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En réponse à :

La communication avec le dément

, par Michel

Bonjour, Anne.

C’est une question difficile pour vous. Elle l’est encore plus pour moi, car je ne connais pas votre mère. Tout ce que je peux faire c’est essayer de réfléchir.

Une première chose me frappe, c’est ce que vous dites en commençant : Ma mère a 87 ans, diagnostiquée Alzheimer depuis 18 mois. Je comprends cela, mais à lire la description que vous donnez ensuite il est évident que les choses sont beaucoup plus anciennes, et que nous avons affaire à une démence évoluée.

Une seconde chose m’inquiète : vous vous êtes installée chez eux pour qu’elle ne perde pas ses repères. Cela m’inquiète car je me demande à quelle part de votre vie vous avez dû renoncer pour faire cela. Je comprends le mouvement d’amour qui vous a poussée à ce sacrifice, mais je continue à penser cependant qu’il y avait là une ligne rouge : nul n’est tenu de tirer un trait sur sa vie pour venir en aide à un proche.

Qui plus est dans ce cas particulier le fait que vous soyez venue vivre chez vos parents introduit mécaniquement un trouble des repères : une fille n’habite pas chez ses parents, ou si c’est le cas, alors c’est qu’elle est très jeune, et que par conséquent ses parents sont, eux aussi, jeunes. Or on sait que dans la démence, surtout de type Alzheimer, il se produit fréquemment un curieux phénomène, bien décrit par Geneau et Taillefer sous le nom de plongeon rétrograde, www.sepec.ca>diversion, dans lequel le patient se croit revenu à une période précédente de sa vie. Il faudrait savoir, et dans la conversation vous pouvez trouver quelques indices qui vous permettraient de vérifier si c’est le cas, et de quelle période il s’agit (Naomi Feil dit sur cette enquête des choses très pertinentes) ; vous pourriez alors mieux comprendre ce que votre mère vit. En tout cas dans ce contexte la confusion entre votre mari et son père s’explique aisément, dès lors qu’elle se trouve dans une période de sa vie où son père était toujours là (et ce d’autant plus qu’elle a perdu la fonction de reconnaissance des visages).

Et ceci est encore accentué par le langage lui-même : si, croyant être revenue à une période où vous aviez, disons en manière d’exemple, quinze ans, quand elle dit : mais où est passé papa ? , vous n’avez aucun moyen de décider si elle parle de son mari, qui est votre papa, ou de son père, qui est son papa. J’insiste sur ce point car ces ambiguïtés sont très utiles au dément, et il faut être prudent avant de les bousculer.

Or vous livrez un indice qui me semble essentiel : Depuis le décès, elle parle du décès de son père comme d’un événement « normal » dû à son grand âge mais est très angoissée de ne plus voir mon père. En d’autres termes elle a très bien vu que quelqu’un est mort, et elle s’en souvient.

Que faire, alors ?

J’attire votre attention sur un premier point : vous êtes en deuil. Dans la question que vous posez il n’est pas difficile de voir que vous éprouvez :
- De la culpabilité à cacher la vérité à votre mère.
- Mais aussi du chagrin de ne pas pouvoir partager votre propre souffrance.

Je vous dis cela parce que vous cherchez ce qui le mieux pour votre mère. Or la culpabilité est une composante normale du deuil normal, et il vous faut tout à la fois en prendre conscience et ne pas vous y attarder. Quant au chagrin de ne pas pouvoir partager votre souffrance, il est parfaitement compréhensible, mais il ne s’agit pas là de l’intérêt de votre mère, et cela brouille votre réflexion.

Il faut aussi se méfier de la vérité. Et c’est très délicat.

On ne dit pas la vérité à quelqu’un s’il n’est pas en état de comprendre de quoi on lui parle. Considérez l’annonce d’un cancer. On a beaucoup fantasmé sur les risques de cette annonce, surtout en France ; l’expérience montre que dans l’immense majorité des cas les malades reçoivent cette annonce avec une parfaite lucidité (y compris ceux pour qui on la redoutait le plus, y compris ceux qui avaient dit : si j’ai un cancer je me suicide.). Il n’en reste pas moins un petit lot pour qui si vous parlez de cancer vous parlez de mort ; est-ce leur dire la vérité que leur annoncer une nouvelle qu’ils ne vont pas comprendre ? Problème rare, mais parfois insoluble.

Un autre point à ne pas négliger est la question du pourquoi. Vous savez quelque chose que votre mère ne sait pas, et ça vous gêne. À cette gêne vous réagissez par un phénomène que j’appelle le complexe du coiffeur.

Quand Apollon eut fait pousser des oreilles d’âne au roi Midas, celui-ci se couvrit la tête d’un bandeau pour les dissimuler. Mais il y avait son coiffeur, et devant lui il fallait bien retirer le bandeau. A lors il fit venir son coiffeur et lui fit jurer, naturellement sous peine de mort, que jamais il ne révélerait son secret. Le coiffeur, qui n’avait sans doute guère le choix, promit, et immédiatement il se sentit très mal, envahi qu’il était par le secret qu’on lui avait confié. Alors il sortit, creusa un trou dans la terre, cria dans le trou : « Midas a des oreilles d’âne ! » et reboucha le trou, après quoi il se sentit nettement mieux. Et les roseaux poussèrent sur le bord du trou, et le vent soufflant dans les roseaux s’en allait répétant : « Midas a des oreilles d’âne », ce qui fait qu’on l’a su.

Il faut vous méfier de tout cela.

Ce n’est pas que votre mère ne peut pas entendre. D’ailleurs, je vous l’ai dit, elle en a entendu plus que vous ne pensez, J’ajoute que quand elle vous demande de manière insistante pourquoi son mari n’est pas à la maison, elle sait plus ou moins confusément de quoi elle a peur. D’autre part on observe couramment que quand on annonce une mauvaise nouvelle à un dément il accuse le coup de manière somme toute normale, mais l’instant d’après il l’a oublié. D’où deux critiques :
- Il ne sert à rien de lui annoncer puisqu’il ne le mémorise pas.
- Il est cruel de lui imposer de manière répétée la douleur de l’annonce.
Cela suffirait à clore le débat ; mais on observe aussi que la perte de la fonction mnésique n’est jamais totale ; notamment la mémoire affective, elle, se perd très peu et très tard ; de sorte que cette annonce répétée finit par faire son chemin.

Maintenant, pour le décès de votre mère, vous lui avez menti. Et vous ne l’avez pas regretté.

Je ne sais donc pas ce que vous devez faire. Mais je sais deux choses.

La première c’est que vous avez le temps : une semaine, ce n’est pas long, et il faut d’abord que vous repreniez pied. Il faut aussi que vous observiez la situation.

La seconde c’est que vous pouvez vous laisser guider par votre mère. Elle a mis en place un système défensif, en mélangeant les générations. Elle a éloigné le spectre de sa propre mort en se rajeunissant. Il ne faut pas briser ses défenses. Mais elle vous ouvre une porte en vous posant une question : pourquoi son mari n’est-il pas à la maison ? C’est ici Naomi Feil qui peut vous aider : la question est de savoir pourquoi elle pose la question, ou plus exactement à quoi elle pense. En somme il s’agirait d’essayer de comprendre ce qu’elle pense de son mari, de ses absences, ce qu’elle imagine, comment elle a vécu d’autres absences, bref à quoi cela lui fait penser. Il ne s’agit pas de psychanalyse, il s’agit de la faire parler de son ressenti.

Le problème est que c’est horriblement difficile. Mais c’est à ce prix que vous pourrez l’apaiser, ou que vous trouverez, si du moins c’est opportun, des stratégies de diversion. C’est aussi à ce prix que vous pourrez, car ce ne serait pas la première fois qu’on verrait une telle chose, la voir formuler spontanément une vérité qu’au fond d’elle-même elle connaît déjà.

Je vous le redis : c’est très difficile, et je vous donne là un conseil que sans doute je serais bien incapable de suivre. N’allez pas trop vite, en tout cas.

Bien à vous,

M.C.

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