Cet article a été relu le 1er décembre 2014

Temporalité et soins palliatifs (II)

(actualisé le ) par Michel

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Tout ce qui vient d’être dit ne peut se comprendre que si l’on tient compte du fait qu’il s’agit là de notions sous-tendues par un mode de pensée de type magique. Cela est d’autant plus important à connaître que, comme il arrive fréquemment dans les situations de crise (et la politique en fournirait plus d’un exemple), la pensée magique est volontiers utilisée par le malade dès qu’il se sent en danger. Et ce serait une erreur de se borner à pointer ici les multiples recours aux charlatanismes ; il faut serrer les choses de plus près si on veut les comprendre. Essayons donc de percevoir comment s’élabore le raisonnement magique.

Observons un feu. Du point de vue scientifique on dit que la combustion est un phénomène connu sous le nom de réaction endo-exothermique : on nomme ainsi une réaction qui ne peut se produire qu’en présence d’énergie mais qui, une fois déclenchée, produit plus d’énergie qu’elle n’en a consommé. En langage technique cela signifie que le feu brûle mais qu’il faut l’allumer. Pour l’observateur cela signifie que le feu ne donne sa chaleur que si préalablement on lui en fournit.

L’observateur s’en va ensuite contempler un champ et constate que la terre ne donne du blé que si d’abord on lui en donne. Pour peu qu’il joue au loto et qu’il gagne, il en tirera encore une conclusion similaire.
La conclusion s’impose d’elle même : on n’a rien sans rien. C’est au nom de ce principe qu’on sacrifie aux dieux la génisse qui attirera la fécondité sur les troupeaux.

On tombe sur cette évidence : le raisonnement magique est de type statistique : les mêmes configurations provoquent les mêmes effets. Et l’on ne peut que ressentir à ce point une légère surprise : car, contrairement à ce que l’on pensait, le raisonnement magique s’avère utiliser les mêmes moyens que le raisonnement scientifique, qui lui aussi se fonde sur des statistiques. Qu’on nous permette cette digression : tout l’effort de la médecine depuis deux siècles est un effort statistique ; il s’agit presque uniquement, par des études de plus en plus précises, de démontrer des causalités par la prévision des effets [1]. La seule différence avec la méthode magique réside dans la puissance des statistiques. La vraie révolution scientifique, c’est l’écart-type. Révolution microscopique, d’où il vient qu’il est si facile au malade, pour ne rien dire du soignant, de retourner à la magie dès l’instant où les statistiques sont défaillantes. Ou terrifiantes.

Cependant il existe une autre différence, qui porte cette fois sur la raison d’être des statistiques. Pour le scientifique en effet, il faut procéder à de tels calculs parce qu’il faut éliminer le hasard. Rien de tel dans la pensée magique : il n’y a pas de hasard, et les choses sont ce qu’elles sont parce qu’elles traduisent une volonté immanente, parce qu’elles entretiennent entre elles d’énigmatiques relations. La magie est la technique qui permet de reconnaître et d’utiliser ces relations. Ces relations à leur tour témoignent d’un ordre des choses et cet ordre des choses est plus ou moins le reflet d’un autre ordre, invisible, transcendant. Dans cette manière de voir, le monde visible n’est en quelque sorte que la métaphore d’un autre monde : la pensée magique est par nature métaphorique.

Ceci pointe une des difficultés les plus essentielles du travail de la pensée, et du travail scientifique en particulier. Car il se trouve que l’homme est dans la nécessité de traduire ses observations sous forme de mots. Et que la métaphore est sans doute l’essence même du langage. Si je dis : le feu ne donne sa chaleur que si on lui en donne, j’utilise une série de métaphores ; car le feu ne donne rien, ni ne possède rien ; ce sont les humains qui possèdent et qui donnent. Le tout est de savoir ce qu’on fait exactement quand on procède à un tel anthropomorphisme [2] , et s’il est possible de concevoir un langage qui en serait exempt. Si c’était impossible, on n’aurait plus d’autre ressource que de noter que l’acte même de parler est une opération de nature magique, et à trouver un moyen d’en tirer les conséquences.

En ce qui concerne ce dont nous parlons, par exemple, il faut prendre garde de ne pas tomber dans le piège d’une illusion redoutable : on a décrit, à-propos de Don Giovanni, un mécanisme particulier : celui qu’engendre l’inéluctable conflit entre les forces de l’instantané et les forces du permanent. Mais d’où vient qu’on isole un tel mécanisme ? S’agit-il d’autre chose que d’une construction intellectuelle [3] ? Peut-être n’a-t-on fait que succomber à l’erreur des Pythagoriciens : si l’on contemple le chiffre quatre, on observe que, d’un certain point de vue, le quatre ressemble à l’homme : l’homme en effet se définit par quatre directions : devant lui, derrière lui, à sa gauche, à sa droite ; toujours de ce point de vue, il a donc quelque chose à voir avec le chiffre quatre ; remarque judicieuse ; ce n’est pas une raison pour, fasciné par ce concours de circonstances, prétendre que le chiffre quatre se comporte comme un homme : il se pourrait qu’avec de tels principes les additions se mettent à ne plus tomber très juste.

Ainsi pour nous : certes le reflux suit le flux, après la pluie le beau temps et tomorrow is another day. Il ne faut pas tirer de cette statistique une conclusion prématurée sur l’existence d’une justice immanente. De même on ne saurait nier que tout acte a une naissance, une vie et une mort ; on peut voir là une allégorie de l’homme, il suffit pour cela de regarder les choses à l’envers. Par ailleurs on notera que la naissance, parce qu’elle est naissance, se situe hors de toute durée, et que la durée est précisément la condition de la vie, de sorte que l’acte nécessite pour avoir lieu la coexistence conflictuelle de ce qui exige la durée et de ce qui l’interdit. On retrouve là notre mécanisme. Et l’on voit aussitôt que ce qui semblait un des secrets de la Création n’est rien d’autre qu’une évidence.

Reste à savoir si la poésie est autre chose que l’épiphanie des évidences ; reste à savoir également si la méditation de ce mécanisme est ou non fructueuse.

Essayons : amusons-nous un instant à contempler sous l’angle qu’on vient de décrire quelques-unes des activités humaines, y compris les plus banales, en tâchant de mettre en évidence le rapport qu’elles entretiennent avec la temporalité.

Lisons un livre. Un peu de poésie ne nuira point. Pour lire un livre il faut commencer par l’ouvrir, ce qui se fait comme on ouvre une porte ; jadis les livres étaient fermés d’une serrure. C’est qu’à l’intérieur se trouve enclos un monde qu’il faut traverser, pour en ressortir par une porte semblable à la première. Durant ce voyage le lecteur vit une aventure qui ne pourrait s’accomplir si ses lois venaient à être transgressées.

La question de la vérité par exemple ne se pose pas [4]. Ou pas comme on croit : aucun lecteur de conte de fées ne se demande si les fées existent, du moins pas dans l’acte de sa lecture : s’il le faisait il ne pourrait pas lire. Réelles ou non, existantes ou non, les fées du conte sont vraies dans le conte. Tout comme est vrai Othello ; ou Madame Bovary. Et tout comme la vérité du livre se substitue à la vérité du monde, le temps du livre prend le pas sur le temps réel : il faut bien que les événements dont le livre parle se déroulent dans les délais qui leur sont propres ; ce qui n’est pas sans conséquences sur le lecteur, comme on s’en aperçoit quand, abrégeant son récit, le romancier nous rend compte du devenir de ses héros quelques années après ce qu’il vient de nous conter, et qu’à ce moment s’installe en nous un léger malaise.

Cette illusion nécessaire crée un espace identique à celui de la fête. Quiconque lit un livre se place donc, dans le temps de sa lecture, dans le camp de Don Giovanni. Le résultat est l’avènement d’un monde, le monde romanesque, ou pour mieux dire le monde du roman, monde dans lequel le lecteur n’irait sans doute pas s’absorber s’il n’en espérait pas quelque transformation secrète de ce qu’il est lui-même.

La distinction opérée par Georges Duby [5] entre actes de guerre et actes de bataille peut sans difficulté se lire suivant le schéma précédent. Rappelons tout d’abord brièvement ce que Duby constate : au Moyen-Age les expéditions militaires avaient essentiellement pour but le pillage des richesses du voisin, ou la prise de gages territoriaux. Elle tenait en somme la place du commerce extérieur et prenait la forme de razzias, de coups de main. La bataille, c’est-à-dire la bataille rangée, était un événement beaucoup plus rare, qui mettait face à face les armées de chaque camp : Duby en compte quatre entre l’an Mil et Bouvines. Sa fonction était toute différente : il s’agissait d’un règlement de comptes, d’une ordalie ; un jugement, en somme au terme duquel Dieu allait dire le droit. Il va jusqu’à dire que la bataille est un processus de paix. Dans la guerre il n’y a ni vainqueur ni vaincu : seulement des belligérants qui se sont plus ou moins enrichis. A l’issue de la bataille au contraire il faut un gagnant ; et le temps imparti au drame est très court : tout doit être joué dans la journée. C’est bref, violent, brutal. La guerre, dont la fonction est de permettre l’accumulation du capital, s’inscrit dans le registre de l’économique, du travail, du permanent. La bataille, geste qui vise à mettre fin à la guerre en créant un monde nouveau assis sur des bases nouvelles, qui se trouve donc être un acte de création, est du côté de la fête. Ainsi s’explique l’énigme que représentait pour nous, habitués aux guerres contemporaines, le spectacle de ces armées qui se retrouvaient dans un champ clos quand, du simple point de vue de la stratégie, il leur était si facile de s’éviter...

Il serait faux de croire que l’on est absolument du côté de Don Giovanni ou du côté de Commandeur. En réalité cette position ne se conçoit que dans une relation. Ainsi, de quelque manière qu’on l’analyse, l’émotion qu’on éprouve devant La nuit étoilée n’a que peu de rapport avec celle que procure Le sacre de Napoléon. La différence tient dans le mouvement apparent de la première oeuvre, qui se place sous le signe de l’urgence : d’un côté une peinture qui transpire la fébrilité, de l’autre un travail appliqué, académique. Et si Le Jardin des délices se place du côté de Van Gogh, c’est parce que Jérôme Bosch réintroduit la fébrilité dans la surabondance des détails et des personnages, et ce délibérément (il suffit de comparer L’escamoteur et Le chariot de foin, ou même seulement de regarder Le portement de croix). Donc Van Gogh est Don Giovanni et David le Commandeur. Mais il reste que David est un artiste, qui se conduit en cela comme un créateur : il élabore des oeuvres dans un acte qui a un début, un milieu, une fin, dans lequel il se plonge tout entier, acte par lequel il est Don Giovanni par rapport au paysan qui accomplit quotidiennement un labeur d’ordre économique. Le paysan à son tour, dont l’activité, rythmée par les saisons, est de participer cycliquement à la création de l’univers, est Don Giovanni pour l’ouvrier, etc.

On voit ainsi que, loin d’exister en soi, l’opposition entre ce qui se situe du côté de la fête et ce qui a lieu au nom de la permanence relève d’un état d’esprit. Il conviendra de ne jamais perdre cela de vue.

4

Que faire de ce qui vient d’être énoncé ? Rien, peut-être. Ou alors, le rapprocher des propos tenus voici déjà longtemps par Mircea Eliade dans son livre : Le mythe de l’Eternel Retour [6]. Le plus sage serait sans doute d’y renvoyer purement et simplement le lecteur ; on se permettra cependant ici de picorer quelques extraits particulièrement significatifs.

Le livre d’Eliade s’ouvre sur un constat : si le comportement des hommes dits « primitifs » nous semble aussi incompréhensible, aussi absurde, aussi infantile (voilà un mot qu’il faut savoir peser), c’est parce que leur manière de concevoir le monde, mais plus encore leur manière d’être au monde, présentent avec les nôtres des divergences d’une extraordinaire profondeur : il en va, pourrait-on dire, comme d’une langue étrangère, que personne ne songerait à qualifier d’absurde sous prétexte qu’on n’y entend rien.

« Si l’on observe le comportement général de l’homme archaïque, on est frappé par ce fait : pas plus que les actes humains proprement dits, les objets du monde extérieur n’ont de valeur intrinsèque autonome ; un objet ou une action acquièrent une valeur, et, ce faisant, deviennent réels, parce qu’ils participent, d’une manière ou d’une autre, à une réalité qui les transcende. Parmi tant d’autres pierres, une pierre devient sacrée -et, par conséquent, se trouve instantanément saturée d’être - parce qu’elle constitue une hiérophanie, ou qu’elle possède un mana, ou que sa forme accuse un certain symbolisme, ou encore parce qu’elle commémore un acte mythique, etc. L’objet apparaît comme un réceptacle d’une force extérieure qui le différencie de son milieu et lui confère sens et valeur. ».

On voit ici les abîmes qui nous séparent : dans une telle conception, il est faux de dire que cette feuille de papier existe ; il existe, si l’on veut une notion de feuille de papier, dont ce sur quoi j’écris est une émanation. Mais cette feuille de papier en tant que telle n’existe pas. Tout comme je n’existe pas : il existe l’humanité, dont je suis à la fois une incarnation et une partie.

On se récriera sans peine : tout cela est bel et bon, mais la science est là pour nous affirmer que cette feuille de papier existe absolument. Il est hors de question de pousser ici un tel débat. Qu’il suffise de noter que, si notre mémoire était moins courte (et notre culture plus grande), on aurait conscience de ce qu’une telle position, qui nous paraît si indiscutable, doit à l’empreinte, décidément indélébile, d’Aristote [7]. Aristote nous a apporté suffisamment de richesses intellectuelles pour qu’on puisse se permettre un coup d’oeil critique.

Il en va de même pour les actes :

« L’homme archaïque ne connaît pas d’acte qui n’ait été posé et vécu antérieurement par un autre, un autre qui n’était pas un homme. Ce qu’il fait a déjà été fait. Sa vie est la répétition ininterrompue de gestes inaugurés par d’autres ».

« Que la justice humaine, par exemple, qui est fondée sur l’idée de « loi », ait un modèle céleste et transcendant dans les normes cosmiques (Tao (...) Thémis, etc.), le fait est trop connu pour que nous insistions. » (On rajoute ici le lapidaire : « Vous serez saints parce que moi, Yahvé votre Dieu, je suis saint »). [8] « Que « Les œuvres de l’art humain soient les imitations de celles de l’art divin (Aitareya Brâhmana VI, 27 ; cf. Platon, Lois 667-669 ; Politique 306d, etc. »), c’est de même un leitmotiv des esthétiques archaïques ».

Prenons à ce sujet un exemple qui a des côtés bouleversants : la Bible enseigne que Moïse redescendit du Sinaï avec les Tables de la Loi. Et le texte dit : « Les tables étaient gravées sur les deux faces, et l’écriture était celle de Dieu. [9] ». Comment veut-on qu’un peuple qui possède un manuscrit de son Dieu n’ait pas à tout ce qui touche la parole, l’écriture, le langage, la loi même, un rapport singulier, un rapport que nous n’imaginons même pas ?

« Ainsi, la réalité s’acquiert exclusivement par répétition ou par participation ; tout ce qui n’a pas un modèle exemplaire est « dénué de sens », c’est-à-dire manque de réalité ». « Nous devons faire ce que les dieux firent au commencement : Ainsi ont fait les dieux, ainsi font les hommes. » (Livres Brâhmaniques).

En somme, le primitif dispose d’un modèle idéal, archétypal, d’une trame fournie par les dieux, et son activité a pour but de s’insérer dans cette trame, de se conformer au modèle. On croise là, peut-être, les « Idées » de Platon [10], de sorte qu’Eliade est fondé à dire que « cette ontologie « primitive » a une structure platonicienne, et Platon pourrait être considéré dans ce cas comme le philosophe par excellence de la « mentalité primitive », c’est-à-dire comme le penseur ayant réussi à valoriser philosophiquement les modes d’existence et de comportement de l’humanité archaïque ».

On n’a aucun lieu de s’arrêter sur cette incise, sauf pour noter combien l’opposition que nous croyons percevoir entre la mentalité archaïque et la nôtre ressemble à l’opposition entre Aristote [11] et Platon. Ce qui implique au demeurant que, tout comme Aristote n’est pas aussi éloigné de Platon qu’il le pense, nous-mêmes...

Mais ce dont Eliade veut nous entretenir, c’est d’un phénomène autrement plus important,

« à savoir l’abolition du temps par l’imitation des archétypes et par la répétition des gestes paradigmatiques. Un sacrifice, par exemple, non seulement reproduit exactement le sacrifice initial révélé par un dieu ab origine, au commencement des temps, mais encore il a lieu en ce même moment mythique primordial ; en d’autres termes tout sacrifice répète le sacrifice initial et coïncide avec lui (...) ; par le paradoxe du rite, le temps profane et la durée sont suspendus [12]. ».

« L’abolition du temps profane et la projection de l’homme dans le temps mythique ne se produisent, naturellement, qu’aux intervalles (...) où l’homme est véritablement lui-même : au moment des rituels et des actes importants (alimentation, génération, cérémonies, chasse, pêche, guerre, travail, etc.) Le reste de sa vie se passe dans le temps profane et dénué de signification : dans le « devenir ». Les textes brâhmaniques mettent très clairement en lumière l’hétérogénéité des deux temps, sacré et profane ».

Quiconque à cet instant se retourne une seconde constate que cette assertion résonne étrangement avec notre analyse de Don Giovanni, et observera du même coup, ce qui ne sautait pas aux yeux, que c’est Giovanni qui se trouve du côté du sacré, et le Commandeur du côté du profane... Beau sujet de méditation pour ceux qui dressent les soutanes contre les préservatifs, mais brisons là : cette question est un peu trop vertigineuse.

Abandonnons maintenant la méthode des citations pour tâcher de résumer la suite de la thèse soutenue par Eliade. Si le sacré est comme il le dit, si le temps du sacré est ce qu’il en dit, on peut flairer que l’histoire est pour le primitif le cadet de ses soucis : tout ce qui compte dans la vie se fonde sur la nécessité de retrouver les temps originels. Non seulement le monde du devenir n’a pas d’intérêt, mais encore il est nuisible dans la mesure où il le contraint à admettre que le projet de retrouver indéfiniment l’ère archaïque dont pourtant on s’éloigne pourrait bien ressembler à un leurre. C’est pourquoi le primitif répugne au progrès et à l’Histoire.

« La mémoire collective est anhistorique ».

Les sociétés primitives disposent de moyens variés pour abolir le temps. Le plus récurrent de ces moyens est incontestablement la régénération périodique de l’Univers. C’est ce qui se passe à l’époque des récoltes,

« la « Nouvelle année » équivaut à la levée du tabou de la nouvelle récolte, qui est ainsi proclamée comestible et inoffensive pour toute la communauté (...) On réactualisait (...) le combat entre Marduk et le monstre marin Tiamat, combat qui avait eu lieu in illo tempore et qui avait mis fin au chaos par la victoire finale du dieu (...) Marduk crée le cosmos avec les morceaux du corps déchiqueté de Tiamat et crée l’homme (...) Dans le cadre de ce cérémonial (...) on déterminait les présages pour chacun des douze mois de l’année, ce qui revenait à créer les douze mois à venir (...) c’est aussi à ce moment là qu’avait lieu l’expulsion des maux et des péchés au moyen d’un bouc émissaire. Enfin le cycle était fermé par l’hiérogamie du dieu avec Sarpanîtûm, hiérogamie reproduite par le roi et une hiérodule dans la chambre de la déesse, et à laquelle correspondait certainement un intervalle d’orgie collective. »

Eliade observe avec raison que ce modèle d’existence facilite singulièrement la vie : si le monde se régénère de façon si radicale et rapprochée, l’échec, l’erreur, la faute, se trouvent relativisées : sous peu on repartira de zéro dans un univers renouvelé où toutes les potentialités à nouveau seront offertes. Toutes.

« Alors les morts pourront revenir car toutes les barrières entre morts et vivants seront brisées (le chaos primordial n’est-il pas réactualisé ?) et reviendront puisqu’à cet instant paradoxal le temps sera suspendu et qu’ils pourront donc être de nouveau contemporains des vivants. »

Il en va de même des épreuves : pour l’homme archaïque, si tout se déroule suivant une trame immuable, si le projet de l’existence est de reproduire les archétypes primordiaux, il est exclu que la souffrance soit dénuée de sens. Ceci n’implique pas une valorisation doloriste de la souffrance, apanage d’une certaine vision chrétienne (une certaine seulement, car on en chercherait vainement trace dans la Bible...), mais seulement la certitude que cette souffrance n’est pas due au hasard.

Naturellement, un tel système ne peut être tenu indéfiniment. Tôt ou tard s’impose l’idée que le temps avance, que les choses évoluent, qu’à la longue le monde ne se régénère pas exactement comme avant. La forte réticence manifestée par le primitif devant tout ce qui ressemble à un progrès ne suffit pas à arrêter totalement ce dernier. Les choses bougent. Les penseurs primitifs, de gré ou de force, finissent donc par buter contre cette contradiction : il existe une Histoire.

Un moyen de se tirer d’embarras est celui inventé par les Hindouistes : il existe plusieurs degrés de cycles, le cycle annuel étant lui-même une partie d’un cycle plus vaste, etc. L’Histoire est à ce cycle ce que le rythme saisonnier est au cycle annuel : un leurre, car tôt ou tard, après tout ce qu’on voudra de cycles de cycles, le monde revient à son état originel. En somme, c’est ce qu’on dit quand on dit que les civilisations sont mortelles.

Mais la perfection dans ce domaine culmine dans la pensée judéo-chrétienne.

La Bible énonce qu’il y a bel et bien une Histoire, que cette Histoire est une trame imaginée par Dieu (j’ai pleine conscience de ce qu’un tel raccourci a de faux, mais on ne va tout de même pas en plus faire de la théologie), et dont le déroulement constitue un seul cycle qui aboutira inéluctablement à la régénération de l’univers. Il suffit de lire l’Apocalypse pour y trouver la destruction du monde [13], le combat avec le Dragon [14] et le retour des morts [15]. Tout ce que le Messie trouve à dire ensuite c’est :

« Voici que je fais l’Univers nouveau [16] ».

En apparence, notre monde moderne a rompu avec toutes ces fariboles : notre univers à nous est incréé, il n’y a pas d’archétypes, il y a un monde en devenir total, une Histoire. Il y a un sens de l’Histoire, ce qui a l’air d’impliquer qu’il n’y a pas de sens à l’Histoire (de nouveau ici le vertige nous saisit). Et il y a au bout de tout cela une solide dose de désespérance ; il paraît que c’est là toute la gloire de l’homme.

Mais tout ceci n’est vrai qu’en apparence : la réalité est que nous vivons dans une sorte de soupe idéologique où surnagent les bribes de tous ces systèmes de pensée, dont nous ne sommes pas le moins du monde affranchis. Et que bien malin qui vraiment y voir clair. On a dit à l’instant que la notion même d’Histoire chrétienne est bâtie sur le modèle de la régénération périodique de l’Univers telle que les penseurs primitifs la conçoivent. De la même manière, à l’aube du XIIIè siècle, un Vincent de Beauvais [17] organise le savoir médiéval de manière à montrer que les choses d’en-bas nous sont données comme des images de celles d’en-haut, et que le but de toute science est d’y décrypter le visage de Dieu. Théorie des archétypes qui excuse largement la propension des savants de l’époque à contraindre les faits à entrer dans le cadre prévu. On croit savoir que de telles pratiques n’ont plus cours. Passons. Ce faisant, Vincent de Beauvais disait-il autre chose que ce que disent les primitifs quand ils assurent que toute chose a son correspondant immanent ? Et sommes-nous bien assurés d’être affranchis, nous les scientifiques, de Vincent de Beauvais ?

Peu importe : les ethnologues donneront la main aux sociologues pour démontrer que l’homme archaïque dort en nous d’un sommeil bien léger. Qu’il suffise d’observer que, de nos jours encore, après la récolte du blé, les humains abandonnent l’essentiel de leurs activités, laissant se désagréger notablement le tissu social, et se réunissent sur les rivages de la mer. Là, quittant leurs vêtements, ils réactualisent le chaos initial, se livrent à un simulacre d’orgie collective, tandis que le Prince laisse le pouvoir dans une semi-vacance. Après quoi ces mêmes humains, régénérés, retournent affronter une nouvelle année de labeur, non sans s’être juré d’arrêter le tabac et de perdre quatre kilos. Comparaison abusive, assurément : il faut répéter ici encore que ce mouvement de déconstruction-régénération est sans doute consubstantiel à toute rupture, à toute scansion. On sera moins narquois en observant que les trois derniers grands psychodrames de notre continent ont éclos dans la même saison : 13 Juillet 187O ; 3 Août 1914 ; 3 Septembre 1939, quand le bon sens militaire eût préféré débuter une guerre en Avril-Mai, comme au bon vieux temps des seigneurs.

La division du temps en cycles, sur quoi se fonde le mythe de l’Eternel Retour, vise à annuler le cours désespérant de l’Histoire par la relativisation de ses effets. Cependant, on l’a vu, les choses ne se font pas sans mal : on est obligé de regrouper les cycles élémentaires en cycles de cycles, comme les étoiles se groupent en galaxies. Il s’ensuit une conséquence importante : chaque cycle est en quelque sorte le microcosme d’un cycle supérieur et le macrocosme d’un cycle inférieur.

Naturellement cette notion de cycle n’a aucune valeur absolue : ce n’est qu’une affaire de point de vue. Tout comme chacun est Giovanni à certains égards et Commandeur à d’autres, ainsi l’événement est lu selon une grille tantôt macrocosmique tantôt microcosmique. Il est seulement question de pouvoir le situer par rapport à d’autres événements. De la même manière, le lecteur n’a pas manqué d’être surpris d’entendre Eliade parler « des actes où l’homme est véritablement lui-même, au cours des actes importants » ; et il cite : « l’alimentation, la génération, les cérémonies, la chasse, la pêche, la guerre, le travail, etc. ». On se demande ce qui reste en fait d’actes dénués d’importance. Mais notre surprise provient de ce que nous ne comprenons pas la finalité de ce système : notre pensée scientifique cherche à classer ; la pensée magique cherche à établir des relations. Le travail est sacré par rapport au sommeil, mais la génération est sacrée par rapport au travail ; tout acte d’alimentation est sacré, mais il y a des repas sacrés.

Donc les cycles permettent d’abolir le temps, mais il s’agit là d’une atemporalité partielle. Le cycle annuel de régénération de la nature me permet d’occulter le fait que je vieillis. Il n’en reste pas moins que ma vie fait, elle aussi, partie d’un cycle. A la mort de l’année répond ma propre mort, à la régénération de la nature correspond la régénération de l’espèce humaine. Créateur de cycles, je suis moi-même créé dans un cycle plus grand. La conscience primitive ne s’accomplit pleinement que dans l’équilibre atteint par l’homme quand il se révèle apte à se percevoir en même temps comme celui qui renaît à chaque rite de fécondation et comme celui dont la mort est programmée comme condition de toute vie, comme celui qui sait que la fin de moi n’est pas la fin de tout. La difficulté réside là : grande est la tentation d’organiser sa vie, comme Giovanni, en fragments identiques et répétitifs permettant d’éluder la nécessaire contemplation du grand cycle qu’est cette même vie considérée dans son entier.

En un sens, c’est tout le problème de la conscience contemporaine.

5

La conception occidentale de la mort se fonde irrémédiablement sur l’histoire d’Adam et Eve. Qu’on le veuille ou non, la force structurante de ce mythe est telle qu’on ne voit guère de pan de notre conscience qui n’en subisse l’influence déterminante.

Il vaut la peine de relire le texte, en éludant le début du récit, certes le plus connu mais aussi le plus récent, pour ne retenir que la partie la plus archaïque et la plus proche du fonds polythéiste préexistant.

Voici donc que Dieu crée la Terre et le Ciel, puis l’homme, et qu’il l’installe dans un jardin « pour le cultiver et le garder ». Eliade note

« L’établissement dans une contrée nouvelle, inconnue et inculte, équivaut à un acte de création. Lorsque les colons scandinaves prirent possession de l’Islande et la défrichèrent, (...) leur entreprise n’était pour eux que la répétition d’un acte primordial : la transformation du chaos en cosmos par l’acte divin de la Création. »

La présence dans ce récit du thème du jardin a toute chance de signifier qu’ici la Genèse porte réminiscence d’une civilisation plus archaïque, vraisemblablement indo-européenne.

Dans le jardin, il y avait

toutes espèces d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal (...) Et Dieu fit à l’homme ce commandement : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement. » [18].

Etrange texte, étrange attitude. Il faut observer d’abord que ce n’est pas l’arbre de vie qui est tabou. Par ailleurs les propos divins présentent quelque ambiguïté : Dieu met l’homme en garde contre ce qui semble être une sorte de toxicité de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : ce que dit le texte, c’est que l’homme mourra le jour où il mangera de ce fruit. Il se peut que le Créateur se soit mal exprimé, errare divinum est ; cela dit, installer sous le nez de sa créature un arbre dont les fruits sont bons à manger et séduisants à voir et lui faire défense d’y toucher, voici un comportement qui recèle un brin de perversité. On aimerait avoir là-dessus l’opinion d’un Watzlawick. Les exégètes nous assurent qu’il fallait bien donner à l’homme l’occasion de désobéir pour qu’il pût se prévaloir de son obéissance, mais que Dieu n’est pas l’auteur de la tentation. Soit. En tout cas, si ce n’est pas lui qui pousse l’homme dans le piège, c’est tout de même bien lui qui le construit.

Par ici passe un serpent. Le serpent est un grand classique de la littérature indienne, qui symbolise, selon Eliade,

« le chaos, l’amorphe, le non-manifesté (...). Le foudroyer et le décapiter équivaut à l’acte de création, avec passage du non-manifesté au manifesté. ».

Et il dit à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait bien que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux. »

On connaît la suite : il en va comme le serpent a dit, l’homme ne meurt pas et ses yeux s’ouvrent. Ce qu’on connaît moins, c’est ce curieux entrefilet, sur lequel les biblistes ne s’étendent guère : Et Dieu dit : « Voici que l’homme est devenu comme l’un d’entre nous, pour connaître le bien et le mal ! Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours ! Et Dieu le renvoya du jardin d’Eden », etc. Texte stupéfiant, qui nage en plein polythéisme [19], et dont il ressort deux choses. La première, c’est que, de Dieu et du serpent, c’était Dieu qui mentait et le serpent qui disait la vérité : en soi l’arbre de la connaissance du bien et du mal n’est pas toxique. La seconde, c’est que Dieu prend peur et, craignant sans doute le concurrence, décide de se débarrasser d’un rival encombrant, et ce au moyen d’un coup qui n’était pas prévu dans la règle, après une vaine tentative pour l’avoir au bluff.

Le lecteur observera qu’il n’est pris ici aucune précaution de langage vis-à-vis d’un texte que beaucoup tiennent pour sacré, et qui se trouve ramené dans cette étude au rang de simple mythe. Une telle désinvolture ne choquera que ceux qui ne sont pas familiers de l’étude biblique.

Au contraire : l’immense intérêt de ce texte est qu’il constitue à l’évidence la mise en forme de données archaïques par des penseurs qui s’étaient employés à réfléchir dessus. Considérant ce qu’est le langage, ce qu’est l’acte d’écrire, la simple décision de mettre par écrit un élément de tradition orale suppose vis-à-vis de lui une prise de distance, une réflexion, et un inéluctable glissement. On peut supputer que la mentalité du scripteur n’est déjà plus celle du conteur, (puisque le scripteur, précisément, a choisi d’écrire, ce qui indique le souhait de conserver ; le scripteur est donc scripteur parce qu’il s’est rendu compte que le temps s’écoule...) et qu’entre eux s’installe de ce simple fait un mal-entendu. On a déjà repéré que le thème du jardin cultivé n’est pas compris de la même façon par l’auteur de la Genèse et par le conteur dont il s’est inspiré. De même il est écrit que Dieu mettra « une hostilité » entre le lignage du serpent et celui de l’homme : « Il t’écrasera le tête, et tu l’atteindras au talon ». On a quelques raisons de supputer que ce passage est un vestige d’un autre récit de fondation du monde : Eliade raconte qu’aux Indes, avant de construire une maison, « l’astrologue indique le point des fondations qui se trouve au-dessus du serpent qui soutient le monde : le maçon taille un pieu (...) et l’enfonce (...) afin de bien fixer la tête du serpent (...) Fixer, enfoncer le pieu dans la tête du serpent, c’est imiter le geste primordial de Soma ou d’Indra, quand ce dernier a frappé le serpent dans son repaire, lorsque son éclair lui a tranché la tête. ».

Derrière le contresens fait par l’auteur de la Genèse on retrouve la trace d’un rituel de création, qui aurait sa place au début du récit, quand l’homme se met à cultiver le jardin.

Le récit du jardin d’Eden est donc probablement, dans la littérature d’où procède la pensée occidentale, le témoin le plus hallucinant du passage de la mentalité archaïque à la mentalité moderne.

Mais alors, quel est le véritable sens du texte ? Quel est le discours de Dieu dans cette histoire ? Répondre à une telle question est malaisé dans la mesure où on peut difficilement discerner ce qui relève de la pensée archaïque et ce qui vient de la pensée moderne. Essayons cependant. Il est clair que Dieu est celui qui possède à la fois l’immortalité et la connaissance du bien et du mal, et que c’est cela qui forme l’essence de la divinité. Quant à l’homme il est sommé de choisir entre l’un des deux : s’il opte pour l’immortalité, il renonce à la connaissance, et s’il veut la connaissance on lui ôtera l’immortalité. C’est ce qui advient, et c’est pourquoi, dès lors que l’homme a choisi la connaissance, Dieu se définira par contraste comme l’Immortel : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob », c’est-à-dire celui qui se maintient tel quel à-travers les cycles.

Hasardons une hypothèse.

Les hébraïsants diront si cette hypothèse est plausible ou téméraire, notamment s’il est possible de trouver dans la structure du récit des traces d’insertion ; on croit savoir qu’il y a débat précisément sur ce point [20]. Tout ce qu’on peut dire, c’est que si l’on remplace « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » par « l’arbre de la connaissance », c’est un tout autre texte qui vient au jour : car la connaissance est précisément ce qui permet à l’homme d’acquérir le statut d’acteur dans le monde. En d’autres termes c’est par la connaissance qu’il devient créateur.

C’est bien ce que les dieux ont reproché à Prométhée.

Les propos de Dieu s’éclairent alors : « Parce que tu as mangé du fruit dont je t’avais interdit de manger (...) tu travailleras le sol, etc. Dans cette « malédiction », Dieu ne fait rien d’autre que décrire l’homme dans sa réalité quotidienne de créateur, de civilisateur : ce n’est pas une malédiction, c’est un simple constat (il faut souligner que c’est ici le texte archaïque qui affleure, avec, cf. supra, le symbolisme de la tête du serpent. Dans cette hypothèse, les propos négatifs : « maudit soit le sol à cause de toi » ; « et lui t’atteindra au talon », sont des ajouts du rédacteur).

Mais c’est précisément dans la mesure exacte où l’homme transforme le monde qu’il se fait initiateur de l’Histoire [21], cette histoire qui rend caduc le mythe de l’Eternel Retour par lequel il pouvait se voir fantasmatiquement comme immortel. C’est donc bien parce qu’il se veut créateur qu’il ne peut accéder à l’immortalité. Seuls les dieux ont le privilège de posséder l’un et l’autre.

C’est parce que j’ai une histoire, parce que je suis une histoire, qu’il me coûte de m’en déprendre. C’est pourtant parce que je suis une histoire que j’entre dans la temporalité, que je vieillis, et qu’il me faut m’en déprendre. Tout le problème de la mort se trouve résumé là. Les gens heureux n’ont pas d’Histoire.

Tout le problème ? Pas tout à fait. Car c’est un vertigineux retournement de la pensée qui se produit à cet instant. Ce qui est dit par le penseur archaïque, c’est que le mythe de l’Eternel Retour est un mythe de création. Le monde se re-crée cycliquement, ce qui suppose qu’il meure. En d’autres termes, il nous est signifié que mort et création sont liées, que le mort est un acte créateur, qu’elle est l’acte créateur. Poussant (à bon droit ?) la métaphore jusqu’à ses conséquences ultimes, on en vient à dire qu’Adam se voit effectivement confier par Dieu le rôle de créateur dont il voulait s’emparer, mais que ce rôle se trouve précisément inclus dans la promesse de sa mort. Ainsi se trouve résolue l’équation mythologique : les humains créent dans la mesure où ils meurent. Le Dieu est le seul vivant qui crée, et c’est pourquoi il l’emporte sur les idoles . Jusqu’à ce que vienne un autre, homme et dieu, dont l’histoire dit que sa mort a re-créé le Monde, mais c’est là une autre affaire...

6

En somme, l’homme, et pas seulement l’homme archaïque, utilise les cycles pour gérer le temps ; ou son angoisse du temps. Dans le courant de l’existence, la mise en scène de cycles courts, annuels, permet d’occulter le temps qui passe. Mais il y a des crises, des moments où on ne peut plus maintenir la fiction. C’est le cas, naturellement, des désastres militaires ou écologiques, qu’il n’est pas possible d’accepter si on ne leur suppose pas un sens (une signification ou une direction). Ainsi fait la Bible, qui établit une corrélation entre la piété du roi et le succès de ses armées. Ainsi fait, peut-être, Marx [22], qui voit dans les tribulations historiques des convulsions nécessaires (il serait intéressant d’étudier le stalinisme sous l’angle de la part du feu...). Bref, il faut qu’à quelque chose malheur soit bon. Ou alors il faut pouvoir relativiser l’événement en pronostiquant que tôt ou tard l’âge d’or reviendra.

Mais c’est le cas aussi de la mort : il est certain que l’homme archaïque, lorsqu’il procède au rite de régénération, ne joue pas, ne mime pas la mort : les choses ne sont pas si simples : au contraire il participe à un événement réel. C’est bien cette ambiguïté, ce flou conceptuel, qui fonde les sacrifices humains. Il reste que la mort symbolique se distingue de la mort réelle en ce que, dans le second cas, il n’y a pas de renaissance (même si l’une des fonctions du rite de mort symbolique est, précisément, d’indiquer que ce n’est peut-être pas si exclu que cela [23]. La rupture introduite par la mort réelle peut cependant être envisagée avec moins de terreur si le sujet est en mesure de penser toute son existence comme un cycle, qui s’achève parce qu’un autre cycle vient, et pour qu’il vienne. Les cycles annuels auxquels il a participé ont aussi pour fonction de l’y préparer, de sorte que les influences réciproques des mécanismes cycliques par lesquels il dénie le temps et des mécanismes par lesquels il l’assume ne sont pas simples.

La mort a cessé d’être naturelle à cause du progrès médical, mais aussi à cause du fait que l’homme peine à se représenter lui-même comme simple élément d’un cycle. On ne meurt plus » chargé d’années et rassasié de jours [24], en ayant « fait son temps ».

Sans doute n’est-ce pas un hasard si cette perturbation est contemporaine d’une accélération du cours de l’Histoire. Alors qu’il fallait de nombreuses générations pour que la civilisation évolue si peu que ce soit, l’homme moderne voit, plusieurs fois au cours de son existence, l’univers se révolutionner. Il suffit de s’amuser à se placer dans sa cuisine et d’inventorier tous les objets, matériaux, aliments, qui n’existaient pas quand on était gosse...

Mais, plus profondément, c’est notre perception du temps qui dans l’affaire, se trouve modifiée : fort logiquement d’ailleurs, car la survie dans un monde où les choses vont se précipitant nécessite de ce simple fait une plus grande précision, et une plus grande attention portée à la temporalité. Sans chercher à savoir dans quel ordre les causalités s’enchaînent, il faut constater que l’invention qui sonne l’heure de la grande explosion du progrès scientifique et technique est précisément... l’horloge. A-t-on suffisamment ruminé cette évidence ? L’horloge est l’instrument qui permet de voir le temps. L’impalpable flux de l’éternité se trouve incarné, piégé, cristallisé, dans la course de la trotteuse. Par l’horloge le temps acquiert une densité, une massivité, une urgence, qu’il ne possédait pas jusqu’alors.

Quiconque a fait l’expérience de passer une nuit à contempler le ciel n’a pu échapper à l’étreinte d’une sorte de terreur sacrée : le mouvement de la lune et des étoiles est visible à l’oeil nu : il suffit de fixer la lune pour observer qu’elle se déplace par rapport au clocher de l’église. Et si nous échappons dans ce cas à l’angoisse c’est parce que la course de la lune est à la fois témoin du temps qui passe et promesse de son retour la nuit suivante. Au contraire, médiatisé par l’horloge, ce même écoulement se donne à voir, et à entendre, comme irrémédiable.

Sous cet aspect, le lecteur reverra avec profit la séquence finale de Goupi Mains-Rouges.

A suivre

Notes

[1Les erreurs qui se commettent dans notre métier sont très fréquemment liées à une conception analogique des choses, c’est-à-dire à une extrapolation insuffisamment étayée au plan statistique : ainsi on a peut-être bien omis de vérifier si oui ou non l’eau de la piscine traverse réellement les aérateurs transtympaniques. Mais l’exemple le plus spectaculaire est sans doute celui du tabou de l’inceste : chacun sait qu’il tire son origine des dangers biologiques de la consanguinité. On attend de pied ferme des données chiffrées sur ce sujet.

[2On peut se demander à ce propos si là ne se trouve pas, justement, la racine d’une des difficultés auxquelles se heurte Aristote dans sa Métaphysique.

[3Lorsque René Girard (Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset éd.) décrit le « phénomène mimétique », il ne fait qu’énoncer une banalité sous une forme particulièrement éclairante. Reste qu’il s’agit d’une banalité, et qu’il y a danger à l’oublier (comme il le fait dans le passage consacré à la chasse ?) : c’est d’un tel oubli que procèdent tant de balivernes, en psychologie notamment, comme le montre par exemple R. Gentis, Leçons du corps (Flammarion éd.).

[4Voir P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (Seuil éd.). Les considérations auxquelles il se livre sur la notion de vérité sont particulièrement précieuses pour notre sujet.

[5Lire sur ce point Le Dimanche de Bouvines (Gallimard éd.). Là aussi la distinction entre guerre et bataille, qui recoupe au fond la bonne vieille distinction entre chronos et kairos, est tout à fait adaptée à ce dont nosu parlons.

[6Gallimard éd.

[7Là encore, c’est toute sa Métaphysique qu’il faut lire.

[8Lévitique,.XIX,3.

[9Exode, XXXII, 6.

[10Il n’est nul besoin de s’aventurer très loin dans Platon pour saisir de quoi il s’agit : Le Banquet y suffit. On voudra bien noter que les références à Platon et Aristote ne sont ici nullement gratuites : le creuset de toute la pensée occidentale est dans le débat entre ces deux hommes.

[11Aristote prend fermement position contre les Idées (Métaphysique, Livre A), mais on peut se demander s’il ne retrouve pas parfois au niveau des mots le piège auquel il pensait échapper ; ceci nous renvoie à la fonction métaphorique du langage.

[12Notion reprise par Caillois (L’homme et le Sacré, Gallimard éd., passim).

[13Ch. VIII-IX.

[14Ch. XX.

[15Ch. XX.

[16Ch. XXI.

[17Cf. E. Mâle, L’art religieux du XIIIe siècle en France (Colin éd.) pp. 160 sq.

[18Voir pour tout ce passage Genèse, II-III.

[19On trouvera un passionnant état de la pensée biblique archaïque dans J. Bottéro, Naissance de Dieu (Gallimard éd.).

[20Cf. par exemple H. Blöcher : Genèse, Révélation des origines (Labor et Fides éd.).

[21Le texte est du reste très révélateur : dès qu’Adam et Eve acquièrent la connaissance, ils « cousirent des feuilles de figuier pour se faire des pagnes », ce qui revient à dire qu’ils passent de l’état d’agriculteurs à celui d’industriels (du textile...) : la connaissance induit la technologie, c’est à dire un changement radical de l’être au monde, et une volonté de transformer celui-ci.

[22Sans doute faudrait-il mieux connaître sur ce point l’œuvre du philosophe. Mais in suffit de lire par exemple Les luttes des classes en France (Ed. Sociales) pour percevoir que les crises font en quelque sorte partie du programme...

[23Et que, comme l’indique Ph. Ariès (Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Seuil éd.), le rôle de la pierre tombale est aussi d’empêcher le mort de la soulever...)

[24Genèse, XXV, 8.