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En réponse à :

La déshydratation en gériatrie

, par Michel

Bonjour, Anonyme.

La question que vous vous posez est sans doute la plus emblématique de toute la gériatrie ; c’est aussi la plus difficile.

Je vais me risquer à quelques commentaires, en vous rappelant que je parle là d’une situation que je n’ai pas vue. Mon propos sera donc totalement théorique.

Une remarque tout d’abord. Il s’agit d’un patient pas très âgé, et qui présente une démence vasculaire. On sait que dans ces démences les troubles cognitifs ne sont pas forcément aussi marqués que dans d’autres situations, et qu’ils évoluent souvent de manière plus lente. Vous verrez plus loin l’importance de cette notion.

Il est entré récemment en EHPAD, et ceci à cause de la survenue d’une incontinence. Il faut savoir que l’incontinence est une des premières causes d’institutionnalisation. Je vous dis cela pour souligner que ce n’est pas un effondrement de ses capacités intellectuelles qui a déclenché cette décision. Par ailleurs il y a lieu de penser qu’elle s’est imposée à lui. N’y voyez aucune critique : on fait comme on peut et je connais bien peu de résidents de maison de retraite qui l’aient réellement décidé.

Au bout d’un mois il présente cette infection à coronavirus. Il en réchappe, mais ce n’est certainement pas la meilleure manière de s’adapter à l’institution.

Ce que j’ignore, c’est pourquoi il était perfusé. S’agissait-il d’une précaution, ou bien y avait-il déjà des signes de déshydratation ?

Voilà pour les données du problème.

Il arrachait cependant sa perfusion d’hydratation, et l’équipe soignante avait fini par renoncer à lui mettre et sans avoir trouvé d’alternative à sa non-coopération.

Et la question qui se pose immédiatement est de savoir pourquoi il arrachait ses perfusions. Bien sûr nous parlons d’un dément, et il faut être prudent avant d’interpréter son comportement. Mais si nous regardons le contexte de votre récit nous avons affaire à un patient qui n’a pas forcément perdu toutes ses facultés de jugement ; qui se trouve dans un lieu qu’il n’a pas choisi, et qui est confronté à un événement potentiellement lourd de conséquences. Ceci nous contraint à nous demander si son comportement ne correspondait pas à un refus de soins délibéré. Et du coup nous devons nous demander quelle était la bonne attitude face à ce comportement. Et donc nous demander qui était en droit de décider.

Mais de quelle liberté le dément dispose-t-il réellement ?

Ce que je sais, c’est que dès lors qu’il s’agit des questions importantes de la vie et de la mort le dément fait souvent montre d’une capacité d’analyse stupéfiante. Et j’ai toujours tenu le plus grand compte de ce qu’il pouvait dire dans ces circonstances. Ce que je sais aussi c’est que disant cela je me simplifiais beaucoup les choses, puisque je me déchargeais sur lui du poids de la décision.

On entre ici dans l’indécidable : il y a à peu près autant de raisons de dire que, le dément n’étant pas en capacité de décider pour lui-même, le courage consiste à décider pour lui, que de dire au contraire que sa parole a une grande valeur et que le courage consiste à respecter la volonté qu’il exprime.

Cela me fait penser à ce qu’on appelle un peu malicieusement le « théorème de Wittgenstein » : quel que soit le principe que vous vous donnez, et quelle que soit l’action que vous menez, il y a toujours un moyen de démontrer que l’action est conforme au principe. Si, tout de même, j’ai un argument : si nous partons du principe que le patient n’est absolument plus en état de dire quelque chose sur ce qu’il vit et désire, alors on perd beaucoup de raisons de s’échiner à prolonger sa vie.

Bref, ce qui d’emblée est posé ici c’est la question de savoir s’il fallait considérer son comportement comme totalement erratique et dépourvu e toute signification, ou si au contraire il s’agissait de l’expression d’un choix. Vous pensez bien que je ne peux rien en dire, mais les soignants, eux, ont pu glander des indices.

J’avais demandé au médecin s’il était possible de lui poser la nuit quitte à le maintenir pour qu’elle reste en place, il m’a été dit que la contention n’était pas pratiquée.

Et j’ai envie de vous répondre que c’est là une position dogmatique, et que comme toutes les positions dogmatiques elle est sans doute excessive. Je ne le fais pas parce que… cette position était la mienne. J’avais fini par éliminer toutes les contentions (et pratiquement tous les neuroleptiques) ; mais cela ne prouve rien quant à la pertinence de ces décisions. Ici le problème est double : non seulement la contention est un acte lourd qui n’est pas sans conséquences sur le bien-être du patient, et peut avoir de graves conséquences psychiques, mais on ne pourrait pas la décider sans avoir répondu à la première question, celle qui concerne la réalité du désir de la personne.

Évidemment, une autre manière de raisonner est de dire que les moyens médicaux disponibles en EHPAD sont limités. Si donc la situation est telle qu’il y a une déshydratation suffisamment sévère pour nécessiter une action en urgence et au prix d’une contention, alors la place du malade est à l’hôpital. Mais cela signifie :
- En premier lieu que, une fois de plus, on a pu décider que le comportement du patient n’a pas de sens.
- En second lieu qu’on va refiler à l’hôpital le mistigri de la décision d’une contention qu’on ne veut pas assumer.
Je ne sais pas si je l’aurais fait.

Tout cela est donc très difficile, et la vérité est que nous n’avons pas de critère stable pour dire ce qui est juste et droit. Il y a à peu près autant de raisons de décider l’un ou l’autre, et j’ai souvent eu l’impression que mon métier était de donner du sens à ce qui n’en a pas, à prendre des décisions sur des questions indécidables. C’est la dimension chamanique du métier.

Pourriez-vous me donner votre avis sur ce qui aurait pu, dû être mis en place à l’EHPAD pour qu’une déshydratation, problématique si courante en gériatrie n’emporte pas mon père, grand sportif, robuste malgré sa démence ?

Non. La seule option était d’hospitaliser. Et on ne peut même pas dire qu’il y ait eu un défaut de vigilance, car si la déshydratation est une éventualité incroyablement fréquente son diagnostic est très difficile quand on ne dispose pas de biologie. Il aurait fallu hospitaliser très vite, très tôt. Compte tenu de la contamination par le coronavirus, il n’en était évidemment guère question.

Bref je n’aurais pas fait mieux. Ou plutôt, j’aurais sans doute faut pareil ; et si j’avais pris d’autres décisions, la probabilité qu’elles aient été inadéquates était au moins aussi forte.

Bien à vous,

M.C.

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