La stratégie nutritionnelle en gériatrie Inédit

9 | par Michel

Certains éléments de ce texte sont communs avec l’article "L’alimentation du sujet âgé", auquel il pourra être utile de se reporter.

GENERALITES

Les dépenses énergétiques de l’organisme :

Que se passe-t-il chez le sujet jeune ?

L’organisme ne peut survivre qu’en dépensant de l’énergie. Et il dépense cette énergie de trois manières.

Le premier poste de dépense est ce qu’on appelle le métabolisme de base : quelle que soit la situation il faut que le cœur batte, que les poumons respirent, que la température se maintienne, et cela consomme de l’énergie. L’une des activités les plus gourmandes en énergie est la digestion : on considère par exemple que si on consomme 100 g de protéines, il faudra en brûler 30 g pour pouvoir assimiler les 70 qui restent. Ce métabolisme de base représente à peu près 60% des dépenses totales.

Le second poste est celui auquel on pense spontanément, et à tort : il s’agit de l’activité physique et intellectuelle. En fait la machinerie humaine est remarquablement efficace, et il suffit de peu d’énergie pour assurer les besoins musculaires. Cela représente à peu près 25% de la dépense totale d’un sujet sédentaire.

Le troisième poste de dépense concerne le renouvellement des tissus (sang, peau, organes digestifs, foie...), la synthèse des protéines (anticorps, protéines de transport, hormones...), et chez l’enfant la croissance. Cela représente pour un adulte environ 15% de la dépense totale.

Que se passe-t-il chez la personne âgée ?

On a tendance à croire que chez la personne âgée ces dépenses vont en diminuant. C’est très largement faux.
Le métabolisme de base est très peu touché : il faut toujours la même dépense pour faire battre le cœur, respirer les poumons, digérer les aliments.
L’activité intellectuelle et physique diminue, mais cela n’entraîne pas une grande diminution de la dépense : certes le sujet âgé marche moins mais cet exercice lui est plus difficile, et s’il accomplit moins de gestes chaque geste lui est plus coûteux ; par exemple il perd une bonne partie de son système d’équilibration, et il doit pour garder son équilibre mettre en jeu des groupes musculaires dont nous ne nous servons habituellement pas (c’est un peu ce qui nous arrive quand nous nous exerçons à marcher sur une poutre).
Quant au renouvellement des tissus et à la synthèse des protéines, certaines dépenses augmentent, d’autres diminuent, et le solde global est peu modifié.
Au total on pense généralement que la personne âgée a des besoins nutritionnels diminués. C’est exact, mais beaucoup moins qu’on ne le croit : disons que si un adulte jeune a besoin en moyenne de 2 500 kCal/j, un adulte âgé a encore besoin de 2 000 kCal/j, l’homme un peu plus que la femme, mais cette différence est relativement négligeable.

Que se passe-t-il chez le malade ?

Mais les choses sont souvent bien pires, car si la personne âgée n’a plus besoin de pourvoir à sa croissance il y a chez elle des postes de dépense qui n’existent pas chez l’adulte jeune. Il s’agit de toutes le dépenses liées à la maladie et à ses conséquences. Toute maladie consomme de l’énergie et des protéines. Prenons l’exemple de l’infection : il faut de l’énergie pour faire monter la température, et la réaction inflammatoire vise à fabriquer des leucocytes, des protéines, des hormones, des anticorps. De même la réparation d’une escarre impose de fabriquer en grandes quantités des protéines qu’on va retrouver dans la fibrine et les sécrétions, sans parler de celles qui sont nécessaires à la fabrication des tissus cicatriciels. Naturellement le cancer est une situation où le besoin d’énergie augmente parce que le cancer lui-même en utilise beaucoup ; si les cancéreux maigrissent c’est parce que le cancer sécrète des hormones qui diminuent l’appétit, mais c’est aussi parce que les besoins augmentent.

On peut dire que toutes les situations d’agression augmentent les besoins énergétiques de l’organisme. La dénutrition est une cause majeure d’aggravation des maladies.

Les apports alimentaires : aspects qualitatifs :

Dans les apports alimentaires on distingue habituellement cinq catégories, cinq composants :
- Les protides : c’est en très gros ce qui sert à construire les tissus, le sang, les hormones. On en trouve dans les produits animaux, mais aussi dans les légumes secs.
- Les glucides : ce sont les diverses formes de sucres et de farines. Ce sont essentiellement des sources d’énergie rapidement disponibles ; le sucres sont d’utilisation très rapide (on les appelle des sucres rapides), les farineux sont d’utilisation un peu plus lente (on les appelle des sucres lents).
- Les lipides : ce sont les corps gras sous toutes leurs formes. Leur principale fonction est de fournir une énergie lentement disponible, ou même une forme de stockage.
- L’eau.
- Les minéraux (essentiellement le fer et le calcium, mais on sait bien qu’il y en a d’autres qu’il faudrait étudier), et les fibres.

LA DENUTRITION

La dénutrition est une situation extrêmement fréquente, que ce soit à domicile ou en institution. On considère habituellement que plus de 50% des malades âgés admis à l’hôpital sont dénutris, et que cette dénutrition s’aggrave en cours de séjour.

Il y a trois sortes de dénutritions :
- La dénutrition par carence d’apport ; c’est la dénutrition exogène.
- La dénutrition par surconsommation de calories au cours d’une maladie épuisante ; c’est la dénutrition endogène.
- La dénutrition mixte, combinant l’insuffisance d’apports et la surconsommation. Elle est d’autant plus fréquente qu’il existe de nombreux cercles vicieux : effet anorexiant des médicaments, des maladies, de la fatigue...

La dénutrition a deux types de conséquences.

Il y a des conséquences sur l’état général :
- Amaigrissement.
- Fatigue, pouvant aller jusqu’à la grabatisation.
- Risque d’escarre.
- Diminution de la production d’anticorps, aboutissant à un déficit immunitaire et à un risque accru d’infections, à une lenteur de guérison des maladies en cours.

Mais il y a aussi des conséquences en termes de fonctionnement de l’organisme. On a dit que la source d’énergie la plus facile à utiliser est celle des sucres rapides, puis des sucres lents ; mais le problème est que lorsque les glucides viennent à manquer, la source d’énergie la plus facile à utiliser ensuite n’est pas celle des lipides mais celle des protides. Soumis à une agression imprévue l’organisme va donc utiliser dans un premier temps ses propres protéines et non ses lipides de réserve, ce qui lui permet de faire face mais aggrave considérablement sa situation, un peu comme un berger qui, en cas de famine, mange son troupeau parce qu’il n’a plus le temps d’aller le vendre.

Toute agression va donc se traduire par une perte d’énergie mais plus encore par une perte de protéines, perte qu’il faudra compenser ; cette véritable crise protéique est aggravée par le fait que la personne âgée modifie ses habitudes alimentaires et a tendance à manger moins de produits animaux.

En d’autres termes la dénutrition est le puissant facteur connu :
- De mortalité.
- D’institutionnalisation.
- De prolongation de séjour.
- D’infection nosocomiale.
- D’inefficacité thérapeutique.
- De surconsommation de soins.

Reconnaître la dénutrition :

Les moyens nécessaires pour reconnaître la dénutrition sont de trois ordres :

La surveillance alimentaire :

Il faut d’abord repérer les malades en danger. Ce sont :
- Tous les malades atteints d’une affection aiguë.
- Tous les déments.
- Tous les grabataires, surtout s’ils ont des escarres.
- Les patients atteints de maladies chroniques débilitantes, notamment les cancers.

Mais cela ne dispense pas d’observer tout le monde, et l’erreur est de se contenter d’une appréciation rapide : « Il mange ». Il faut donc organiser la surveillance alimentaire. Il suffit souvent de noter sur une feuille les apports alimentaires de chaque malade, avec un système de cotation très rustique :

- 0 : N’a rien mangé
- 1 : A mangé le quart
- 2 : A mangé la moitié
- 3 : A mangé les trois quarts
- 4 : A tout mangé

La clinique :

La surveillance de l’état nutritionnel fait également partie de l’examen médical.

Le poids est le plus important. L’idéal serait une pesée tous les 15 jours ; si ce n’est pas possible il faut au moins une pesée de référence à l’entrée. En principe la pesée permet de calculer l’indice de masse corporelle, ou BMI. Pour l’obtenir on divise le poids par le carré de la taille (mais il faut connaître la taille, ce qui n’est pas simple).

Le pli cutané de la face postérieure du bras permet d’évaluer les réserves en graisse de l’organisme.

La biologie :

Quatre paramètres sont indispensables :
- L’albuminémie renseigne sur l’état nutritionnel de la personne. Même s’il est imparfait, c’est l’examen clé pour dépister les dénutritions.
- La vitesse de sédimentation globulaire renseigne sur l’état inflammatoire de la personne. C’est là aussi l’examen clé pour dépister le caractère endogène d’une dénutrition.
- La préalbumine renseigne sur les variations récentes de l’état nutritionnel. C’est l’examen qui permet d’évaluer l’efficacité du traitement.
- La CRP renseigne sur les variations récentes de l’état inflammatoire. C’est l’examen qui permet de choisir les moyens de la renutrition.
Ces quatre paramètres sont indispensables. Ils ont un coût mais ce coût est incomparablement moindre que les dépenses résultant d’une stratégie inadaptée.

PRISE EN CHARGE DE LA DENUTRITION

La dénutrition grave :

Il s’agit de deux types de malades :
- Ceux dont l’état nutritionnel est précaire et qui sont victimes d’une agression importante (dénutrition endogène pure ou mixte). Ces patients ont un taux d’albumine limite et un état inflammatoire significatif.
- Ceux dont l’état nutritionnel est très mauvais (dénutrition par carence d’apport ou mixte). Ces patients ont un taux d’albumine très bas.
Ces patients ne peuvent être sauvés que par l’application de stratégies médicales particulières, comportant notamment l’alimentation entérale par sonde, qu’il n’est pas nécessaire de détailler ici.

La dénutrition modérée :

Il s’agit de patients dont la situation est superposable à ceux du paragraphe précédent, mais dont le taux d’albumine reste voisin de la normale.

Certains d’entre eux ont des apports alimentaires très insuffisants. Les médecins évaluent alors le degré d’urgence et discutent l’intérêt éventuel d’une stratégie agressive, comme ci-dessus. D’autres ont des apports alimentaires normaux ou légèrement insuffisants. Ils peuvent bénéficier d’une supplémentation alimentaire. Cette supplémentation peut se faire de trois manières :
- 1.Les compléments alimentaires, produits industriels visant à apporter des calories sous un faible volume. L’inconvénient essentiel de ces produits est leur coût (le moins cher d’entre eux revient à € 0,5 pour 100 Kcal).
- 2.Les suppléments alimentaires, qui correspondent à des collations. Il y a lieu de mener sur ce point une réflexion totalement pragmatique : non seulement on ne peut espérer aucune efficacité si on ne respecte pas les goûts des patients, mais encore on doit privilégier les aliments ayant la plus forte valeur calorique, ce qui conduit à s’interroger, par exemple, sur l’utilité des compotes (75 kCal pour 100 g, à comparer à 380 kCal pour 100 g de charcuterie standard).
- 3.Les enrichissants alimentaires, qu’on ajoute à l’alimentation ordinaire. À côté des produits alimentaires classiques (fromage, œufs, crèmes...) il existe des poudres de protéines ou autre, qui ont le double inconvénient d’avoir un coût et un goût.

On est vite amené à considérer que le plus rationnel est de privilégier les collations, du triple point de vue de l’intérêt organoleptique, du rapport qualité/prix et de l’efficacité.

En toute hypothèse il faut rappeler que ces supplémentations alimentaires n’ont de sens que si elles permettent à un sujet qui mange un peu moins que nécessaire d’arriver à manger ce qu’il faut. En termes statistiques il n’y a guère d’intérêt à donner une supplémentation à un sujet qui ne mange pas du tout ; de même il faut éviter que la supplémentation ne vienne remplacer un repas non pris.

La prévention de la dénutrition :

La prévention de la dénutrition est une tâche capitale.
- Non seulement elle entraîne une amélioration de l’état sanitaire et de la longévité, sans parler des économies induites.
- Mais elle constitue un élément fondamental de la qualité de vie des personnes âgées ; or l’une des tâches les plus difficiles de la gériatrie est de donner au patient des raisons de vivre.

Prévenir la dénutrition passe par des actions précises, souvent peu coûteuses, mais systématiques.

Permettre au sujet de manger :

Il s’agit de lutter contre les difficultés mécaniques :
- 1.Amélioration systématique de l’état bucco-dentaire.
- 2.Lutte contre les déficits sensoriels.
- 3.Lutte contre les troubles rhumatologiques des membres supérieurs.
- 4.Lutte contre la douleur.
- 5.Activité physique.

Donner envie de manger :

Il s’agit de lutter contre les causes d’anorexie :
- 6.Réflexion sur les médicaments.
- 7.Socialisation du repas.
- 8.Modalités pratiques du service, et dans ce domaine tout doit être repensé, examiné :
- a.Le service à l’assiette a des avantages.
- b.Le service en plat en a d’autres.
- c.Le repas-spectacle, avec préparation et dressage en salle par les cuisiniers, en a encore d’autres.
- d.La vaisselle a une importance capitale.
- e.Le dressage dans l’assiette également.
- 9.Rationalisation draconienne des textures.
- 10.Aménagement des horaires de service.
- 11.Réintroduction raisonnée de l’alcool.

Respecter les habitudes des bénéficiaires :

Les « petits repas » ont une importance capitale. En particulier le goûter est un temps majeur d’alimentation et de socialisation, qui offre l’occasion d’apporter sous une forme éventuellement ludique une quantité impressionnante de calories pour un coût négligeable. Il en va de même des collations, qui sont bien plus agréables et bien moins coûteuses quand elles sont composées, non de compléments, mais d’aliments ordinaires convenablement choisis. Par contre il est souvent assez vain de proposer un repas complet le soir.

Passé un certain âge les principes diététiques sont futiles, et peuvent se réduire à deux :
- Pour mauvaises qu’elles soient, les habitudes alimentaires de la personne ne l’ont pas empêchée d’arriver à son âge.
- Les seules calories efficaces sont les calories ingérées.

Il en résulte que les piliers d’une alimentation efficace chez la personne âgée sont les potages, les charcuteries et les pommes de terre. Les fibres se trouvent dans les laxatifs ballast, les vitamines se trouvent dans les flacons de vitamines.

Les goûts des personnes âgées sont à respecter strictement. Cela suppose que des enquêtes périodiques soient réalisées à ce sujet. Naturellement cela n’exclut pas de procéder à des innovations et à des tentatives pour introduire des saveurs nouvelles, mais l’exercice doit être raisonné. Dans le même esprit il est nécessaire d’effectuer un travail d’explication (et d’implication) auprès des familles, tant en ce qui concerne le respect des choix des bénéficiaires que la distance prise vis-à-vis des régimes alimentaires.

Les cuisiniers doivent être conscients des modifications du goût chez la personne âgée. Un travail systématique de recherche et d’utilisation d’exhausteurs est indispensable.

Surveiller le statut nutritionnel :

Cette surveillance implique :
- Une courbe pondérale : cela ne coûte que la peine de le faire, mais aussi un minimum d’investissement en instruments de pesage.
- Une surveillance biologique minimale, qui a un coût modéré mais certain.
- Une organisation des services pour repérer les sujets à risque, mettre en place les surveillances nécessaires, assister aux repas, fournir aux cuisiniers les indications adaptées.

CONCLUSIONS

L’alimentation de la personne âgée est un point fondamental de la prise en charge.

Une bonne stratégie nutritionnelle :
- N’est pas coûteuse quand elle est adaptée aux goûts des personnes.
- Permet de réaliser des économies spectaculaires, non seulement sur les supplémentations, mais aussi sur les traitements.

Cette stratégie ne peut être conduite correctement que moyennant :
- Une implication de tous les acteurs : médecins, infirmiers, aides-soignants, kinésithérapeutes, psychologues, cuisiniers, services techniques, services économiques.
- Une réactivité maximale de tous les intervenants.
- Une communication exemplaire entre les acteurs.
- Une implication forte des usagers et de leurs familles.

Les impératifs de l’hygiène ne doivent pas être méconnus ; ils ne doivent pas non plus aboutir à ce non-sens si souvent observé d’une nourriture saine mais non consommée.

Tels qu’ils sont connus, les cahiers des charges des sociétés de restauration collective ne sont pas adaptés à ces exigences. Au demeurant il est rare que ces sociétés se soient assuré le concours de compétences particulières en nutrition gériatrique. En toute hypothèse la condition sine qua non d’une participation de ces sociétés serait un cahier des charges drastiquement adapté aux exigences mentionnées ci-dessus, et un droit de regard et de contrôle incontesté des médecins de l’établissement.