Cet article a été revu le 7 février 2015

La philosophie de l’"humanitude" : rupture ou continuité ?

18 | (actualisé le ) par Michel

Pratiquer la méthode Gineste-Marescotti, ce serait devenir "des soignants libérés de la culture des bonnes sœurs"

Peut-être vaut-il la peine d’explorer ce qu’il en est de cette culture.

Commençons par remarquer qu’il y a un peu de matériel. On parle beaucoup du "dolorisme judéo-chrétien", on parle de la "valeur rédemptrice de la souffrance", mais peut-être serait-il approprié de se renseigner.

En ce qui me concerne, j’ai beaucoup appris notamment de deux ouvrages qui me semblent incontournables : Jacques Le Goff : "La naissance du Purgatoire", chez Gallimard ; Jean Delumeau : "Le péché et la peur", chez Fayard. Ce sont de gros livres, certes, mais outre qu’ils se lisent bien, c’est sans doute la prix à payer pour dire autre chose que des poncifs et des tartes à la crème.

Faisons bref : le judéo-christianisme n’a jamais réussi à élaborer une explication satisfaisante de l’énigme du mal. Pourquoi y a-t-il le mal, et pourquoi les justes sont-ils souvent plus mal traités que les méchants, voici qui reste incompréhensible. A telle enseigne que lorsque Dieu intervient à la fin du livre de Job, il n’arrive à rien d’autre qu’à botter en touche en piquant une grosse colère, comme n’importe quel soignant pris en défaut [1] ; comme défense c’est assez piteux. Et la difficulté avec Dieu, c’est qu’il est réputé aimer ses créatures, ce qui complique le problème. Les Grecs n’avaient pas ce souci, eux dont les dieux se moquaient largement des humains, sauf quand ils avaient besoin d’eux pour leurs petites affaires [2].

Du coup il a fallu aux juifs, et plus encore aux chrétiens, élaborer des théories très sophistiquées pour se tirer d’affaire, avec un système de rétribution retardée assez complexe, et pour tout dire pas très convaincant. Mais ce que Le Goff montre bien, c’est que le système n’a pas fonctionné très longtemps et que son impact n’a pas été aussi important qu’on le croit ; et ce que Delumeau montre encore plus, c’est
que même dans le clergé il n’a jamais constitué une norme, sauf pour quelques prédicateurs, dont les outrances mêmes disent assez le fil qu’ils ont eu à retordre.

La position du christianisme face à la souffrance repose sur trois principes :
- Le premier est commun à tous les maîtres de toutes les spiritualités : le progrès spirituel passe par la maîtrise, notamment du corps, ce qui implique un travail sur la souffrance et sur la sexualité. Tous le disent. Personnellement je n’ai pas trop d’opinion, faute sans doute d’avoir essayé ; mais je ne suis pas prêt pour autant à dire que la spiritualité ne sert à rien, ni que les maîtres spirituels ne savent pas ce qu’ils disent.
- Le second est particulier au christianisme : le Christ ayant souffert, ceux qui veulent l’imiter doivent réfléchir à l’opportunité de partager cette expérience de la souffrance.Mais s’il est facile de trouver des textes qui disent l’importance de ces deux points, on aura un peu plus de mal à en trouver qui disent que ce doit être la norme. Ces deux voies sont réservées à certains, et on ne force personne.
- Le troisième principe est que les souffrances supportées sur terre sont des à-valoir sur le bonheur céleste (je passe, on trouvera les détails dans Le Goff). Mais sauf certains masochistes (éventuellement canonisés) personne n’a jamais recommandé d’aller au devant de la souffrance (sauf vocation mystique, voir ci-dessus).

Et c’est là-dessus qu’on dit n’importe quoi.
- D’abord parce que cette valorisation de la patience devant les épreuves et les souffrances arrangeait surtout le pouvoir en place et les possédants. Et si certes l’Église n’a pas manqué d’aller à la soupe, on trouvera dans Delumeau quelques exemples de ce qu’elle disait sur ce sujet aux possédants et au pouvoir en place, et ce à toutes les époques. Quand on attribue aux clercs le discours sur la prétendue valeur rédemptrice de la souffrance, on commet à tout le moins une imprudence.
- Ensuite parce que le dolorisme est un trait culturel qui dépasse largement le cercle des clercs, et qui n’est pas si bien que cela lié aux thèmes précédents. Il est intéressant de noter que la "Légende dorée", (Garnier-Flammarion) qui contient des passages franchement sadiques, date d’environ 1250, une époque où la théologie chrétienne n’avait pas de position claire sur le Purgatoire, dont la théorie complète ne sera élaborée que deux siècles plus tard. Le courant culturel du sado-masochisme court à travers tous les âges, et ses points de contact avec le christianisme sont moins nombreux qu’on l’imagine.
- Enfin parce qu’on est de toute manière scandaleusement injuste quand on reproche aux "bonnes sœurs" d’avoir utilisé ce thème de la "valeur rédemptrice de la souffrance". On oublie simplement que les choses se passent à une époque où on n’avait pas grand chose pour la soulager, cette souffrance. On oublie simplement qu’essayer de donner un sens à ce qui était en train de se passer était bien la seule chose qu’elles pussent faire, et que même à notre époque ce qu’on appelle la prise en compte des questionnements spirituels est tout de même bien le cœur de la pratique en soins palliatifs. Tout simplement parce que c’est indispensable. D’une manière générale on oublie simplement que si les "bonnes sœurs" le faisaient c’est parce qu’elles étaient sur le pont, et que sur ce pont, à part elles, il n’y avait pas beaucoup de monde.

Au reste que que voyons-nous ? Ceci simplement : que la première personne à envisager quelque chose qui ressemble à la prise en compte de la souffrance des malades en fin de vie s’appelait Jeanne Garnier, qui en 1842 fonda à Lyon l’association des Dames du Calvaire (les mots ont un sens) ; que c’est chez les (bonnes) sœurs de l’Hospice saint Joseph de Londres que Dame Cicely Saunders apprendra l’usage de la morphine en prévention de la douleur et non plus en traitement ; que le premier texte qui décrive explicitement les obligations des médecins en matière de douleur est écrit par Pie XII en 1957.

Bref que dès que les "bonnes sœurs" ont pu faire autre chose que parler du bon Dieu aux malades qui avaient mal, elles l’ont fait. Et qu’à cette époque-là c’était pas gagné dans le monde médical, voir par exemple J.-P. Peter : « Connaissance et oblitération de la douleur dans l’histoire de la médecine » [3]. Certes, il y a eu des sons d’autres cloches, et il existe notamment un redoutable discours de Jean-Paul II prononcé en 1998 sur ce thème. Mais tout de même, cela ne fait pas un ensemble.

C’est toute l’histoire de la prise en soins qui va dans le même sens.

Florence Nightingale, la première sans doute à envisager la notion d’amélioration des soins (pas seulement infirmiers) dans les hôpitaux, et à considérer le bien-être des malades comme un facteur essentiel de guérison, le fait en 1840, et elle le fait au nom de sa foi chrétienne. Et Virginia Henderson était mue par les mêmes principes. Or si on prend la peine de replacer leur œuvre dans le contexte de leur époque, on se dit que vraiment ce n’était pas mal.

Alors disons-le. Certes, les choses ont changé, elles ont beaucoup évolué. C’est normal, c’est la moindre des choses. Mais il s’agit d’une évolution, et j’ai le sentiment que si ces deux grandes anciennes, pour ne parler que d’elles, voyaient comment nous prenons les choses, notamment avec la "métho", elles en seraient enthousiasmées. Parce qu’au fond c’est leur culture, dans ce qu’elle a de mieux. L’évolution à laquelle nous assistons dans les mentalités a une histoire, et cette
histoire s’est construite non en opposition à la "culture des bonnes sœurs" mais grâce à cette culture, et elle a été déclenchée par les "bonnes sœurs" elles-mêmes.

La notion d’"humanitude" pose problème.

Ce que j’en ai compris, c’est ceci : "l’humanitude", c’est l’ensemble de toutes les particularités qui permettent à l’individu de se reconnaître comme faisant partie de l’espèce humaine. Il y a des animaux qui vivent en troupeaux, d’autres qui vivent en groupe, d’autres qui vivent seuls. L’homme est un animal social : il ne vit pas en troupeaux, mais il ne peut vivre seul ; il vit en groupe. Reconnaître l’autre, c’est l’accepter comme membre du groupe. Tous les animaux disposent de signaux
qui leur permettent de se reconnaître entre eux. Chez les humains, ces signaux sont notamment de cinq ordres différents ; il y a le regard, la parole, le toucher, la verticalité, le vêtement, tout cela aboutissant à un sixième ordre : la socialisation.

Seulement, quand on a dit cela, on a parlé d’une discipline qui porte un nom : l’éthologie. Et c’est l’immense apport de la "métho" que de rappeler qu’un soin qui fait l’impasse sur l’éthologie humaine a toute chance, surtout chez le dément, de ne pas être un soin adapté. Et c’est là que la solution devient un problème. Car ce qu’on décrit sous le terme d’"humanitude", c’est simplement (si j’ose dire, car c’est énorme) ce par quoi l’homme est un animal comme les autres. L’homme est un
animal qui humanise ses enfants, tout comme la vache vachise son veau et tout comme la chatte chattise ses chatons.

Et justement tout l’effort de la pensée humaine est sur cette question : l’homme est-il réductible à un animal comme les autres, ou bien est-il différent, a-t-il un autre statut ?

Cette question est terriblement difficile. Ce que je sais de plus sûr c’est qu’ils ne doivent pas être légion, ceux qui sont prêts à dire que l’homme n’est rien d’autre qu’un mammifère bipède, et à en tirer toutes les conséquences.

Cette évidence se démontre assez facilement. Par exemple, il est bien vrai que pour le judéo-christianisme (les Grecs sont tout de même dans une position différente) la question est tranchée : c’est tout à fait explicitement que Dieu constitue l’homme dans une position singulière par rapport au reste du créé (Descartes dira de l’homme qu’il doit se rendre "maître et possesseur de la nature" [4]. Et faisant cela il pose exactement la
question de l’écologie : l’homme est-il un simple élément de la nature, ou bien est-il d’une certaine manière face à elle ? Gare aux simplismes, car en matière d’écologie on commence à les payer. Simplement parce que toute l’activité humaine, comme celle de n’importe quel animal, vise toujours à augmenter sa part du gâteau de la nature, ce qui fait qu’elle se développe contre elle. Le respect de la nature, si on le veut absolu, commande de la laisser faire dans de nombreux domaines, et notamment en laissant mourir les humains trop faibles pour se débrouiller seuls. Ce que nous disons quand nous voulons un homme soucieux de son environnement, c’est un humain qui maîtrise suffisamment les équilibres naturels pour agir de manière à les optimiser.

Mais s’il en va ainsi, cet humain-là n’est-il pas tenu de se rendre ainsi "maître et possesseur de la nature" ? N’est-il pas dans une position singulière vis-à-vis du reste du réel ? L’homme écologique n’est pas intrinsèquement judéo-chrétien [5]) ?

Je ne connais personne qui croie que l’homme est un animal comme les autres.

Et d’ailleurs si on voulait tenir cette position, sur quoi fonderait-on le caractère absolu de la dignité humaine ? Essayez donc. Essayez de me démontrer qu’en aucune circonstance et sur aucun point l’homme ne fait de différence entre l’homme et l’animal. Oh, certes, nous avons progressé, et nous avons même une Déclaration Universelle des Droits de l’Animal. Je me souviens que nous avons visité un asile pour loups. On y voyait des loups traités comme des être humains, c’est-à-dire maltraités le plus généreusement du monde, parce que si on essaie de mettre les loups en humanitude alors qu’il faut les mettre en louvitude, cela fonctionne mal. Et le loup, dans sa louvitude, n’a que faire des droits de l’animal et de l’imprescriptible dignité des plus faibles. - Oui, dira-t-on, mais l’homme, lui, n’a pas le droit de faire la même chose. - Pourquoi ? - Parce qu’il est l’homme. -C’est-à-dire ? - Qu’il n’est pas un animal comme les autres. - Alors nous sommes d’accord.

Le problème se pose ainsi. Ou l’homme est un amas cellulaire comme les autres, ou il est autre chose. Dans le premier cas on se trouve dans une position matérialiste, dans le second on est dans une position spiritualiste. Or, je le répète, je ne connais aucun matérialiste qui soit prêt à assumer toutes les conséquences de sa position.

Il faut reconnaître que c’est difficile. Par exemple la science ne peut se développer qu’à la condition de poser que le monde n’a pas de sens ; s’il a un sens on est dans la théologie. Le bien, le mal, ne sont rien pour la science parce que ces catégories supposent un par-rapport-à qui renvoie au sens du monde. C’est pourquoi, qu’on croie au ciel ou qu’on n’y croie pas, le débat réactivé par Benoît XVI (quoi qu’on pense de lui par ailleurs) sur foi et raison est si important à trancher : car le monde n’a pas de sens, mais l’homme montre chaque jour à quel point il est incapable de vivre dans un monde qui n’a pas de sens (et il suffit de lire Camus pour le constater).

Voici donc où nous en sommes.

- L’humanité de l’humain ne peut se fonder sur le corpus dénommé "humanitude" : ce dernier renvoie non à l’humanité de l’humain mais à son animalité.
- Du coup nous ne savons pas sur quoi se fonde l’humanité de l’humain ; ici encore, il faut prendre en compte la position, très insuffisante, de Guillebaud ("Le principe d’humanité", Points Seuil) : l’homme est l’animal qui décide d’être homme.
- Mais il suffit de pratiquer la méthode Gineste-Marescotti pour voir qu’en réalité on y engage une attitude qui est profondément spirituelle. Pratiquer la méthode Gineste-Marescotti c’est prendre comme seul repère la dignité absolue de l’homme, c’est faire sa loi du respect, et le seul fondement solide de la dignité, je l’ai dit, est d’une manière ou d’une autre la foi en la transcendance de l’humain.
- C’est pourquoi la méthode Gineste-Marescotti , loin d’être une rupture avec la culture des bonnes sœurs, en est le fruit le plus magnifique, un qu’elles n’auraient pas renié (toutes choses égales par ailleurs, bien entendu : si on leur en avait parlé dans les années vingt, les choses n’auraient pas été simples ; mais où aurait-ce été simple ?).
- Il reste à comprendre comment tout cela se fait. Le point de départ de la méthode Gineste-Marescotti est une réflexion sur l’éthologie humaine, c’est-à-dire sur son animalité. En soi cela ne contient rien de spiritualiste. Comment cette spiritualité s’introduit-elle ? A quel moment ? Mon hypothèse est que cela se fait parce que la méthode Gineste-Marescotti s’enseigne, parce qu’elle enseigne aussi une attitude qui contient autre chose que de banales règles de domptage, et que cet autre chose est pourtant réputé non enseignable.

Il y a deux merveilles dans la méthode Gineste-Marescotti : ce rappel de l’importance cruciale de l’éthologie, et la réussite dans l’enseignabilité de cet inenseignable. C’est sans doute là, dans ce second point, que réside la solution : l’"humanitude" parle de l’humanité de l’humain alors qu’elle n’en parle pas. Qui parviendra à comprendre cela aura réussi à élaborer une vraie philosophie de l’humanitude.

J’ai reçu sur le forum le message suivant :

J’ai récemment assisté à une introduction à l’humanitude.
Une série de mises en situation en vidéo comparant deux attitudes.
Tout d’abord la "mauvaise" soignante qui réveillait la personne âgée en ouvrant les rideaux et criant "debout la dedans !!!" (j’exagère à peine).
Ensuite Mr Gineste qui prenait le temps de s’asseoir sur le lit, de caresser la main de la dame et de l’appeler par son nom(en prenant donc 3 fois plus de temps)
Évidemment la deuxième situation est la meilleure mais n’est-ce pas une évidence ?
Il faut donc être gentil et pas méchant...
Est-ce qu’une formation de ce type transformera un soignant négligent en être doux et compatissant ?
Les soucis sont ailleurs, le manque de personnel, de qualification et de reconnaissance !!!
Et les conseils de sémantique sont souvent également ridicules... On peut être humain avec quelqu’un qu’on appellera un "vieux dément" et inhumain avec une "personne âgée souffrant de... (j’ai oublié)"
Bref il est vrai que je n’ai assisté qu’a une séance d’une heure de formation et que je ne connais qu’une infime partie de l’humanitude, les exemples ce jour là avaient peut-être été particulièrement mal choisis mais j’ai vraiment eu le sentiment d’être pris pour un imbécile. (Même si je ne suis qu’un cuisinier en EHPAD)
Bravo pour ce blog très complet et pointu !

Je n’ai pas voulu répondre sur le forum à ce commentaire, car il me semble qu’il pose plusieurs questions très importantes, qui justifient des développements à part.

Tout d’abord, mon correspondant est déçu. Des messages faisant état d’une déception après une formation ou une présentation de la « philosophie de l’humanitude », j’en ai reçu d’autres. Il est donc nécessaire d’en prendre note, et j’en prends note, tout en ajoutant que j’en ai reçu assez peu.

Mon expérience personnelle des formations d’Yves Gineste remonte maintenant à près de quinze ans. Je ne sais pas comment elles ont évolué. Ce que je sais par contre c’est que je me suis assez rapidement inquiété du risque de dilution : Yves Gineste a créé une méthode ; devant le succès il a dû former des formateurs, qui constituent en somme la seconde génération ; cela entraîne toujours un risque de dilution des concepts, dilution qui ne peut que s’aggraver si ces formateurs forment à leur tour de nouveaux formateurs. Il se peut que nous en soyons là.

Je n’ai pas vu cette vidéo, je ne peux donc pas en juger ; je vais me borner ici à chercher des arguments pour prendre sa défense. En particulier il est sans doute imprudent de juger d’une méthode sur la vidéo de présentation, qui est nécessairement schématique, et vise à mettre en mouvement. D’un autre côté il se peut que cette vidéo soit tout simplement maladroite ; il n’est pas si facile d’en juger : il existe un extraordinaire travail pédagogique, réalisé voici maintenant une quinzaine d’années par l’équipe de L. Mias, et qu’on trouvera à http://papidoc.chic-cm.fr/400bd.htm , sous la forme d’une sorte de bande dessinée. Mais ce travail a beau être extraordinaire, certaines des mises en situation qui y figurent pourraient être taxées de simplistes. Un examen plus attentif montre qu’elles ne le sont pas.

Mais mon correspondant pointe un simplisme, qui lui fait penser que dans le concept d’ « humanitude » il n’y a, peut-être, guère de contenu. C’est une question qu’on peut se poser. Il faut se la poser. Mais les choses sont peut-être très subtiles.

Considérons d’ailleurs le mot même d’ « humanitude » ; dont je connais un peu l’origine pour y avoir été mêlé. Je crois me souvenir que les concepteurs lui donnaient le même contenu que celui d’ « humanité », et qu’ils ont choisi le mot « humanitude » dans le seul but de se démarquer de ce que le mot « humanité » pouvait avoir de connoté, notamment sur le plan religieux. Non seulement cela me semble un peu puéril, mais en matière de connotations le mot « humanitude » en est bien plus chargé : on sait qu’il est calqué sur le mot de négritude, lui-même créé par Césaire pour montrer qu’il revendiquait comme une gloire le mot si dévalorisé de nègre. Négritude est un mot de combat, en faire dériver un mot tel qu’humanitude est une ineptie.

Plus généralement je crois que le contenu de la « philosophie de l’humanitude » tel que j’ai eu l’occasion de l’entendre et de le lire est effectivement assez superficiel. Mais comme je l’ai déjà écrit si ce qui sous est exposé sous le terme de « philosophie de l’humanitude » ne mérite pas d’être considéré comme une philosophie, ce la ne signifie pas que la pratique d’Yves Gineste est dénuée de portée philosophique. Mon hypothèse au contraire est qu’il y en a une, mais qu’elle n’est pas celle dont on nous parle. Les fondements et les implications philosophiques de la « métho » restent à trouver.

Mon correspondant note que Mr Gineste prenait le temps de s’asseoir sur le lit, de caresser la main de la dame et de l’appeler par son nom (en prenant donc 3 fois plus de temps) Évidemment la deuxième situation est la meilleure mais n’est-ce pas une évidence ? Il faut donc être gentil et pas méchant... Certes. Mais je n’irais pas tout à fait si vite.

D’abord, en termes de temps passé, les choses sont encore pires : car j’espère bien qu’Yves Gineste ne s’autorise pas à s’asseoir sans préalables sur le lit d’une vieille dame, encore moins à lui prendre la main. Non qu’il s’agisse là de comportements équivoques (on l’en a accusé de manière assez ridicule) ; mais il a suffisamment insisté lui-même sur la nécessité d’obtenir ce qu’il appelle des « autorisations » pour franchir des étapes dans la relation, pour que je sache le temps que prend une telle démarche.

Mais entre les deux extrêmes que la vidéo décrit, il y a la réalité. Et Yves Gineste a tout à fait raison de souligner qu’il y a une importante marge de progression : qu’il suffise de rappeler combien rares sont les paroles qu’un soignant adresse à son malade pendant le soin. Sans prendre, donc, trois fois plus de temps, il y a des progrès là, à portée de main.

Et mon correspondant ajoute :Est-ce qu’une formation de ce type transformera un soignant négligent en être doux et compatissant ?

Là, cela me semble plus compliqué. Car cela renvoie justement à ce qui pourrait être une « philosophie de l’humanitude ».

De la formation que j’ai reçue, je retiens uniquement un certain nombre de techniques d’approche et de prise en soin. Ces techniques sont de valeur et d’originalité inégales, mais elles forment un ensemble cohérent. Et il me semble qu’à les pratiquer dans les règles de l’art qu’il propose, oui, il se produit une sorte de décalage du regard qui amène progressivement à ne plus voir les choses de la même manière. Cela me semble avoir deux conséquences au moins :
- La première est que la réponse à la question de mon correspondant est positive : oui, dans une certaine mesure une formation de ce type peut transformer un soignant négligent en être doux et compatissant ; c’est notamment le cas quand le soignant constate la transformation induite dans le soin par la pratique de la « métho ».
- La seconde est que s’il est vrai qu’une pratique induise un changement majeur dans l’esprit du soignant (alors que nous sommes habitués à envisager plutôt l’inverse) ce n’est pas sans conséquences philosophiques quant à nos conceptions mêmes de l’humain.

Sur la sémantique il me semble que les choses sont un peu plus compliquées. Je suis largement d’accord avec l’idée que ce n’est pas en changeant les mots qu’on change les choses. Les aveugles ne voient pas mieux depuis qu’ils sont non-voyants, il y a là une illusion dangereuse, par laquelle on s’illusionne surtout sur son impuissance à modifier la réalité. Et cependant il serait faux de penser que les mots n’ont absolument aucune influence sur les choses qu’ils désignent. Pour ma part, donc, je continue à dire que les déments sont déments, mais je ne serais pas surpris de changer d’avis un jour ; certainement pas toutefois pour verser dans le ridicule des « syndromes cognitivo-mnésiques »…

Notes

[1L’Éternel répondit à Job du milieu de la tempête et dit : "Qui est celui qui obscurcit mes desseins par des discours sans intelligence ? Ceins tes reins comme un vaillant homme ; je t’interrogerai, et tu m’instruiras. Où étais-tu quand je fondais la terre ? Dis-le, si tu as de l’intelligence. Qui en a fixé les dimensions, le sais-tu ? Ou qui a étendu sur elle le cordeau ?

[2Ce n’est pas si simple, mais peu importe.

[3in De la violence, séminaire de Françoise Héritier, chez Odile Jacob.

[4in "Discours de la Méthode".

[5voir H. Jonas : "Le principe responsabilité", au Cerf.