Je crains de ne pas pouvoir vous suivre.
Vous écrivez : La malade n’est pas forcément grabataire en fin de course, mais supposée éprouver du plaisir. Mais… c’est précisément tout le problème. Si je me trompe dans mon évaluation, alors le problème change radicalement d’aspect. Sauf conclusions contraire de la discussion éthique, il y a obligation d’alimenter, et probablement par une sonde ; ne se pose plus que la question du plaisir, qui n’est pas mince mais qui ne demande aucun moyen particulier.
Et si je ne me trompe pas, alors je persiste à penser que si je connaissais le cas je préconiserais de ne rien faire.
Ce qui me semble indispensable, c’est de rester réaliste sur ce qu’on fait. Vous avez repéré des soupes un peu plus caloriques que les autres, soit. Mais de deux choses l’une :
Ou on considère qu’un surplus de calories est intéressant, et alors on dit du même coup que l’aspect nutritionnel est à considérer. Or en fait il est totalement illusoire d’en espérer quoi que ce soit, car pour être un peu plus caloriques elles n’en restent pas moins très loin du compte.
Ou bien on fait son deuil de l’aspect nutritionnel, et alors on se retrouve avec la seule question du plaisir, qui peut se donner avec n’importe quoi, surtout si c’est fait maison.
La question est posée par une intervenante qui ne se résigne pas à ne rien faire pour renutrir cette patiente. Si elle veut le mener à bien alors il faut qu’elle opte pour les solutions les plus caloriques possible. Ce que j’en pense est un autre problème, d’autant plus délicat que, je le répète, il ne manque pas d’exemples où mon pessimisme a été démenti.
Quant à ce qui est le plus adapté à la personne, c’est évidemment à déterminer en fonction de cette seule personne ; mais si nous partageons nos expériences réciproques de ces situations, nous allons sans doute tomber d’accord sur plusieurs points :
Tous les malades, surtout déments, que j’ai vus avoir des troubles de la déglutition donnaient à voir avant toute chose leur peur de déglutir ; autant dire que leur plaisir à manger était particulièrement affecté.
Tous les malades déments grabataires que j’ai connus évoluaient vers une simplification des goûts, avec une prédilection majeure pour le sucré.
Même s’il y a des exceptions, et de plus en plus nombreuses, il n’est pas si facile de persuader une vieille personne en institution de se familiariser avec des saveurs dont elle n’a pas l’habitude.
Il serait important de montrer, en effet, que la malade continue à s’alimenter de manière proche de l’optimal. Mais cela passe par de tout autres moyens : il existe une manière de l’installer, un rythme, une façon de proposer l’aliment, et j’en passe, qui permettent de réduire, voire d’éliminer les fausses routes. Mais cela demande une formation. Si on ne fait pas cela, alors il n’y a rien d’autre à montrer que le fait, précisément, que la malade ne mange plus du tout d’une manière proche de l’optimal.
Enfin, je souscris tout à fait à votre dernière phrase : Mais il est aussi vrai qu’il ne faudrait pas que cela occulte l’attention à la plus faible manifestation de plaisir et de communication du malade. Mais précisément, ce que je lis dans le message de notre correspondante ne me laisse aucune inquiétude sur ce point : c’est bien la dernière chose qu’elle va oublier, et c’est même la raison pour laquelle elle recherche une recette qu’elle pourrait appliquer elle-même. Je n’ai ni le droit ni l’envie de lui imposer ma vision des choses ; mais je peux avoir une petite utilité si je l’aide à ne pas se perdre dans ses raisonnements. C’est pourquoi je tiens tant à une réflexion impitoyablement rigoureuse. Je la sais un peu austère.
Bien à vous,
M.C.