Médicaments et maladie d’Alzheimer

38 | par Michel

Les débats sur les traitements de la maladie d’Alzheimer sont largement faussés par les simplismes. Pour se faire une idée un peu juste et objective, il est nécessaire de réfléchir sans tomber dans le passionnel.

LE SOUBASSEMENT CHIMIQUE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER :

On pense depuis longtemps maintenant que les troubles de la maladie d’Alzheimer sont largement liés à un déficit d’acétylcholine. L’acétylcholine est ce qu’on appelle un neuromédiateur, qui est fabriqué par les cellules cérébrales et qui permet leur fonctionnement. Les lésions de la maladie d’Alzheimer engendrent un déficit de production d’acétylcholine, et c’est ce déficit qui entraîne les altérations intellectuelles. [1]

Toujours est-il que les pharmacologues ont imaginé de lutter contre ce
déficit. On ne sait pas apporter de l’acétylcholine, notamment parce que c’est un produit très toxique. Par contre on sait que dans l’organisme l’acétylcholine est détruite par une enzyme qu’on appelle la cholinestérase. On a donc inventé des anticholinestérasiques, qui bloquent l’action de la cholinestérase, ce qui revient à augmenter le taux d’acétylcholine disponible.

LES TRAITEMENTS DE LA MALADIE D’ALZHEIMER :

Les anticholinestérasiques ne sont pas des produits nouveaux : tous les lecteurs d’Agatha Christie connaissent la fève de Calabar et son alcaloïde : l’ésérine ; mais précisément si Agatha Christie en parle c’est parce qu’il s’agit d’un produit très toxique. Passons sur les détails, l’industrie pharmaceutique a fini par fabriquer quatre produits :
- La tacrine, ou Cognex, retiré du marché à cause de sa toxicité.
- Le donepezil, ou Aricept.
- La rivastigmine ou Exelon.
- La galantamine ou Reminyl.

Ces trois produits sont grossièrement équivalents.

Contrairement à ce qu’on lit souvent, leur toxicité n’est pas très importante ; elle l’est en tout cas nettement moins que bien des molécules dont personne ne songe à contester l’emploi.

On utilise en outre la mémantine, ou Ebixa, mais c’est un produit différent, qui n’agit pas sur le système de l’acétylcholine mais sur un autre système en lien avec ce dernier [2].

On utilise aussi d’autres molécules : il y a les neuroleptiques, qu’on est souvent contraint d’utiliser alors même qu’on en connaît les risques chez ces malades (notamment parce que les neuroleptiques le plus souvent entravent l’action de l’acétylcholine) ; il y a les antidépresseurs, qui sont souvent utiles ; on sait aussi que la maladie d’Alzheimer est souvent aggravée par l’hypertension artérielle. Mais laissons tout cela pour ne garder que nos quatre produits spécifiques.

QUELLE EST L’EFFICACITÉ DES ANTICHOLINESTÉRASIQUES ?

Les données n’ont pas changé depuis d’introduction de la tacrine en 1994 Ajoutons que, contrairement à ce qu’on prétend, les laboratoires pharmaceutiques ont toujours tenu sur ce point un discours très honnête [3] : les anticholinestérasiques sont globalement peu efficaces. On peut dire :
- Qu’ils agissent chez 10 à 20% des malades : en général le traitement est un échec.
- Que leur efficacité est modeste : ils permettent de gagner un peu de performance intellectuelle, certainement pas de normaliser la situation.
- Que leur efficacité est de courte durée : en moyenne un an.

Alors pourquoi donc les prescrit-on, si leurs résultats sont si décevants ? Je crois qu’il y a trois raisons essentielles.

Il y a certes une raison symbolique : le médicament est ce par quoi je reconnais la maladie, au point qu’on peut dire que la prise en charge de la maladie d’Alzheimer s’est réellement organisée autour des médicaments. C’est là un point d’une très grande importance : car le malade comprend très vite qu’il se passe quelque chose d’anormal, et il se trouve en butte à un entourage qui ne cesse de lui dire que c’est la dépression, que c’est l’âge, que c’est la paresse intellectuelle ; d’où l’immense soulagement qui est le sien quand le médecin lui annonce un diagnostic qu’en fait il avait soupçonné depuis longtemps ; ce qui rassure le malade, c’est d’une part de savoir que c’est une maladie, et non un manque d’énergie de son fait ; c’est d’autre part de se voir confirmer, en somme, qu’il ne perd pas la tête au point de ne pas se rendre compte qu’il la perd.

Mais bien entendu, s’il ne s’agissait que de cela, on serait tout de même embarrassé : les anticholinestérasiques ne seraient-ils donc que des placebos ?

Non, et il y a une seconde raison : les anticholinestérasiques ne sont pas très efficaces, mais ils le sont tout de même un peu, et face à une maladie aussi terrible on voit mal comment on pourrait justifier de ne pas essayer tout ce dont on dispose [4].

Mais il y en a une troisième, encore plus importante : tous les cliniciens ont l’expérience de quelques cas où l’effet du traitement est spectaculaire, et même parfois très durable. Ces cas spectaculaires posent question :
- Il se peut que ce soient une illusion de soignant : l’histoire de la médecine est remplie de telles erreurs.
- Il se peut que ce soient des erreurs de diagnostic : dans le domaine de la démence les erreurs par excès sont aussi nombreuses que les erreurs par défaut, et J. Péllissier [5] , parmi tant d’autres, a montré comment la vieille dame est aisément à la merci d’un diagnostic hasardeux.
- Mais le plus probable est qu’il y a quelques malades « répondeurs » au sein d’une grande population de « non répondeurs », sans doute parce qu’il y a diverses formes de la maladie ; on ferait un immense progrès en trouvant le moyen de prédire quels seront les malades répondeurs, mais pour l’heure ce moyen n’existe pas.
Toujours est-il que ceci renforce le second argument : si les miracles existent il serait éthiquement inacceptable d’en frustrer le malade.

A QUI PRESCRIRE LE TRAITEMENT ?

Ici encore, la règle n’a jamais changé.

Les anticholinestérasiques sont indiqués dans la maladie d’Alzheimer [6] à forme « légère à modérément sévère ». Laissons au spécialiste le soin de dire ce qu’on entend par là [7]. Il nous suffit de considérer que le but du traitement est de redonner au malade un fonctionnement intellectuel efficace : si le déficit en acétylcholine n’est pas catastrophique les traitements permettront de ramener le taux de ce médiateur au-dessus du niveau nécessaire pour assurer une pensée correcte [8].

Il suit de là des principes de prescription très simples :
- On ne doit pas prescrire d’anticholinestérasique chez le dément trop profond. Ces traitements qu’on voit donner au dément grabataire mutique sont très généralement absurdes : si le malade en est à ne même plus pouvoir prendre ses comprimés, il y a longtemps qu’on aurait dû abandonner.
- Quand on fait un essai de traitement, on doit se souvenir que c’est en général un échec. Le traitement doit être essayé pendant quatre mois, et il faut y renoncer quand l’efficacité n’est pas au rendez-vous.
- On doit maintenir le traitement tant que l’efficacité le justifie. Quand le malade s’aggrave, il faut abandonner.

En pratique, un bon repère est de dire que le traitement doit être réservé au malade qui a les moyens d’y consentir. S’il est en état de comprendre les enjeux et de donner son accord, il pourra tirer bénéfice du traitement ; s’il n’a plus les moyens de comprendre de quoi il s’agit, il est illusoire de penser que le traitement lui servira à quelque chose.

CHEZ LE MALADE PLUS AVANCE :

En principe le traitement n’a pas d’intérêt chez le dément grave. Mais ceci appelle tout de même quelques nuances.
- Les cliniciens ont le sentiment que les anticholinestérasiques pourraient avoir un effet bénéfique sur les troubles du comportement. Ce serait très intéressant, car cela permettrait de limiter l’utilisation des neuroleptiques ; reste à savoir si ce n’est pas là aussi une illusion de soignant.
- Il est fort possible que certains malades, mêmes profondément atteints, s’améliorent sous traitement.
- Enfin, il n’est pas toujours facile de faire accepter l’arrêt du traitement.

Il y a le cas particulier de la mémantine. En principe la mémantine est indiquée chez le malade plus lourdement atteint ; on pourrait presque dire que la mémantine s’adresse au malade qui ne tire plus bénéfice des anticholinestérasiques. La mémantine semble capable d’améliorer le comportement et de préserver certaines capacités de la vie quotidienne. Beaucoup de cliniciens essaient d’associer mémantine et anticholinestérasiques, ce qui est assez logique mais manque de bases statistiques.

QUELQUES CONSIDERATIONS ETHIQUES :

Le débat sur les anticholinestérasiques est assez vif. La raison en est que ce sont des traitements coûteux et peu efficaces. Mais il faut immédiatement donner quelques repères pour la discussion.
- Le traitement coûte environ € 1800 par an. Mais si on respecte les règles ci-dessus, on ne traitera guère plus de la moitié des malades, encore ne les traitera-t-on pas un an puisque dans 80% des cas on aboutira à un échec. Bref il y va d’une petite dizaine de millions d’euros par an si les prescriptions sont correctes. Et la modestie des sommes en cause montre mieux que toute autre considération combien le débat est passionnel. Cela n’empêche pas que la discussion sur le coût a une dimension éthique : le débat éthique ne se résume pas à savoir ce que je dois à l’individu, il est nécessaire de prendre en compte ce que je dois à la société, car les fonds dont je dispose étant limités ce que je donne à Pierre n’est plus disponible pour Paul.
- Beaucoup de praticiens, mais aussi beaucoup de gestionnaires, considèrent que le traitement n’est de mise que tant que le malade n’est pas en maison de retraite. D’un côté c’est assez juste : si le malade ne peut plus rester chez lui il y a de fortes chances que ce soit parce que sa démence est devenue trop sévère, ce qui implique que le traitement n’est plus indiqué. De l’autre on voit bien ce que le raisonnement a d’économique : on veut bien payer tant que cela évite la dépense de l’entrée en institution. Ce point est important, car au minimum il est indispensable d’examiner avec le malade, ou à défaut avec sa famille, les raisons de son institutionnalisation. Dans un certain nombre de cas on pourra conclure que le malade, malgré tout, tire encore bénéfice de son traitement. C’est cette démarche qui constitue le devoir éthique du médecin.
- On peut à bon droit se demander si le traitement n’aboutit pas à une forme de torture. Car le malade sait qu’il est malade, et il en souffre indiscutablement. Tous les proches, tous les praticiens, ont souhaité un jour ou l’autre voir la maladie s’accélérer, au motif que plus vite le malade cessera de penser plus vite il s’apaisera. Mais ce point de vue ne peut être soutenu, parce que les choses concrètement ne se passent pas de cette manière.

En ce qui concerne l’arrêt du traitement, on peut donc trouver un guide dans le cas très général : comme on l’a vu, le traitement n’est indiqué que chez le malade qui a les moyens d’y consentir ; tout comme en soins palliatifs on ne traite que le malade qui l’accepte, de même il importe, pour arrêter ou poursuivre les anticholinestérasiques, de se guider sur l’opinion du dément : s’il a une opinion, on la suit ; s’il n’en a plus on arrête le traitement [9].

Notes

[1Disons-le tout de suite : nous n’allons pas entrer ici dans la discussion sur l’importance relative des facteurs organiques et psychologiques dans l’apparition de la démence. Qu’il suffise au lecteur de noter que pour ma part j’accorde le plus grand crédit aux travaux de L. Ploton et J. Maisondieu. Reste que dans la maladie d’Alzheimer il y a des lésions objectivables, des déficits mesurables, et que si la carence en acétylcholine est loin de tout expliquer il ne serait guère vraisemblable qu’elle n’explique rien.

[2Il s’agit du système NMDA, qui implique notamment le glutamate. Franchement, peu importe.

[3Ne soyons pas dupes : « honnête » ne veut pas dire « innocent », et s’ils ont agi de la sorte c’est parce qu’ils n’avaient pas besoin d’autre chose : il suffisait à leur bonheur de créer le marché de la maladie, ce qu’ils n’ont pas manqué de faire. Bien entendu ils ont rapidement essayé de persuader les médecins de prescrire au-delà de ce qui est utile ; mais seuls les gogos se sont laissé prendre.

[4Personne ne conteste l’utilisation du riluzole dans la sclérose latérale amyotrophique, alors que ses résultats sont infiniment plus discutables.

[5La nuit tous les vieux sont gris, Bibliophane éd. Un livre à lire avec passion, même s’il se laisse aller parfois à la caricature.

[6On passe sur les indications dans les démences d’autres type.

[7Il se fondera sur divers tests, parmi lesquels le MiniMental n’est pas le plus mauvais : disons, simplement pour donner un ordre de grandeur, que les anticholinstérasiques n’ont d’intérêt que chez le sujet dont le MinMental est encore au-dessus de 15 ; mais il faut utiliser d’autres tests, et notamment ceux qui permettent d’apprécier les aptitudes à la vie quotidienne ; l’IADL en fait partie. Et puis, il se fondera sur son "intime conviction", mais c’est une autre affaire.

[8De la même manière le kinésithérapeute peut préserver la marche du malade qui a une paralysie modérée ; chez le malade est complètement paralysé il perd son temps, du moins en ce qui concerne la marche.

[9On retrouve là, bien, sûr, la difficulté de la loi Léonetti : qui décide que l’avis du malade est encore fiable ? Mais c’est une autre histoire...