La souffrance en fin de vie

261 | par Michel

Bonjour. Je ne suis pas une professionnelle mais une proche d’une personne en institution J’ai hélas vu un certain nombre de personnes ce que j’appellerai " agoniser" pendant une dizaine de jours voire plus. En dehors de la question éthique, je me demande d’un point de vue strictement médical quels sont les effets positifs et négatifs de l’arrêt en fin de vie de l’alimentation artificielle et de l’hydratation. Vous avez dans un de vos articles parlé du râle du mourant. Cela donne l’impression que la personne souffre. Merci, si vous pouviez m’éclairer un peu sur ces questions, j’en conviens, fort délicates et sans doute très complexes.

Ce message reçu sur le forum pose magnifiquement l’un des problèmes les plus difficiles de la prise en charge des malades en fin de vie. Au point que j’ai beaucoup reculé le moment d’y répondre et qu’il me semble utile d’y consacrer un article entier.

Du point de vue purement scientifique, la question est, si on ose dire, assez simple ; ou du moins elle se laisse réduire à des éléments qui peuvent être travaillés séparément.

Parlons tout d’abord de l’alimentation ; nous le ferons d’ailleurs assez brièvement car plusieurs articles de ce site ont déjà abordé ce thème.

Remarquons à ce sujet que ce site, précisément, est consacré tout à la fois aux soins palliatifs et à la gériatrie, ce qui peut poser question au lecteur : dans quelle mesure peut-on ainsi passer de l’un à l’autre, utiliser pour l’une des problématiques les données relatives à l’autre ? Disons simplement que, sans pour autant méconnaître le risque d’une position trop simpliste, les points communs sont aussi nombreux que les questions communes.

L’alimentation en fin de vie :

Il est incontestable que la dénutrition est dommageable en fin de vie, car elle aggrave la dégradation de l’état général. Cela entraîne notamment deux conséquences très importantes :
- Le malade est exposé à des complications comme les escarres et les infections qui sont d’importantes sources de douleur et de souffrance.
- Tout simplement la fatigue s’en trouve aggravée ; or la fatigue entraîne une perte d’autonomie qui, même en toute fin de vie, est cause d’une grande souffrance : les équipes de soins palliatifs sont toujours très attentives à la prise en charge de la fatigue.

Il serait donc très fautif de prendre à la légère la question de la dénutrition. Mais une fois qu’on a dit cela, que faire ? Et l’on voit très rapidement que les moyens disponibles pour lutter contre la dénutrition sont très limités :
- Il est hors de question d’utiliser des techniques d’alimentation artificielle qui seraient elles-mêmes sources de souffrance : c’est le cas de la sonde gastrique (encore faut-il que ce soit le malade qui en décide, du moins quand il le peut).
- On ne peut guère utilise des techniques qui limiteraient son autonomie (alors que le but affiché est de la préserver).
- Les méthodes d’alimentation artificielle sont elles-mêmes source de dangers importants, surtout sur des organismes très fatigués.
- Dans le mécanisme de la dénutrition il y a certes la diminution des apports, mais il y a surtout un grand nombre de raisons pour que l’organisme surconsomme des calories ; et contre cette surconsommation il y a bien peu d’armes. [1]
- Mais surtout, et là aussi pour de multiples raisons dont le détail importe peu ici, le malade en fin de vie le plus souvent n’a pas faim

Et cela nous introduit au cœur de notre problème. Car on entend souvent la famille dire : « Mais si on ne le nourrit pas il va mourir de faim » ; or cela demande à être traduit. Qu’entend-on par là ? Mourir de faim est une souffrance quand on a faim. Mais nous venons de voir que ces malades n’ont pas faim. Bien souvent ils disent même que la principale source d’inconfort pour eux est l’inquiétude de leurs proches, et les efforts qu’il faut consentir pour leur faire plaisir. Il faut donc maintenir que le malade ne va pas mourir de faim. Il va mourir de dénutrition, certes, et c’est grave, et c’est à considérer. Mais alors tout le problème se pose en termes de rapport bénéfice/risque : Peut-on raisonnablement espérer qu’une stratégie de lutte contre la dénutrition sera efficace ? Si oui, quels en seront les inconforts, et de quel côté la balance penche-t-elle ? les professionnels savent, plus ou moins bien, conduire ce genre de calculs.

L’hydratation en fin de vie :

La question se pose dans les mêmes termes :
- Il est maintenant bien établi qu’en fin de vie une légère déshydratation est plutôt une source de confort.
- La sensation de soif dépend largement de l’état de la bouche, et une bonne humidification de la muqueuse buccale suffit à l’apaiser.
- Surtout, dans la quasi-totalité des cas le malade en fin de vie n’a tout simplement pas soif.

Dans ces conditions la terreur de voir le malade mourir de soif n’a pas plus de sens que celle de le voir mourir de faim, et la lutte contre la déshydratation ne saurait se mener que dans d’étroites limites.

La vraie question :

Il serait donc facile de répondre à notre interlocutrice en énonçant ainsi la position qui fait consensus, aussi bien dans le mode de la gériatrie que dans celui des soins palliatifs.

Mais quand on aurait fait cela, qu’aurait-on obtenu ? Aurait-on répondu à sa vraie question ? Il est permis d’en douter.

Reprenons l’une de ses phrases : « Vous avez dans un de vos articles parlé du râle du mourant. Cela donne l’impression que la personne souffre. ». Quiconque a assisté à un râle agonique sait pour le reste de ses jours de quoi il s’agit : c’est un bruit laryngé, parfois très intense, qui donne l’impression que le malade lutte pour respirer, qu’il s’étouffe, qu’il se noie dans ses sécrétions ; et c’est un bruit insupportable.

Or ce que nous savons sur le râle agonique, c’est qu’il suffit de très peu de sécrétions pour le provoquer ; le malade n’est pas du tout en train de se noyer ; nous savons aussi que la condition pour que le râle se produise est que le réflexe de toux ait disparu, ce qui est la marque d’un coma profond, dans lequel il est exclu que le malade ressente quelque chose. Il s’ensuit que le malade en râle agonique n’a besoin de rien, et notamment pas qu’on lutte contre le râle.

Le problème est que de tels propos ne sont tout simplement pas entendables par l’entourage. L’entourage est en proie à sa propre souffrance, il est fragilisé par ce qu’il est en train de vivre. Par ailleurs sa détresse, mais aussi son impuissance, le poussent à vouloir que tout soit fait pour éviter au mourant le plus petit risque d’inconfort.

Et c’est là que les choses deviennent impossibles à gérer. Car le professionnel a parfaitement raison de dire que le malade ne souffre pas et n’a besoin de rien ; mais son propos est tenu dans un registre scientifique, et ses interlocuteurs ne sont tout simplement pas en état de l’entendre.

C’est d’ailleurs une chose somme toute assez commune : contrairement à ce qu’on pense, la primauté du discours scientifique ne va pas de soi ; cette primauté repose sur une croyance qui, en soi, n’a pas plus de valeur que la croyance dans la magie ou la religion : tout a plus doit-on constater que les faits lui donnent souvent raison, et que les ordinateurs sont généralement mieux construits par les ingénieurs que par les sorciers. Et lorsque les choses en sont arrivées à la mort, qui est tout de même ce que le monde connaît de plus irrationnel, il ne faut pas s’étonner que la pertinence du discours scientifique soit plus volontiers contestée.

C’est pourquoi dans ces moments de grande détresse la parole scientifique du médecin est tout simplement inadaptée et inentendable. Le pire est qu’elle n’en est pas moins indispensable : car la famille ne va pas manquer de demander qu’on agisse pour soulager le malade de cette souffrance imaginaire ; or, outre qu’il est en soi éthiquement inacceptable d’administrer à un malade qui n’en a pas besoin un traitement qui vise en réalité à soulager la souffrance de tiers, cette stratégie serait encore plus inacceptable si le soin préconisé (aspiration pharyngée par exemple) était, en plus, douloureux ou pénible.

Ici se joue incontestablement ce qui est le plus difficile en matière de prise en charge de la fin de vie. Et ce plus difficile est pratiquement insondable.

Car, on l’a déjà expliqué ici, il se passe deux choses dans la mort. Il y a un malade qui perd la vie, mais il y a un entourage qui perd un malade. Et ces deux choses n’ont rien en commun, si ce n’est qu’elles se produisent simultanément : c’est pourquoi la mort de l’autre ne m’apprendra jamais rien sur la mort de moi. Mais du coup se pose une question : de qui doit-on s’occuper dans le mourir ? On doit s’occuper du malade, bien entendu. Mais on doit aussi s’occuper de l’entourage, et ce d’autant plus, si on peut dire, que le malade, lui, n’aura pas de deuil à affronter, il n’aura pas à survivre à l’événement. On doit enfin considérer que ce qui se passe advient à une entité nommée famille, qui a son fonctionnement propre, et qui vit comme un organisme à part entière.

Tout ceci, les psychologues le connaissent bien. Mais outre que le point de vue psychologique est loin de suffire, les choses se compliquent énormément du fait que les intérêts et les points de vue des principaux protagonistes ne sont que très partiellement concordants (on le voit tous les jours quand on considère la question de l’euthanasie).

Ceci se manifeste de manière éclatante dans l’approche du phénomène de la souffrance.

Car je ne connais de la souffrance de l’autre que ce qu’il m’en donne à voir. L’évaluation de la souffrance est par nature subjective. Que je vois celui que j’aime et que je juge qu’il souffre, la souffrance que je lui suppose vient résonner avec la mienne, ce qui aboutit à me faire perdre tout repère. Il est difficile dans ces conditions de faire la part des choses, et on peut même se demander si un tel projet aurait un sens. Les soignants eux-mêmes s’y laissent volontiers prendre, et on ne compte plus les professionnels qui s’affolent de manifestations dont le malade, en coma largement dépassé, n’a que faire.

Mais que dire ? Face à cette vision complètement subjective, la tentation est grande (mais aussi il est nécessaire) de réfléchir, de raisonner, et d’analyser la situation avec les ressources de la science. Le problème est que cela revient vite à opposer discours scientifique et ressenti affectif, et à se trouver emprisonné, parole contre parole, les deux parties prétendant préserver « les intérêts du malade ». Le moins grave est que le médecin, dont la crédibilité ne peut manquer de se trouver contestée, se voie suspecter de sécheresse de cœur. Plus grave est le risque de survenue de véritables conflits, que les professionnels on bien souvent tendance à éluder en allant dans le sens du ressenti de l’entourage ; il faut certes aller dans le sens de l’entourage, mais pas jusqu’au point où la loyauté due au malade risque de n’y pas trouver son compte.

Finalement on en vient même à soupçonner que les rôles pourraient se trouver fort bien distribués ainsi. Dans cette cérémonie que reste la mort, peut-être faut-il que les professionnels tiennent le discours objectif, laissant aux proches le discours subjectif, et assumant par la même un rôle, au moins partiel, de repoussoir. Beaucoup de professionnels des soins palliatifs tirent fierté et réconfort des excellentes relations qu’ils entretiennent avec les familles. C’est probablement en effet un critère de qualité de la prise en charge ; il se peut toutefois que le critère ne soit pas aussi absolu qu’on le pense.

Notes

[1Par contre l’argument « Si vous le nourrissez vous allez nourrir le cancer » n’est pas très sérieux : c’est l’argument de la "terre brûlée". Certes le cancer a besoin de calories pour croître, mais le système immunitaire, qui lutte contre le cancer, en a besoin tout autant. A ce compte, autant remarquer que le cancer a besoin d’oxygène et empêcher le malade de respirer.