Soins palliatifs et pensée magique

24 | par Michel

Il est certainement étrange, et même sans doute un peu provocateur, de se demander quelle est la place de la pensée magique en soins palliatifs. C’est pourtant une question fondamentale, la seule incertitude étant de savoir si elle y est réellement plus importante que dans les autres branches de la médecine.

Les mauvaises odeurs :

Ce qui m’y fait penser aujourd’hui est une intervention trouvée récemment sur un forum. Il y était question de la lutte contre les mauvaises odeurs en fin de vie. C’est un problème très important, car il existe de multiples circonstances dans lesquelles les patients et leur entourage peuvent se trouver gravement incommodés.

La lutte contre ces mauvaises odeurs n’est pas aisée ; on recourt autant que faire se peut au traitement de la cause, aux soins locaux, aux désodorisants, aux produits masquants. Et puis il existe d’autres pratiques, assez répandues dans le monde soignant : on dépose sur la table de nuit une coupelle remplie d’un antibiotique, le plus souvent le métronidazole ; d’autres fois un fait la même chose avec du charbon activé. La question que je voudrais étudier est simplement celle-ci : comment penser de telles pratiques ?

La réponse la plus évidente est que c’est efficace. Or il y a quelques raisons de s’interroger.

Il faut d’abord étudier comment on prouve que c’est efficace. L’olfaction n’est pas un sens très précis chez l’homme, et on sait bien de quelles illusions on peut se trouver aisément victime, surtout dans des situations dramatiques. Les appréciations en cette matière sont donc nécessairement très subjectives ; et il est douteux qu’on puisse établir des arguments en mettant en place dans une telle matière des études prospectives en double insu contre placebo. Du coup la rigueur scientifique impose de dire qu’il n’y a aucune preuve de cette efficacité. On ne parle même pas du fait qu’il faudrait comparer les opinions des soignants et celles des patients.

Mais il y a d’autres objections : comment ces traitements peuvent-ils être efficaces ?

Ils ne sont pas choisis au hasard : les bactéries responsables des mauvaises odeurs sont fréquemment sensibles au métronidazole, et le charbon activé a un effet absorbant très intéressant. Là où les choses se compliquent c’est quand on cherche à expliquer comment ils peuvent agir à distance. Si on veut que le métronidazole agisse sur les bactéries il faut le mettre en contact avec elles ; et il faudra expliquer comment, de sa coupelle, il peut avoir une action sur les germes d’une plaie : ce n’est pas un produit volatil. Ou alors il faut expliquer que les bactéries, attirées par le métronidazole, se précipitent dans la coupelle. Il en va de même du charbon activé, dont le grand pouvoir absorbant ne peut se manifester qu’au contact de ce qu’il absorbe.

Naturellement il y a une possibilité, qui est de rappeler qu’on ne sait pas tout, et que le métronidazole peut agir pour des raisons qu’on ne connaît pas ; la preuve est qu’il est efficace. Sans doute. La première vertu du scientifique est de savoir qu’il ne sait pas, et on fera bien de se souvenir de l’argument que Brecht met dans la bouche des adversaires de Galilée : « La question n’est pas de savoir si les satellites de Jupiter sont visibles mais s’ils sont possibles ». Mais d’un autre côté, l’argument : « Il y a des choses qu’on ne sait pas » constitue la base la plus constante de l’argumentation des tenants de toutes les patamédecines. Bref il faut à la fois rester sceptique et vigilant. Reste que le scepticisme l’emporte et qu’on a un peu de mal à comprendre comment ces produits pourraient avoir la moindre action sur les mauvaises odeurs.

On se trouve donc dans un situation très intéressante.
- Les soignants sont relativement démunis devant cette difficulté.
- Ils utilisent des médicaments qui ont une réelle action contre les mauvaises odeurs.
- Mais la manière dont ils l’utilisent exclut raisonnablement qu’ils puissent avoir la moindre efficacité.
- Pour autant les utilisateurs de cette technique sont satisfaits des résultats qu’ils obtiennent.

Il est dès lors assez facile de reconnaître dans cette pratique les ingrédients d’une démarche proprement magique : on part d’une situation de souffrance pour tout le monde, on vise un état qu’on ne peut pas réellement objectiver, on utilise des moyens dotés d’une charge symbolique (un antibiotique, un absorbant), on procède par une sorte d’analogie, en constituant un mixte entre les produits, qui ont une activité avérée, et les procédures, qui seraient efficaces s’il s’agissait, par exemple, d’huiles essentielles qui ont elles aussi une activité, mais insuffisante ; on réalise ainsi une sorte de chimère entre un mode d’administration très traditionnel et des molécules très modernes.

Ce qui me semble corroborer cette analyse, c’est le tollé qu’on provoque chez les soignants quand on soulève ce type d’objection. Il est des procédures, des traditions dont il ne fait pas bon douter. On est dans l’irrationnel, on est dans la pensée magique pure.

L’eau gélifiée :

Ce n’est pas le seul domaine de la médecine palliative dans lequel la pensée magique règne en maîtresse. Un second exemple suffira : celui de l’eau gélifiée.

L’eau gélifiée est utilisée couramment pour réhydrater les malades qui, à cause de fausses routes alimentaires, ne peuvent boire de l’eau en quantité suffisante. Essayons d’analyser ce qu’il en est.

La première question à se poser est de savoir quel est le danger. Pour mesurer ce danger, il faut :
- En premier lieu se demander quel est le risque de faire des fausses routes ; et l’expérience courante montre que la première fausse route, celle qui n’est en rien différente de celle que tout le monde fait, implique chez le soignant le réflexe de l’eau gélifiée ; pourtant il existe des procédures parfaitement codifiées pour étudier la déglutition d’un malade ; elles sont rarement mises en œuvre.
- En second lieu, se demander quel est le volume d’une fausse route à l’eau. L’expérience de chacun montre que le volume d’une gorgée est bien incapable de provoquer une détresse respiratoire quelconque, encore moins une noyade.

Ces deux points sont très importants, car pour lutter contre ces risques hypothétiques on met en œuvre des mesures dont l’inconfort pour le patient ne devrait pas être négligé. Or la vérité oblige à dire que le risque est démesurément grossi par les professionnels.

La seconde question est de savoir ce que vaut le traitement mis en place. Il faut qu’il soit efficace et sans danger. De surcroît il faut en soins palliatifs qu’il ne soit pas inconfortable. Et là les choses sont simples :
- L’eau gélifiée n’est pas efficace : il suffit de se souvenir que pour faire absorber un litre d’eau il faut environ huit pots d’eau gélifiée.
- L’eau gélifiée est dangereuse : il s’agit en effet d’une préparation à base de gélatine. Or l’un des dangers majeurs des fausses routes est la réaction très violente qui se produit quand on met une protéine étrangère dans une bronche (c’est la raison pour laquelle la seule mesure à prendre chez un patient qui fait des fausses routes est de ne plus lui donner que de l’eau : le volume d’une gorgée est bien incapable de mettre le patient en danger, par contre tout ce qui n’est pas de l’eau démultiplie le risque de réaction à corps étranger). Et si l’eau gélifiée permet effectivement d’éviter 90% des fausses routes, les 10% qui restent constituent un danger insupportable.
- L’eau gélifiée est une source non négligeable d’inconfort : il suffit d’en goûter un peu.

Nous pouvons dire de l’eau gélifiée ce que nous disions du métronidazole : ce contre quoi nous luttons ne peut être mesuré correctement ; les mesures que nous prenons ont une base logique mais la manière dont nous les prenons est illogique, et ne repose que sur une analogie ; le résultat ne peut pas davantage être mesuré que le problème. Pensée magique.

Alors que faire ?

C’est peut-être l’une des questions les plus difficiles de la pratique médicale.

Il est à peu près manifeste que dans les deux situations dont nous venons de parler les mesures prises par les professionnels sont hors d’état de produire l’effet objectif qu’ils en attendent. Mais il est tout aussi manifeste qu’en les mettant en œuvre les soignants font quelque chose et qu’ils obtiennent quelque chose. Et ce quelque chose est précieux, puisque tout le monde semble satisfait. Simple effet placebo ? C’est possible ; encore faut-il remarquer qu’il s’agit ici d’un placebo inversé, qui n’a d’efficacité que parce que le soignant y croit ; la croyance du malade n’est même pas requise.

C’est qu’en soins palliatifs plus encore que dans d’autres domaines de la médecine ce qui se dit importe au moins autant que ce qui se fait. La médecine est action, elle est aussi langage, et cela vaut encore plus en fin de vie. Or l’homme interagit avec le réel de deux manières :
- En le transformant, ce qui implique les ressources de la technique et de la science.
- En l’interprétant, en lui donnant sens, en changeant la vision qu’il en a : c’est le rôle du langage, c’est le rôle de la pensée magique.

La pensée magique n’est nullement une scorie du développement humain ; c’est au contraire un mode de pensée fondamental, simplement il est moins efficace que le mode scientifique quand il s’agit de construire un ordinateur. Reste qu’il n’y a pas de différence majeure entre la pensée magique, l’élévation spirituelle et la création artistique. Allons plus loin : la pensée scientifique fournit ce qui permet à la vie d’être vécue, la pensée magique lui fournit ce qui lui vaut de l’être. Encore faut-il se souvenir que non seulement les scientistes sont des gens qui utilisent la pensée scientifique comme une magie, mais dans la pratique il ne manque pas d’occasions où on voit que la pensée scientifique n’est qu’un cas particulier (extrêmement performant) de la pensée magique.

C’est pourquoi il importe de réfléchir sur la place de la pensée magique en soins palliatifs. Cette place est d’autant plus grande qu’on se trouve dans une situation où la technique est par nature prise en défaut : quoi qu’on fasse le sujet va mourir ; et elle est d’autant plus grande que la question essentielle est celle du sens. Il serait donc absurde et fautif de vouloir éradiquer la pensée magique en soins palliatifs. Tout ce qu’on peut dire c’est que le professionnel est d’abord un scientifique, ce qui lui impose de vérifier le bien-fondé des moyens qu’il met en œuvre. Ensuite, qu’il doit repérer les occurrences où il recourt à la pensée magique. Enfin qu’il a parfaitement raison, quand les deux conditions précédentes sont réunies, de lui laisser libre cours. Sa seule obligation est de savoir ce qu’il fait, et pourquoi il le fait.