"Il a mal partout"

15 | par Michel

Tous les professionnels de santé sont régulièrement confrontés au problème de ces malades qu’ils ne peuvent approcher, et chez lesquels la moindre tentative de soin déclenche des cris, des grimaces, des attitudes d’opposition. La prise en soin, la toilette, les changements de position deviennent des épreuves, aussi bien pour le malade que pour le soignant. Et l’équipe commente cette situation en disant que le malade "a mal partout", ou qu’"il a mal aux mobilisations". Comment aborder cette situation ?

Il me semble qu’il y a au moins deux préalables à étudier ; ces préalables ont en commun de concerner ce qui se passe dans la tête du soignant.

Le premier de ces préalables est la culpabilité qui depuis quelques années hante les professionnels de santé relativement à la prise en charge de la douleur. Culpabilité bénéfique : la négligence des soignants à s’occuper de la douleur n’avait que trop duré, et il est bon que cette culpabilité serve d’aiguillon à leur vigilance. Allons plus loin : contrairement à ce qu’on dit parfois il y a encore beaucoup de chemin à faire pour obtenir une prise en charge correcte de la douleur :
- Beaucoup de médecins restent bien indolents dans leur prise en charge.
- On a même le sentiment que la banalisation de la morphine se retourne quelque peu contre le malade, les médecins s’imaginant s’être débarrassés du problème de la douleur dès lors qu’ils ont prescrit de la morphine. Il s’ensuit que les malades qui reçoivent de la morphine sont de plus en plus nombreux, mais que ceux qui en reçoivent suffisamment sot toujours aussi rares.
- Et contrairement à ce qu’on pense cette négligence est largement partagée par toute l’équipe. Certes on entend bien souvent les infirmiers et aides-soignants se plaindre que les médecins ne les écoutent pas, qu’ils ne tiennent pas compte de leurs alertes, qu’ils ne sont pas suffisamment réactifs, et c’est largement vrai. Il ne faudrait cependant pas oublier trop vite que lorsque le médecin qui essaie de prendre au sérieux la douleur du malade demande à son équipe d’évaluer la douleur, ou de surveiller les effets secondaires des traitements, il n’a pas toujours un grand succès.

Le second préalable est que ces situations où le malade se montre, d’une manière ou d’une autre, intolérant aux soins sont toujours très mal vécues par les soignants. Le soignant vit avec un idéal : ses gestes, ses actes sont porteurs de bien, de bon, de confort, il est là pour faire du bien au malade. L’idée que ses gestes pourraient être porteur de douleur, de mal, d’inconfort lui est proprement intolérable, tout comme est intolérable à une maman l’idée que son enfant refuse sa nourriture (et il y aurait beaucoup à dire à sur ce point à propos de l’alimentation du sujet âgé par exemple).

Ces deux préalables ne devront pas être oubliés tout au long de notre propos, notamment parce qu’ils tétanisent largement la réflexion.

Bref, voici un malade qui se plaint et dont les plaintes se présentent comme des plaintes de douleur. La première hypothèse est donc qu’il a mal, et c’est cela qu’il faut aborder en premier lieu. Essayons de détailler.

Ce malade a mal aux mobilisations. Mais qu’est-ce à dire ? Que l’on sache la mobilisation n’est pas une partie du corps, et dire que le malade a mal aux mobilisations c’est ne rien dire du tout : le malade qui a mal aux mobilisations a mal quelque part et pour une raison, et l’obligation des soignants est de trouver cet endroit et cette raison, faute de quoi il y a bien peu de chance de soulager cette douleur. Force m’est de constater que ce raisonnement, pourtant élémentaire, ne rencontre guère de succès auprès des soignants, peut-être parce que ces « douleurs à la mobilisation » surviennent dans le contexte de soins qui sont leur pré carré, et dans lequel ils supportent assez mal l’intrusion du médecin. Pourtant la première chose à faire dans ce genre de situation est d’observer le malade, de l’observer longuement, de l’observer pendant le soin ; mais les soignants sont dans une telle souffrance dans ce genre de situation qu’ils réagissent comme si, se proposant d’observer le malade pendant le soin, le médecin les suspectait d’exagérer le problème, ou même d’être responsables de cette douleur. Il faut que la confusion soit majeure dans les têtes pour aboutir à de tels malentendus.

Or cette observation est la première étape du raisonnement, et ce d’autant plus que ces malades, en règle générale, ne sont plus aptes à la communication verbale. Ce sont donc les techniques d’évaluation de la douleur chez le sujet non communiquant qu’il faut utiliser (et il est probable que ce sont les mêmes causes qui freinent l’utilisation des échelles d’évaluation non-verbale).

Il faut ensuite l’examiner, comme on peut, si on peut. Ce sera un examen difficile, long, demandant beaucoup de douceur et de patience, souvent peu concluant. Si on trouve quelque chose, on a résolu le problème. C’est le plus élémentaire devoir d’un professionnel de santé que de faire cette tentative. Mais il faut bien admettre que souvent on ne trouve rien, ou alors l’examen est tellement lacunaire qu’on n’en peut pas tirer de conclusion.

Dans ces conditions le plus raisonnable est de faire un test thérapeutique. Disons tout de suite qu’il ne faut pas se jeter sur la morphine, il y a d’autres antalgiques et il y a notamment l’option, trop négligée, des anti-inflammatoires. Mais supposons que cela ne marche pas. On en vient à la morphine ; et il faut faire un essai de morphine.

Simplement il faudra se méfier : car si on donne de la morphine à un malade il va se calmer ; le malade se calme toujours sous morphine, il suffit de trouver la bonne dose. Le problème c’est qu’en procédant ainsi on ne saura pas si bien que cela pourquoi le malade est calmé : il se pourra qu’on l’ait calmé parce qu’il avait mal et qu’on a éteint la douleur ; mais il se pourra aussi qu’on l’ait parce qu’il n’avait pas mal et que la morphine est un sédatif. Le test à la morphine, qu’on nous tellement dans le milieu des soins palliatifs, est un leurre si on ne respecte pas strictement ses conditions d’utilisation : avoir essayé autre chose avant, utiliser des doses faibles à modérées, savoir s’arrêter. Il ne faudrait pas oublier les évidences : il n’y a pas de mystère, et on a bien du mal à imaginer une douleur violente dont la cause soit impossible à trouver, du moins pour peu qu’on la cherche, et qu’on la cherche en n’oubliant rien.

Mais, dira-t-on peut-être, quelle importance, du moment que le malade se calme ?

Cela a une importance : il arrive, on y reviendra, qu’on n’ait pas d’autre ressource pour calmer un malade que de lui faire perdre conscience. Mais on ne peut s’y résoudre que si tout le reste a été essayé. Et ce n’est pas le cas du test à la morphine.

Alors supposons qu’un test à la morphine bien conduit ne donne pas de résultat. Il faut alors penser à cet autre type de douleur, qu’on appelle neurogène. Ce sont des douleurs très vives, très déroutantes, qui sont liées pour faire court à un déséquilibre au niveau du système nerveux. Ces douleurs sont souvent provoquées par une stimulation qui n’a pas de raison d’être douloureuse, comme le frôlement (et souvent calmées au contraire par une pression forte) ; elles ne réagissent pas à la morphine mais à des traitements spécifiques qui ne sont pas des antalgiques. Avec cette circonstance aggravante que parfois elles ne réagissent à rien. Bref une fois échoué le test à la morphine il faut traiter une douleur neurogène.

Mais ce n’est pas la seule explication. Il faut penser aussi à ce phénomène, bien connu mais bien oublié (y compris dans le milieu des soins palliatifs) de la total pain, ou douleur totale. Il s’agit de patients qui, en somme, perdent pied, et qui traduisent en douleur tout ce qui leur arrive. Nous savons bien que nous supportons plus difficilement d’avoir mal aux dents quand nous avons des soucis d’argent. C’est volontiers le cas de ces malades déments qui ont vécu une expérience hospitalière traumatisante, soit parce qu’elle l’a été, soit parce qu’ils n’ont plus les moyens intellectuels de l’intégrer (et dans la discussion bénéfice/risque des hospitalisations chez le dément, il faut tenir compte de ce problème et savoir renoncer à un soin ou un examen parfaitement légitime si on pense que le malade ne va pas le supporter psychologiquement). On se trouve alors devant des malades qui, en somme, pleurent avant d’être battus et crient de douleur alors même qu’on ne leur fait rien. La prise en charge est encore plus difficile, et fait appel à la douceur, la patience, et s’il le faut les psychotropes. Ici également la tentation de la morphine est majeure et doit être gérée.

Mais il faut encore garder à l’esprit que la douleur est loin d’être pour le malade la seule source d’inconfort. La liste est longue et suffisamment connue des autres symptômes inconfortables, ce n’est pas ici le lieu de la reprendre, sauf pour y ajouter l’angoisse, les hallucinations, mais aussi un simple pli dans le drap ou une fenêtre mal fermée…

Enfin il y a de toute évidence des malades qui crient parce qu’on les dérange, et que le meilleur moyen d’être assuré de ne pas être manipulé est de crier de douleur. À y regarder d’un peu près, c’est fréquent chez le sujet âgé. Et on ne pourra être sûr de son fait que quand le malade qui disait "J’ai mal" dira "Je n’ai plus mal". C’est rarissime car ces malades en général n’ont plus de communication verbale, ce qui fait que le soignant en est réduit à ses propres impressions, et que le soignant est comme tout un chacun très performant pour prendre ses sentiments pour la réalité.

Et quand on a tout essayé et rien obtenu, alors et alors seulement il reste à proposer de sédater le malade : si les soins lui sont trop inconfortables, quelle que soit la raison de cet inconfort, on peut proposer de l’endormir, juste le temps des soins, nous savons le faire en sécurité. Ce peut même être une solution temporaire, pendant qu’on essaie les autres options. Car une partie du problème, évidemment, c’est que tout cela prend du temps, et qu’on ne va tout de même pas laisser la malade souffrir pendant une semaine sous le prétexte qu’il faut procéder par ordre.

On voit que cette question du malade qui « a mal partout » ou qui « a mal aux mobilisations » demande à être examinée très soigneusement, et avec une grande rigueur. Elle nécessite avant tout un grand travail d’équipe, et il reste sans doute à se demander pourquoi c’est précisément sur ces points qu’un travail d’équipe est si difficile à obtenir.