, et les Romains avaient imaginé des mesures de tutelle pour les personnes âgées. Et on sait bien que dans les familles rurales la décrépitude intellectuelle était très simplement prise en charge par le groupe. Pour autant personne ne parlait de devenir le père de son père. Sans doute est-ce lié au fait que les situations de démence sénile, pour être connues, n’en étaient pas moins, compte tenu de l’espérance de vie, assez rares, de sorte qu’aucun modèle n’a eu à être constitué pour les penser : on savait que c’était la rançon possible d’une longévité hors normes [7]. Ce qui change de nos jours c’est que, l’espérance de vie étant ce qu’elle est l’inversion du rapport sociologique a toute chance d’être l’avenir de chacun d’entre nous [8].

Du coup, dès lors que nous avons accepté cette première erreur, la suite se laisse aisément prévoir : tout comme la manière dont je construis ma relation à mon enfant dépend étroitement de mon histoire avec mes parents, ainsi la manière dont je peux construire ma relation à mon père déclinant est tributaire de ce que j’ai vécu, enfant avec mon père et père avec mon enfant. Ainsi s’ouvrent toutes grandes les portes des répétitions névrotiques, des prolongements intempestifs, voire des règlements de comptes, ou tout au moins de coups en biais, dont il est plus sage de prendre acte que de s’offusquer.

Il est très important, mais absolument pas simple, de dépister ces troubles de la relation ; l’un des domaines privilégiés est assurément celui de la sécurité. On ne va pas reprendre ici la discussion sur le « droit au risque » chez la personne âgée ; rappelons simplement que l’objet de cette discussion est de décider quelles précautions sont raisonnables et quelles ne le sont pas : considérons par exemple ce malade à risque de chute ; s’il tombe il pourrait se casser le col du fémur ; compte tenu de son état physiologique actuel la rééducation serait problématique, de sorte qu’il risque d’en rester grabataire ; mais si pour éviter la chute il n’y a pas d’autre solution que de l’attacher sur son fauteuil, alors le résultat sera qu’on l’aura rendu grabataire dans le seul but d’éviter qu’il le devienne. Et on sait combien il est souvent très difficile d’expliquer aux proches d’un malade ou d’un résident qu’il y a des précautions qui ont des effets indésirables, et qu’en somme le mieux peut être l’ennemi du bien. Mais au fait, il n’y a pas besoin de réfléchir beaucoup pour percevoir que les mêmes réticences se font jour à l’intérieur de l’équipe soignante, et sans plus de raisons [9].

Or nous avons tous en mémoire les multiples interdits, frustrations, abus de pouvoir dont, sous prétexte de sécurité, nous avons, enfants, été victimes : l’impératif de sécurité, variante de l’éternel « C’est pour ton bien », était une sorte d’ultima ratio regum à quoi il n’y avait rien à répondre. Et nous savons bien que nos parents brandissaient cet argument, en partie pour lutter contre leur angoisse, mais en partie également parce qu’il était commode et les dispensait de se justifier. Du coup il suffit de se remémorer ces situations pour comprendre le comportement des familles sur ce point : quand elles invoquent les questions de sécurité elles sont en proie notamment à cette influence du passé, par laquelle elles reproduisent le modèle de leurs parents, et par laquelle aussi elles ne manquent pas de se venger en faisant subir au résident ce qu’abusivement il leur avait imposé : on sait combien violentes sont ces rancunes de gosse [10].

Si on se demande maintenant quel est le modèle auquel, plus ou moins confusément, le soignant se réfère, on voit que le problème se redouble. Car on sait bien que les soignants sont majoritairement des personnes jeunes, et que quand ils sont plus âgés ils ne sont pas, par définition, des retraités, et rarement des grands-parents ; il s’ensuit que, dans leur écrasante majorité, le modèle qui structure implicitement leur vision de la dépendance est celui du bébé. Disons tout de suite à leur décharge que c’est tout le paradigme de la prise en charge de la personne âgée qui les pousse à se fourvoyer ainsi.

L’idée que la personne âgée est, du simple fait de son âge, frappée d’une certaine incapacité, peut se nicher dans les endroits les plus inattendus, et sous les meilleures intentions Un bon exemple, même s’il est éloigné de notre propos, est la loi dite « loi Badinter » du 5 juillet 1985, qui entend résoudre la question des dommages subis ou causés au cours des accidents de la circulation. Cette loi précise que, passé un certain âge, l’indemnisation de la victime est automatique, même si elle porte une part de responsabilité dans l’accident. On voit immédiatement les multiples avantages pratiques de cette loi ; par exemple elle diminue les délais de procédure, qui faisaient que la vieille personne mourait souvent avant d’être indemnisée ; dans l’autre sens elle évite les multiples complications liées à l’évaluation de la responsabilité pénale du sujet âgé. Mais ces nombreux avantages ne doivent pas masquer un inconvénient majeur : ce que la loi dit, c’est que passé un certain âge il n’y a pas à se questionner sur cette responsabilité ; la personne âgée est réputée irresponsable. Autant dire que de ce point de vue il n’y a même plus besoin d’une mesure de tutelle pour la réduire à l’état d’enfant.

Reste que pour le soignant le modèle de la personne dépendante est le bébé. Et qu’il n’est pas facile de s’en déprendre. C’est par ce biais qu’on explique le plus facilement les anomalies qu’on peut observer dans la prise en charge des soins de base ; quelques exemples suffiront.

1°) : Considérons la question du transit ; les soignants sont toujours très attachés à la surveillance du transit. Et ils ont raison, la lutte contre la constipation est un élément fondamental. Mais il reste à expliquer pourquoi, s’il n’y avait que cela, la place que ce problème en vient à occuper dans leurs préoccupations est si démesurée ; ou pourquoi il est si difficile d’obtenir un comportement logique vis-à-vis de la question, pourtant assez simple, des fausses diarrhées. Il est toujours troublant d’observer à quel point l’intensité de la préoccupation des soignants en matière de transit n’induit pratiquement aucun désir de formation, aucun projet de protocole, aucune rationalisation des attitudes.

2°) : Considérons la question des troubles de la déglutition ; le soignants sont obsédés par la fausse route ; et là encore ils ont raison. Mais cela n’explique pas pourquoi ils surestiment systématiquement le danger ; cela ressemble souvent à une prise de contrôle de cette fonction, pourtant éminemment intime. Plus significatives encore sont les mesures qu’ils prennent, dont la plus emblématique est sans doute l’alimentation à la seringue. Il est pourtant facile de démontrer que le mécanisme même des fausses routes devrait la faire proscrire : neuf fois sur dix le malade qui « n’avale pas » le fait parce qu’il redoute la fausse route ; et la seule solution dont il dispose pour cela est de garder le contrôle de l’ensemble du processus ; l’alimentation à la seringue ne le permet pas parce que c’est le soignant qui choisit le moment où le bouche va s’emplir, alors que c’est le malade qui devrait en décider. Parvenus à ce point une évidence s’impose : la seule solution rationnelle est le biberon, dans laquelle c’est le malade qui décide d’aspirer, quand il se sent prêt. Mais tout le monde sait quelle réponse on obtient quand on le propose : « Vous n’y pensez pas, c’est une mesure dégradante, infantilisante », etc. Sans doute. Mais la question est de savoir si oui ou non on veut nourrir le malade.

Elle est aussi de savoir pourquoi ceux-là mêmes qui se rebellent contre le biberon ne voient aucun inconvénient à mettre des couches. Il n’y a aucun argument rationnel pour justifier qu’on traite différemment le biberon et les couches ; la question est purement symbolique et culturelle. Et on flaire aisément que les soignants sont encouragés dans cette aberration : il est exact qu’ils ne mettent pas de couches aux vieilles personnes, tout au plus mettent-ils de changes ; mieux : des protections. On passe sur le fait que le problème des couches est aussi un marché.

3°) : Considérons enfin, car c’est probablement l’anomalie la plus sidérante, la question de la toilette. On sait que la gestion des toilettes est un problème redoutable pour toutes les institutions, et quel la charge de travail induite occupe à peu près 50% du temps de travail disponible pour l’équipe du matin.

C’est sûrement une très bonne chose de faire une toilette par jour. Et tout le monde sait qu’il vaudrait mieux augmenter les effectifs des équipes que de rogner sur les soins. Mais une fois qu’on a dit cela (et même sans rappeler que les choses ont un coût, et qu’il faudrait se demander qui en définitive supporte ce coût), il convient tout de même d’examiner les arguments.
- On ne va tout de même pas les laisser dans la saleté. Sans doute, et il faut bien procéder à la toilette intime des malades incontinents. Mais il suffit de se promener dans un établissement pour constater que cela n’explique en rien pourquoi tout le monde est lavé tous les jours, alors que tous les résidents ne sont pas incontinents et que dans une maison de retraite les occasions de se salir ne sont pas aussi nombreuses qu’on le pense.
- Il faut bien répondre à la demande du malade. Sans doute ; la notion de propreté est largement culturelle, et il est certain que les demandes des nouveaux résidents, ceux qui sont nés dans les années 30 et qui ont eu davantage de salles de bains que leurs aînés, n’est pas la même que celles de la génération précédente. Mais on dirait cela de manière plus assurée si la tyrannie de la toilette, précisément, n’avait pas été imposée d’abord à cette génération précédente (alors qu’elle ne le demandait pas), ou si on n’était pas quotidiennement témoin des efforts désespérés des équipes pour parvenir la laver la vieille personne qui, d’évidence, ne le veut pas (cela s’appelle stimuler). À l’évidence le soignant est ici à la fois complice et victime d’une injonction purement sociétale, qui ne s’intéresse que marginalement au désir de la personne.
- L’hygiène est un élément fondamental de la santé : à ne pas être vigilant sur la toilette on va multiplier les mycoses, les rougeurs, les escarres. Certainement. Mais on attend les études cliniques qui vont le prouver. À ma connaissance le seul fait avéré est qu’on diminue fortement les prurits séniles quand on évite d’agresser la peau avec une trop grande profusion de savons. À ma connaissance il n’y a aucun lien entre la formation d’escarres et le manque d’hygiène. À ma connaissance il n’existe aucun argument scientifique permettant de penser que cette absence d’hygiène favorise les maladies de peau. Et il ne manque pas de travaux d’historiens pour expliquer comment cette légende a vu le jour, grossièrement au XIXe siècle. La seule chose exacte est que ce sont souvent les mêmes qui ont des problèmes de peau et des problèmes d’hygiène mais ce n’est pas parce qu’ils ne se lavent pas qu’ils ont des problèmes de peau, c’est parce qu’ils sont victimes de conditions socio-économiques qui causent à la fois l’une et l’autre.
- La toilette est un temps relationnel irremplaçable. Certainement. Mais il est permis de faire remarquer que si on veut absolument avoir un temps relationnel avec le résident, il vaut mieux tenir en main un journal qu’un savon. D’autres irrationalités se jouent là, dont celle par laquelle le soignant qui se surprendrait à lire le journal à un patient aurait le sentiment de ne rien faire.

Il ne s’agit nullement ici de dire que la toilette est inutile ; il s’agit encore moins de renoncer à lutter pour que les personnes âgées bénéficient des soins auxquels elles ont droit. Mais il s’agit de se demander pourquoi on fait ce qu’on fait. Il s’agit de se demander si, en attendant que nos moyens soient enfin conformes aux besoins, on fait un usage judicieux d’une ressource contrainte quand on en consacre une telle part à récurer des peaux qui n’en ont pas besoin au bénéfice de gens qui ne l’ont pas demandé. Il s’agit surtout d’observer que nos choix de prise en charge ne sont pas aussi rationnels qu’il nous semblait, influencés que nous sommes par nos modèles inconscients d’une part, la pression du discours ambiant d’autre part. Sur nos modèles inconscients, nous avons sans doute dit l’essentiel ; il serait intéressant d’étudier pourquoi le discours ambiant est ce qu’il est.

LES FAMILLES COMME COMPLICES :

Toute prise en soin déclenche (on allait écrire : suppose) la mise en jeu de processus plus ou moins complexes d’identification. Laissons de côté la question de savoir si c’est là une bonne chose, et contentons-nous de noter que c’est ce qui se passe ; et de nous demander à qui le soignant va s’identifier.

Or il n’est pas facile en gériatrie de s’identifier à une personne très âgée ; pas plus facile qu’en soins palliatifs de s’identifier à celui qui est en train de mourir. Non seulement parce que c’est angoissant, mais encore parce que là non plus nous n’avons aucune expérience personnelle de ce que ce que signifie être vieux, ou être affronté à la mort.

La conséquence est évidente : l’identification se fait plus volontiers avec l’entourage du patient qu’avec le patient lui-même. Et cela peut aller jusqu’au dévoiement : on connaît plus d’une unité de soins palliatifs où la nécessaire prise en charge de la famille tend à occuper une place de plus en plus grande, voire prépondérante, au point que visiblement on y soigne en premier lieu la famille, en second lieu l’équipe, en troisième lieu le malade ; heureusement, dans la majorité des cas l’intérêt des trois est identique ; mais que le désir du malade vienne à contredire par trop l’intérêt de la famille, et on ne tarde pas à voir se prendre des décisions où l’éthique ne trouve pas totalement son compte. Mais c’est que, outre la plus grande facilité d’identification, on ne peut rester insensible au fait que c’est la famille qui va survivre, c’est à elle qu’on aura affaire dans la durée, c’est elle qui se trouve en état de manifester sa satisfaction ou son mécontentement, bref que le véritable client, c’est elle [11].

Le même phénomène peut s’observer en maison de retraite ce qui contribue à perturber un peu plus encore la prise en soins. La question de la toilette est ici encore éclairante : certes les vieilles personnes changent, et de plus en plus elles souhaitent être lavées ; mais nous avons vu que ce n’est pas si universel ; ce qui l’est en revanche c’est la volonté des proches qu’il en aille ainsi (et on ne parle même plus ici de celle des soignants).

La même remarque vaut pour d’autres points tout aussi simples. Car une bonne part de nos choix et décisions sont susceptibles d’une lecture ambiguë, voire réversible. Cela ne signifie en rien qu’il ne faut pas les prendre, mais cela doit nous maintenir en éveil : non seulement il se peut que les raisons de ces choix ne soient pas celles que nous pensons, mais il est tout aussi possible que plusieurs motivations, éventuellement contradictoires, soient à l’œuvre simultanément. L’une de ces motivations, qui se retrouvera en plusieurs endroits, est le sentiment de culpabilité : culpabilité des proches pour qui la mise en institution est toujours plus ou moins ressentie comme une trahison nécessitant une sorte d’expiation ; culpabilité des professionnels qui mesurent chaque jour l’écart entre ce qu’ils font et ce qu’ils devraient faire. Mais nous en reparlerons.
- Considérons la chambre particulière : on ne va pas nier ici que pour beaucoup de personnes âgées la possession d’une chambre particulière est un élément de confort très important, voire non négociable. Mais le problème est de savoir si on a raison d’en faire une généralité, au point que dans bien des maisons de retraite il n’y a plus aucune chambre double, ce qui est aller un peu vite en besogne : on ne manque pas d’exemples de personnes âgées qui souhaitent un compagnon ou une compagne de chambre. Ce qui en revanche est certain c’est que les proches, eux, ne se posent presque jamais la question. Et on en dira autant de beaucoup de ces « nouvelles exigences de la personne âgée », qui sont bien plus souvent celles des familles. Ce qui rend l’analyse malaisée, c’est que bien souvent la personne confirme qu’elle a elle aussi ces désirs, voire ces revendications. Et c’est souvent exact ; mais cela ne doit pas faire oublier que les personnes âgées ont une conscience aiguë de ce que, pour ne pas décevoir leurs enfants ou leurs proches, elles ont intérêt à vouloir.
- Considérons les nappes de la salle à manger, qui de plus en plus souvent sont blanches, en tissu et changées à chaque repas. Et le résident y est sensible ; reste à écouter plus attentivement ce qu’il pense réellement de ce luxe. On ne tardera pas alors à se demander pour qui les nappes sont changées à chaque repas.
- Considérons les meubles : il est de plus en plus fréquent de vouloir personnaliser la chambre du résident. Le but est de signifier que cet espace lui appartient, que c’est un lieu privé ; et c’est très bien ainsi. Notamment il est très souvent admis que le résident peut mettre dans sa chambre un meuble personnel. Là encore, c’est très bien. Il faut cependant être vigilant, et toujours se demander pour qui on prend de telles décisions ; on verra alors que la réponse est toujours mixte : bien souvent (heureusement !) c’est simplement le choix du résident ; mais dans un nombre non négligeable de cas on constatera que ce résident n’y tenait pas tant que cela, et que ce sont les enfants qui ont jugé opportun de placer ce meuble dans sa chambre « pour lui rappeler sa maison ». Cela, certes, ne pose aucun problème, du moins quand la vieille personne a vraiment envie de garder un témoignage du fait que, précisément, elle a quitté à regret cette maison qu’elle aimait tant ; et cela pose particulièrement question chez le dément, pour qui le projet est de lui donner des éléments de repère, des moyens de se sentir chez lui ; on ne se demande pas dans quelle inquiétante étrangeté peut-être on le fait vivre en lui créant un lieu qui puisse être un chez lui, alors que, précisément, il a tout oublié sauf une chose : il n’est pas chez lui.

Et puis il y a des cas qui posent des questions bien plus préoccupantes au plan de l’éthique. Celles des stratégies thérapeutiques, par exemple. Sans même nous préoccuper ici des décisions lourdes, comme une chirurgie valvulaire ou une chimiothérapie, il y a lieu de s’interroger sur des options thérapeutiques plus anodines.

C’est le cas notamment du traitement des affections chroniques chez le sujet très âgé : pour ne prendre qu’un exemple on voit se multiplier les traitements de l’ostéoporose ; pourquoi les maintient-on si longtemps chez les personnes très âgées, alors que le réalisme interdit de s’imaginer que cette nonagénaire va refabriquer de l’os. Dans les faits, tout ce qu’on peut être assuré d’obtenir de ces traitements est sans doute une solide anorexie, et le plus raisonnable serait de les arrêter. Mais voilà : bien souvent les proches vont vivre une telle décision comme un abandon, comme si on mettait en scène que leur parent est « assez vieux pour faire un mort » ; et cette détresse se double d’une crainte que la vieille personne en arrive à la même conclusion. C’est une bonne question, et on a bien raison de se la poser ; mais cela n’explique pas pourquoi les professionnels pensent si aisément la même chose, ni pourquoi ils éprouvent le besoin de se rassurer par des explications où la rigueur scientifique est laissée au vestiaire.

C’est le cas, et c’est certainement plus grave, des décisions qui sont prises en situation de fin de vie. C’est un temps où, sans même qu’ils s’en soient parlé, la famille et l’équipe soignante conviennent qu’il serait inutilement cruel d’assombrir les derniers temps de la vieille dame avec ça, et qu’il vaut mieux ne rien lui dire ; l’équipe et les proches font ainsi rapidement cause commune pour conduire le patient vers une fin paisible en lui épargnant les affres de la lucidité. On a raison : la question n’est pas mince. Mais que dirait-on si on agissait de même avec un sujet jeune ? On n’a guère l’impression que les choses ont beaucoup changé depuis le temps où la vie se divisait en trois temps : celui de l’enfant, celui de l’adulte, celui du vieillard (dans les livres de médecine d’il y a cinquante ans, ce vieillard était rangé dans la même catégorie que le taré).

Toujours est-il que ces processus d’identification viennent compliquer encore la situation, en favorisant la mise à l’écart de la vieille personne au profit d’accords bilatéraux plus ou moins implicites entre les familles et les soignants.

LES FAMILLES COMME ENNEMIS :

S’il est fréquent que des connivences se nouent entre soignants et familles, il est au moins aussi fréquent que les relations soient conflictuelles. L’expression de ce conflit est assez univoque : essentiellement il s’agit pour les familles de reprocher à l’équipe de ne pas suffisamment s’occuper du résident, et pour l’équipe de reprocher à la famille de demander l’impossible. Il est important de se demander quelles sont les bases de ce conflit.

Laissons de côté le fait qu’il y a des équipes qui effectivement sont défaillantes ; laissons de côté le fait qu’il n’y a aucune raison pour que la proportion de grincheux soit moins forte chez les familles de résidents que dans la population générale. Observons plutôt que la judiciarisation de la médecine progresse plus lentement qu’on ne pouvait le craindre, ce qui est assez bon signe.

Du côté des familles, le principal facteur explicatif est assez simple à trouver, et nous l’avons déjà évoqué : c’est la culpabilité.

Il est fréquent que les professionnels vivent sur une fausse idée de l’investissement des familles : contrairement à ce qu’on pense celles-ci sont très actives dans la prise en charge de leur parent, et on estime généralement que 75% de l’aide dont la vieille personne a besoin lui est fournie par des proches (ce n’est pas le cas dans toutes les cultures : on sait que dans les pays scandinaves par exemple les familles préfèrent financer un plan d’aide et ne pas s’occuper personnellement de leur parent). Il faut donc être prudent avant de les critiquer sur ce point : l’histoire de cette vieille dame abandonnée aux Urgences parce que la fille voulait partir en vacances, cette histoire est connue de tous les soignants, mais l’événement est plus rare qu’on ne croit, surtout si on se souvient que cette fille qui fait hospitaliser sa mère assume tous les jours l’essentiel de la prise en charge, et que pour elle les vacances sont effectivement devenues une question de vie ou de mort. Quant à la famille qui envoie la vieille dame en maison de retraite pour pouvoir vendre la maison, elle existe, mais là aussi l’événement est réflexion faite assez peu fréquent (au reste une telle spoliation n’est pas si facile à réaliser).

Du fait même de cet investissement massif, il est inévitable que, lorsque la vieille personne doit entrer en maison de retraite, l’entourage le vive comme un échec : il aurait fallu tenir jusqu’au bout, il aurait fallu que leur parent puisse mourir dans son lit, ils n’ont pas tenu le coup, ils ont manqué de courage, quand ils n’ont pas trahi leur promesse. Les soignants sont en proie à un mécanisme analogue quand le malade en fin de vie qu’ils avaient en charge à domicile doit être hospitalisé ou, pire, meurt aux Urgences ; alors que tout bien considéré il ne va absolument pas de soi que ce soit un échec. Il n’est pas du tout facile d’accepter l’idée qu’on ne peut plus faire face, il n’est pas du tout facile d’accepter l’idée que tout ne peut pas être fait à domicile (même si on peut faire bien plus qu’on ne croit).

Du coup il lui est très douloureux d’admettre que d’autres, et de surcroît des étrangers, puissent réussir là où ils ont échoué ; il est encore moins possible d’imaginer qu’ils puissent faire mieux qu’eux-mêmes. Et même si on veut bien laisser de côté la question pourtant bien légitime de l’anxiété, on voit immédiatement que les proches de la vieille personne ont besoin de rester acteurs de la prise en charge.

Du côté des soignants, la situation n’est pas plus saine : car s’il y a deux sentiments répandus chez les soignants ce sont bien la peur de mal faire d’une part, la conscience du caractère intrusif de leur activité d’autre part. Là sans doute se trouvent les raisons qui font que pour la plupart ils n’aiment pas qu’on les regarde travailler ; là se trouvent les raisons qui font que pour la plupart ils ont besoin de se réfugier derrière la technique, réelle ou supposée, et derrière un savoir qui ne serait pas partageable et qui justifierait, précisément, ces comportements d’intrusion.

La suite va presque de soi. Un exemple frappant est fourni par les inquiétudes de l’entourage à propos de l’alimentation. C’est un point qui cristallise l’angoisse et engendre conflits et revendications. Il est assez facile de comprendre pourquoi. Dans le monde hospitalier la famille est dépossédée de tout : ce sont les soignants qui décident, qui soignent, qui gèrent, qui font ; et eux-mêmes n’ont pas les données nécessaires pour comprendre les soins. Mais il y a un certain nombre de domaines dans lesquels l’inégalité entre soignants et familles se trouve un peu abolie : c’est le cas de la propreté, du chauffage de la chambre, et de l’appétit. « Il ne mange pas » est un diagnostic qui peut être porté par la famille ; même c’est une activité où elle peut s’investir, et souvent avec une plus grande efficacité que les soignants. Dans cette rivalité se joue le déni (si je peux le faire manger, c’est qu’il n’est pas si malade que ça) ; la colère (moi qui ne suis pas du métier je fais mieux qu’eux) ; le marchandage (s’il mange il s’en sortira) ; la culpabilité (je l’ai abandonné, qu’au moins je le fasse manger) ; la renarcissisation (je ne suis pas bon à rien dans cette situation) ; et naturellement toutes les attitudes régressives qui tournent autour de l’alimentation des bébés et de la relation mère-enfant.

Cette concurrence entre les parents et les intervenants, est parfois particulièrement vive, et il faut avant tout pour le soignant en prendre conscience et s’en méfier. Et cette méfiance doit aller très loin. Analysons par exemple cette remarque des proches du résident : « il ne mange pas », ou plutôt : « il ne mange rien ».

Il arrive que les soignants partagent ce point de vue ; alors cela les amène à entrer tout de suite dans les discussions sur le pronostic ou l’alimentation artificielle. Mais très souvent la réaction des soignants est : « il ne mange pas si mal que ça ». Car la première digue qu’il faut édifier face à cette intrusion de la famille dans leur tête-à-tête avec le résident est le déni de sa parole. On reconnaît là sans peine un des mécanismes élémentaires de tout conflit débutant.

Mais parce que, comme je l’ai indiqué plus haut, ils sont sommés d’être à la fois des professionnels et des substituts de parents, les soignants doivent réagir sur un double registre : ils doivent d’abord dénier la parole de la famille, et la dénier en soi : car elle ne peut tolérer que la famille ait vu quelque chose qui lui aurait à elle échappé ; ce déni est radical, la famille n’a pas d’espace, elle n’existe pas ; en second lieu ils doivent dénier, non cette parole mais sa validité (ce qui représente une concession, car une parole fausse est une parole) ; c’est pourquoi ils ont mis en place une feuille de surveillance alimentaire et la brandissent à titre de preuve irréfutable : la supériorité des soignants est scientifique, et on passe ainsi du premier degré du conflit (il ne se passe rien) au second (tu n’es pas capable de comprendre ce qui se passe). Le combat est donc entre le sentiment, irrationnel, des familles et la conviction, chiffrée, des soignants, entre la pensée magique des familles et la pensée scientifique des soignants. Il faudrait là aussi analyser pourquoi dans ces conditions les données de la surveillance alimentaire sont le plus souvent bien trop grossières pour avoir la moindre valeur scientifique, et pourquoi les feuilles sont remplies en fonction du sentiment du soignant, non de ce qu’il a observé : par exemple on verra vite qu’un malade dont on dit : « Il ne mange absolument rien » mange plutôt mieux qu’un malade dont on dit : « Il ne mange presque rien » ; d’une manière générale les soignants réintroduisent dans ce qui devrait être une simple mesure scientifique une dimension d’affectivité qui y aurait pourtant bien peu à faire, comme si l’appréciation portée sur la quantité de nourriture avait une portée morale, et comme s’il fallait faire preuve d’indulgence (On retrouve là cette dimension morale du soin ; mais au fait, quand je dis : « il ne mange pas si mal », qu’est-ce que le mal vient faire là-dedans ?). Toujours est-il que la référence à l’objectivité est fausse ; au contraire, on constate le plus souvent que dans cette occurrence les familles voient régulièrement plus juste que les soignants.

Il faut bien comprendre que dans cette affaire les comportements des uns et des autres sont normaux. La famille trouve toujours qu’on n’en fait pas assez, c’est la moindre des choses. Elle veut prendre les choses en main, c’est logique. Les intervenants, eux, vivent très mal le fait de se sentir contestés, ou dépossédés d’une partie de leur mission, c’est inévitable. Il existe nécessairement une jalousie dans les deux sens, une rivalité, et des réactions d’agressivité qui servent aux uns et aux autres à évacuer la tension de l’instant.

QUE FAIRE DE TOUT CELA ?

L’objectif de ce texte était de poser des questions ; et comme on serait bien en peine de donner des réponses il est bon que la place manque pour cela. Mais on peut au moins mentionner trois pistes, qui sont à vrai dire autant de révolutions.

Se parler :

Il est indispensable de multiplier les lieux d’échange et de parole avec les proches. Il y a évidemment les instances prévues par les textes, notamment le Conseil de la Vie Sociale ; encore faut-il que le jeu y soit joué, et que ce Conseil ne soit pas réduit à un rôle de pure forme. On peut même probablement lui conférer des prérogatives qui dépassent le cadre de la loi. Mais il faut évidemment aller plus loin, et associer les familles à tous les lieux de décision où leur présence est possible, voire inventer ces lieux là où ils n’existent pas.

On voit immédiatement le danger : les familles n’auront rien de plus pressé que d’exercer ce pouvoir qu’on leur donne, et qu’il sera bien difficile de leur ôter une fois qu’elles l’auront pris ; et les choses étant ce qu’elles sont elles ne manqueront pas d’abuser de ce pouvoir, ce qui désorganisera un travail déjà difficile. Et sans doute on a raison de le craindre. À ceci près que quand nous disons cela nous ne faisons que reproduire le schéma de la défiance tel que nous l’avons décrit un peu plus haut. La réalité est que nous ne savons rien de ce qui va se passer si nous tentons l’aventure.

Mais de toute manière cela ne suffit toujours pas. Car ce dont il doit être question c’est de promouvoir un dialogue permanent. Ce dont il doit être question, c’est d’inverser le cours des choses, en allant même au-devant des demandes de la famille ; il ne s’agit pas d’être disponible pour les rencontres, il s’agit de les organiser.

Cette volonté de dialogue est particulièrement opportune en cas de difficulté, de réclamation, de conflit ; les procédures en usage dans les établissements hospitaliers ont beau être parfaitement définies, officielles et opposables, elles n’en sont pas moins totalement inadaptées, parce qu’elles engendrent d’inévitables délais, et que ces délais ne peuvent qu’entretenir la suspicion. La seule manière efficace de procéder face à une réclamation est de la traiter en urgence, toutes affaires cessantes, en ouvrant immédiatement le dossier et en manifestant ainsi que tout est mis sur la table. On voit bien vite alors que le plus souvent le conflit s’éteint de lui-même.

Faire équipe :

Il faut saisir toutes les occasions d’instaurer une coopération active entre familles et professionnels. Peu importe le rôle que l’entourage souhaitera assumer : ce pourra être une partie de la toilette, une aide aux repas, une partie de l’animation… tout est à explorer, à étudier, à inventer. Les raisons de ce réinvestissement sont multiples ; par exemple :
- Cela permet à l’entourage, s’il le désire, bien sûr, d’échapper à cette dépossession de son rôle que constitue si souvent l’entrée en maison de retraite.
- Cela lui permet d’être reconnu comme partie prenante du projet de soins.
- Cela peut lui permettre de prendre de la distance vis-à-vis de ce qui se passe, et de mieux le comprendre ; il suffit d’essayer pour s’en convaincre : les proches du résident dément sont en grande souffrance, et cette souffrance les met souvent en difficulté pour vivre leur relation au malade ; une part de cette souffrance tombe quand on leur suggère d’entrer en communication avec d’autres malades : il est moins douloureux de s’occuper des déments des autres, et on finit par y apprendre beaucoup.

Mais le projet peut être beaucoup plus radical.

Nous savons tous que les maisons de retraite sont tragiquement sous-dotées en personnel. C’est là un scandale que nous dénonçons quotidiennement, et il faut tout faire pour que nos aînés bénéficient des soins auxquels ils ont droit. Nous savons que notre pays en a les moyens pourvu qu’il se les donne, c’est là une simple question politique.

Mais après cet hommage au drapeau, le réalisme impose de constater que les coûts de la prise en charge en maison de retraite sont devenus vertigineux ; et que d’une manière ou d’une autre ce coût est supporté, soit directement par les proches par le biais du tarif d’hébergement, soit indirectement par la fiscalité locale. Les calculs sont vite faits : dans une unité de 25 places, l’embauche d’un professionnel représente € 1 000 par an et par résident, et il faut 2,5 professionnels pour tenir un poste. On ne peut à la fois vouloir que les maisons de retraite offrent l’ensemble des services qu’on souhaite apporter à la personne âgée et s’indigner du coût insupportable des tarifs d’hébergement. Le moment est venu au contraire de s’interroger, de se demander où nous allons, et de réfléchir à d’autres modèles, de type coopératif, dans lesquels la participation des proches pourrait prendre d’autres forme que la contribution financière.

Au demeurant cette proposition est moins novatrice qu’il peut sembler : que sont les bénévoles ?

Bien entendu cette éventuelle participation des proches à la prise en charge est tout sauf facile : on a vu les raisons qui font que les soignants peinent à supporter le regard des familles sur la manière dont ils travaillent, il ne leur en sera que plus difficile de partager la prise en charge ; d’ailleurs, s’ils le font ils verront vite que les familles ont du mal à trouver une position adéquate. Il n’empêche qu’il faut aller dans cette voie.

Poser les armes :

Dans la relation entre familles et soignants, il entre une part incompressible de rivalité. Cette rivalité doit avant tout être reconnue. Le bon professionnel n’est pas celui qui ne ressent rien : qui ne ressent rien est un infirme ; il n’est pas davantage celui qui nie ressentir quelque chose ; le bon professionnel est celui qui sait ce qu’il ressent et qui a appris à en tenir compte. Il y a des soignants qui se targuent d’aimer tous leurs malades ; assurément ils ont de la chance. Mais outre que le soignant est là pour soigner et non pour aimer, être professionnel ce n’est certainement pas aimer tout le monde, mais c’est soigner avec la même conscience les malades qu’on n’aime pas ; on est courageux non quand on n’a pas peur, mais quand, ayant peur, on y va quand même.

Ensuite il faut prendre conscience de ses mécanismes de défense. Et le mécanisme essentiel est de brandir un bouclier. Cette réaction, tellement automatique, du déni telle que nous l’avons vue (et qui n’est pas propre au monde de la santé) est avant tout une réaction de défense, de protection : au lieu de recevoir la remarque de l’autre on le déstabilise en lui demandant de prouver ce qu’il avance, ce qui lui renvoie qu’il se trompe ou, pour peu, qu’il ment.

Quand on a compris cela il reste à admettre que si les intervenants veulent aider la famille ils doivent avant tout baisser leur bouclier parce que la famille ne baissera pas le sien en premier. Cette démarche est indispensable ; et il faut bien se dire qu’elle a une conséquence : le bouclier n’était pas là pour rien, et ceux qui le baissent vont prendre des coups. Mais il n’y a pas d’autre voie. Et il leur restera à tenir compte de trois points :
- Ils auront besoin de parler entre eux de cette rivalité.
- Ils devront accepter que la famille puisse, même injustement, exprimer ce qu’elle ressent, ils devront même l’encourager.
- Ils devront cependant prendre garde à la sécurité de tous, et imposer un minimum de respect.

Notes

[1Plus simple ? C’est à voir : il se pourrait bien qu’au-delà d’évidences qui n’en sont pas la pratique du contrôle d’identité soit plus profondément qu’on ne pense enchâssée dans le vieux fonds du totémisme.

[2On trouve sans doute une trace inversée de cette humiliation dans la gourmandise avec laquelle celui-à-qui-on-ne-la-fait-pas s’enquiert du nom de tel ou tel préposé, non sans lui jeter que ça va barder pour son matricule.

[3Il y aurait à travailler en équipe sur l’agacement, qui est l’agacement est un sentiment extrêmement précieux, qui me signale avec une grande fidélité que quelque chose m’échappe, quelque chose d’important que je refuse de voir. Allons plus loin : le plus souvent l’agacement me signale une erreur. Autant dire qu’il s’agit d’un outil d’une grande puissance ; je suis très fier de ce jour où du tac au tac j’ai répondu à une aide-soignante : « Quand le parkinsonien vous agace, c’est que vraiment il va très mal ».

[4Naturellement le mot de bientraitance, avec ce qu’il connote de sollicitude plus ou moins dégoulinante, est encore pire. Il est capital de se montrer très vigilant sur ce point, et de se souvenir en somme que le monde digne de la personne âgée ne se construira certainement pas sur le modèle des bisounours.

[5Cette différence est ancienne (Gardner, 1983) et on peut lui opposer plusieurs sortes de critiques. Mais ce n’est pas le lieu ici de s’en occuper.

[6On voit bien que dépendance physique et dépendance intellectuelle ne sont pas considérées de la même façon : que la vieille personne n’ait plus la force de faire les courses est une chose ; qu’il faille s’occuper de ses impôts en est une autre. Pourtant, dans la vie réelle, les incapacités physiques induisent une dépendance qui au plan social est largement aussi pénalisante que la dépendance psychique, et effectuent une réduction à l’état d’enfance tout aussi manifeste.

[7On ne répètera jamais assez que les progrès de l’espérance de vie sont pour l’essentiel des conséquences de la baisse de la mortalité infantile ; l’espérance de vie des adultes, elle, se modifie de manière beaucoup plus lente et modeste. En témoigne éloquemment ce texte biblique : Le temps de notre vie ? C’est soixante-dix ans, au mieux : quatre-vingts ans pour les plus vigoureux. (Psaume LXXXIX, 10).

[8C’est bien cette crainte qui fonde des tentatives comme celles des Baba Yagas.

[9Le risque de conséquences médico-légales est totalement surévalué : on a beaucoup parlé de judiciarisation de la médecine, mais s’il existe d’indiscutables exemples de cette judiciarisation, on est loin des déferlements de procès dont on s’était cru menacés.

[10Et il faut aller plus loin : si cette influence du passé est manifeste quand les familles s’inquiètent hors de propos, les mécanismes psychologiques sont ce qu’ils sont, et ils se mettent en marche aussi quand le questionnement sur la sécurité est posé de manière plus légitime ; en d’autres termes, ce n’est pas seulement quand les familles « exagèrent » qu’elles sont en proie aux démons du passé, c’est en permanence. Reste à ajouter que c’est aussi le cas des soignants.

[11Il vaudrait la peine d’étudier précisément ce mécanisme : c’est comme si la personne en fin de vie, du fait même qu’elle est en fin de vie, pouvait être dépossédée de sa liberté