Cet article a été revu le 29 novembre 2014

Le grabataire en fin de vie

340 | (actualisé le ) par Michel

LE GRABATAIRE EN FIN DE VIE

Pour la personne âgée, se retrouver au lit peut avoir très rapidement des conséquences catastrophiques. Une immobilisation même très brève peut être source de complications rapides ; Certaines peuvent survenir en quelques heures (escarres, phlébite, compression nerveuse, perte des réflexes d’équilibre...) d’autres apparaîtront plus à distance (rétractions, troubles de la continence). Cette vitesse effrayante à laquelle les complications peuvent survenir signifie que quand on met une personne âgée dans un lit on ne maîtrise plus la situation, et qu’on n’est jamais certain de pouvoir la remettre debout.

Il faut donc avant tout lutter contre l’immobilisation. Mais comme on n’y réussit pas toujours il faut aussi savoir comment on peut prendre en charge le sujet grabataire. Et la manière de le prendre en charge sera différente selon qu’il s’agit d’un grabataire qui doit mourir à bref délai ou d’un grabataire à qui il reste probablement du temps à vivre.

POURQUOI DEVIENT-ON GRABATAIRE ?

Il n’est jamais normal de devenir grabataire. L’humain est un animal qui vit debout, et il vit debout jusqu’à la fin de ses jours. La seule raison pour laquelle un humain se couche est la maladie ; et encore, pas n’importe laquelle : en particulier la démence n’a aucune raison de grabatiser un patient [1].

On devient donc grabataire dans quatre circonstances :
- 1.Le sujet qui est tout à la fin de sa vie : on se couche pour mourir.
- 2.Le sujet qui a présenté une maladie, une altération de l’état général ; ce sujet s’est mis au lit, et les complications sont arrivées très vite, ce qui fait qu’il n’a jamais pu se relever. C’est malheureusement le cas général.
- 3.Le sujet qui a des raisons somatiques pour ne plus se lever : maladie neurologique, affection rhumatismale douloureuse ou invalidante, insuffisance cardiaque ou respiratoire sévère.
- 4.Le sujet qui, pour des raisons psychologiques, a décidé qu’il ne voulait plus se lever. On sait parfaitement que cette situation est fréquente. Cela peut provenir d’une dévalorisation de l’image de soi, voire d’une dépression. Cela peut correspondre à un choix somme toute lucide : quel profit y a-t-il à l’effort de se mettre debout et de faire quatre pas ? Cela peut aussi correspondre à une position de vie : beaucoup de personnes âgées disent : « J’ai fait assez d’efforts dans ma vie » ; mais une telle affirmation mérite d’être accueillie avec méfiance : pour décider de se laisser aller de la sorte il faut probablement avoir une image de soi passablement dévalorisée, et il est très fréquent, chez les personnes qui adoptent cette attitude, de découvrir une démence méconnue.
Le problème qui se pose dans ces circonstances est de rester rigoureux dans son attitude : si le sujet de type 1 ne meurt pas en quelques jours, c’est une erreur de diagnostic. Les sujets de type 2 et 3 sont fréquemment rencontrés, mais il faut avoir épuisé toutes les ressources de la rééducation. Quant aux sujets de type 4, non seulement il faut avoir pris la mesure de leur détresse cachée, mais encore il faut se poser la question de savoir à quelles conditions les ressources du système de soins sont utilisées de manière équitable.

La grabatisation d’un malade est donc toujours un événement grave, qu’il faut éviter par tous les moyens.

LES COMPLICATIONS GÉNÉRALES DE LA GRABATISATION :

Quand le malade se couche, on voit se produire de nombreuses altérations. La prise en charge en sera différente selon les cas. Et il y faut distinguer trois situations :

Il y a le malade qui, à cause d’une pathologie aiguë, est obligé de se coucher ; l’objectif sera là d’éviter à tout prix les complications, de manière à pouvoir le remettre debout dès que possible.

Il y a le malade pour qui cette stratégie a échoué. Il est grabataire, et il va probablement le rester. Ici l’équipe a trois devoirs :
- D’abord éviter que la situation ne s’aggrave.
- Ensuite aménager la situation de manière à limiter les inconforts.
- Enfin essayer malgré tout de voir si cet état, qui paraît définitif, est aussi irréversible qu’on pouvait le croire.

Et il y a le malade en fin de vie. Pour celui-là il n’y a plus que la gestion des inconforts, car l’espérance de vie rend totalement futile tout projet de rééducation : on ne peut imposer un effort au sujet que si cet effort améliore son plaisir de vivre, et il est interdit de le faire travailler simplement pour maintenir une fonctionnalité dont il ne va pas se servir. Mais il faut là aussi être exigeant, et avant de consentir à la grabatisation, qui va considérablement accélérer la marche à la mort, il faut avoir prouvé que c’était inévitable.

La désadaptation cardio-vasculaire :

Le système circulatoire est fait pour fonctionner en position debout : le cerveau est plus haut que le cœur, il faut plus de force pour y envoyer du sang ; c’est l’inverse pour les pieds. Quand on se couche on supprime la pesanteur, et cela modifie le volume sanguin et le réglage de la tension. D’autre part le cœur se met en « régime de fonctionnement économique ». Tout le monde sait que lorsqu’on est resté couché plusieurs jours et qu’on veut se remettre debout on se sent faible et on a des vertiges. Cette désadaptation ne dure pas chez le sujet jeune, elle peut être définitive chez la personne âgée. Mais à cette désadaptation générale du système circulatoire s’ajoute la désadaptation à l’effort. Il ne faut jamais oublier que chez le sujet âgé toutes les fonctions doivent être entretenues, sinon elles se perdent en peu de temps.

Il est capital de lutter contre cet état de choses, surtout en prévention, chez le malade qui vient de se coucher ; il est impératif de saisir toutes les occasions de faire travailler le sujet. Très rares sont les grabataires qui ne peuvent absolument pas se tenir au bord de leur lit. Il est fondamental par exemple d’obtenir que les repas soient pris assis au bord du lit, et non pas couché : le risque de fausse route s’en trouve considérablement réduit, et le petit effort qui est ainsi obtenu rééduque les muscles, réentraîne le cœur et reconditionne le système d’équilibration. Cela s’applique aussi au malade cardiaque : contrairement à ce qu’on pense, le malade cardiaque doit absolument garder une activité physique, sinon il s’aggrave très vite ; tout le problème est d’adapter cette activité à ses possibilités : il doit faire tout ce dont il est capable, mais pas plus.

Mais cette stratégie somme toute agressive n’a de sens que si le sujet va encore somme toute assez bien : si c’est un grabataire récent qu’on n’a pas encore renoncé à remettre debout, ou si on a des raisons de penser qu’il n’est pas menacé de mort à court terme et qu’il faut entretenir au mieux ses capacités restantes. S’il s’agit au contraire d’un malade en fin de vie les enjeux sont différents et les décisions plus difficiles à prendre : il ne faut lutter pour entretenir les fonctions que si le malade a des chances de les utiliser.

Les phlébites :

Il faut bien que le sang revienne dans le cœur. Or il faut lutter contre la pesanteur, et il n’y a pas de pompe pour cela. Ce sont les contractions musculaires des membres inférieurs qui assurent le retour veineux et lymphatique. Quand le sujet se couche, il n’y a plus de contractions, le sang va stagner et souvent il va y avoir une coagulation qui formera des caillots. Ainsi se forment les phlébites. Ce qui fait que le problème est redoutable, c’est que la phlébite peut se constituer en quelques heures, que son diagnostic est très difficile à faire, et que le risque d’embolie est permanent.

La meilleure manière de lutter est d’éviter la grabatisation : il faut que la personne marche le plus longtemps possible.

Mais quand le malade est couché la prévention des phlébites est purement médicale. Chez le malade qui vient de se coucher pour un épisode aigu, le traitement le plus logique est l’injection d’anticoagulants. Les choses sont plus compliquées lorsque la grabatisation se prolonge : il semble qu’alors le risque de phlébite diminue, et qu’il soit au moins aussi bien protégé par des bas de contention.

Mais en fin de vie, les choses sont encore plus compliquées :
- Le risque de phlébite est plus grand en cas de cancer.
- Mais l’inconfort des bas de contention, voire des injections anticoagulantes, est à prendre en compte.
- On en vient vite à se demander si on tient tant que cela à prolonger la vie du malade en évitant une phlébite.
- Mais la mort par embolie pulmonaire peut être très douloureuse.

Lorsque la phlébite est là, le traitement est médicamenteux.

Les infections respiratoires :

L’avance en âge fragilise les poumons, qui se vident moins bien lors de l’expiration. Le fait d’être couché et immobile entraîne souvent une réduction supplémentaire des mouvements respiratoires, avec un gros risque d’infection. Le problème est que chez le sujet âgé les signes de cette infection sont minimes, alors même que leur gravité augmente : après une pneumonie, 40% des personnes âgées décèdent dans les mois qui suivent [2].

Les infections respiratoires sont pratiquement inévitables. On peut en diminuer la fréquence en évitant les fausses routes et en veillant à l’état bucco-dentaire.

Mais en fin de vie les choses sont plus difficiles, car tout concourt à les favoriser :
- La fatigue aggrave le trouble de la mécanique respiratoire.
- La dénutrition et l’inflammation aggravent le déficit immunitaire.
- La morphine diminue le réflexe de toux.
- L’encombrement bronchique est fréquent.
- Etc.
C’est ce qui fait que l’infection respiratoire est un mode habituel de décès chez ces malades.

Il y a bien peu à attendre de la kinésithérapie respiratoire en fin de vie : les malades sont dans un tel état de faiblesse qu’ils ne peuvent plus cracher, et les douleurs sont augmentées par les mobilisations ou les efforts de toux. On est donc souvent condamné à se contenter de petits moyens, ou d’asséchants respiratoires (scopolamine par exemple). Les aspirations ont peu de place : la glotte est un obstacle qui ne se franchit pas facilement et quand on y parvient c’est au prix d’un geste traumatisant.

Les infections urinaires :

Les troubles urinaires sont très fréquents : la rétention d’urine à bas bruit peut s’installer en quelques jours sur une vessie vieillie, simplement parce qu’il est assez difficile d’uriner couché [3]. D’autre part le fait d’être au lit interdit d’aller aux toilettes, et le patient ne peut guère uriner sans l’aide de quelqu’un ; or ce quelqu’un ne peut pas être là en permanence, ce qui fait que presque systématiquement le patient grabataire doit avoir des couches, et devient très vite incontinent. La lutte contre l’incontinence demande une grande organisation. Le résultat de tout cela est l’extraordinaire fréquence des infections urinaires.

Quelques points doivent être notés :
- On peut faire boire le malade. Mais alors on agit en augmentant la diurèse, ce qui est une bonne chose mais complique encore la gestion de l’incontinence. C’est important en fin de vie parce que cela peut constituer un inconfort pour le malade, non seulement parce que la multiplication des changes est synonyme de multiplication de mobilisations pas toujours bien supportées, mais aussi parce que l’insistance mise à le faire boire peut tourner au harcèlement.
- On doit lutter contre les facteurs de rétention d’urine : non seulement les médicaments, mais la constipation ; nous reviendrons sur la constipation. Par contre le dépistage des rétentions d’urine doit être une obsession pour tous les soignants, tant il est facile d’oublier d’y penser. Rappelons deux principes : un malade qui n’urine pas n’a pas une rétention d’urine mais une déshydratation ; quand un malade s’agite (surtout en phase préagonique), il faut penser à la rétention d’urine.
- On doit essayer de gérer l’incontinence, mais en fin de vie cela suppose que les mobilisations soient bien tolérées.
- On doit éviter les sondes urinaires à demeure, qui sont rarement un élément de confort pour le malade.
- On peut surveiller la situation par des bandelettes urinaires systématiques, mais l’efficacité de cette stratégie n’est pas scientifiquement prouvée.

Les troubles digestifs :

L’alitement a un retentissement sur tout l’appareil digestif :
- Le réflexe de déglutition est moins efficace, ce qui crée de fausses routes et des infections respiratoires.
- L’estomac est plus lent à se vider.
- Sur le plan intestinal, l’immobilité prolonge le transit alimentaire d’un temps normal de 5 jours à souvent plus de 3 semaines. Ce ralentissement est le principal facteur dans l’apparition de la constipation.

Ainsi la digestion est plus difficile, ce qui entraîne perte de l’appétit, constipation et amaigrissement. La perte d’appétit entraîne rapidement des conséquences catastrophiques, notamment en aggravant la fatigue, le risque d’infections, etc. Il est obligatoire de lutter contre ces troubles, et il y a des moyens.

La constipation est une obsession en gériatrie, cette obsession n’est pas différente en fin de vie ; la constipation est cause :
- 1.De fécalomes.
- 2.De fausses diarrhées.
- 3.De douleurs abdominales.
- 4.D’anorexie.
- 5.De vomissements.
- 6.D’infections urinaires.
- 7.De rétentions d’urine.
- 8.D’agitation.

Les escarres :

Quand la peau se trouve comprimée entre un os et uns surface un peu dure, la circulation peut s’arrêter, et une plaie peut se constituer. Cette plaie est une escarre ; c’est une situation très dangereuse, qui va consommer les réserves de l’organisme, qui va faire courir un risque permanent d’infection, et dont la guérison va souvent prendre des mois. L’escarre peut se produire en quelques heures, parfois en quelques minutes.

Les zones à risque d’escarre sont celles où l’os est superficiel : sacrum, talons, chevilles, faces latérales des hanches.

Le premier signe de l’escarre est l’apparition d’une rougeur qui ne blanchit pas quand on appuie dessus. C’est à ce stade qu’il faut agir, ensuite il est trop tard. Or la prévention des escarres est très difficile, notamment il ne faut pas attendre trop des matériels de prévention, matelas ou coussins.

La prévention des escarres est un acte très complexe, et qui demande pour être efficaces une stratégie précise. Les massages, les frictions sont interdits ; les effleurements n’ont pas fait la preuve de leur efficacité ; les posturations sont plus efficaces mais à condition de pouvoir être très fréquentes, ce qui est rarement possible en institution. Par ailleurs chez le malade en fin de vie elles supposent que les mobilisations ne soient pas douloureuses. Rappelons qu’il faut éviter au lit la position semi-assise, très dangereuse pour le sacrum : il faut que le malade soit complètement assis ou complètement couché. L’équipe soignante devra être vigilante sur les apports alimentaires et les boissons.

Reste que dans la toute dernière période de la vie les escarres sont pratiquement inévitables : le sujet ne mange plus, il ne bouge plus, son système circulatoire s’effondre, toutes les conditions sont réunies et, comme on vient de le dire, les posturations sont souvent désagréables. Il faut donc se rappeler les principes suivants :
- L’apparition d’une escarre n’a jamais signifié que les soignants avaient commis une faute.
- Mais l’apparition de beaucoup d’escarres chez beaucoup de malades doit inciter à revoir le fonctionnement du service.
- L’escarre en fin de vie est inévitable.
- On peut essayer de les prévenir, à condition que ce soit sans importuner le malade.
- Ce qui fait le pronostic d’une escarre, ce n’est pas la qualité des soins locaux mais l’état nutritionnel du malade.
- Quand l’escarre est là il faut la soigner agressivement si on pense qu’on pourra la guérir ; si on pense qu’elle ne guérira pas, alors il est interdit de faire mal au malade.

La déshydratation :

Le rein âgé perd sa capacité à concentrer les urines, et il a tendance à laisser partir l’eau. Or il se trouve que le rein fonctionne surtout quand on est couché ; le fait d’être grabataire entraîne une perte d’eau plus importante, ce qui conduit à la déshydratation, d’autant plus rapidement que la sensation de soif tend à se perdre, et qu’il est très incommode de boire couché. La prévention de la déshydratation est donc un objectif majeur.

Mais la stratégie doit être réaliste. On sait qu’il faut faire boire le malade. Encore faut-il qu’il l’accepte, encore faut-il que ce ne soit pas un supplice pour lui, surtout en fin de vie. Encore faut-il que l’équipe en ait les moyens : on compte qu’il faut une minute pour faire boire un verre d’eau à une personne âgée, et l’hydratation est suffisamment assurée avec 1,5 l par jour, soit 12 verres. Encore faut-il éviter les fausses routes, et la place de l’eau gélifiée ne doit pas être surestimée : non seulement une fausse route à la gélatine est bien plus dangereuse que dix fausses routes à l’eau, mais encore une coupelle d’eau gélifiée apporte moins d’eau qu’un verre.

C’est pourquoi on est vite amené à utiliser les perfusions sous-cutanées, qui sont souvent le seul moyen réaliste d’assurer une hydratation correcte. Encore faut-il pouvoir les instaurer, d’autant que l’idéal est de perfuser la nuit (mais la perfusion sous-cutanée ne nécessite aucune surveillance).

Toute la question est de savoir comment on peut gérer les perfusions en fin de vie. Et les discussions sont difficiles entre ceux qui, souvent dans la même famille, considèrent les perfusions comme des actes d’acharnement thérapeutique et ceux qui considèrent l’absence de perfusion comme des actes d’euthanasie. En fait il faut être réaliste :
- Il est démontré que le confort du mourant est meilleur avec une légère déshydratation.
- Il y a souvent moyen de se passer de perfusion.
- Mais en fin de vie on a le droit de mettre tous les tuyaux qu’on veut du moment qu’on sait pourquoi on les met et quand on va les enlever.
- Le refus de perfusion en fin de vie relève plus souvent d’une élégance méthodologique que d’un véritable souci du bien-être du malade.

Les troubles locomoteurs :

Ils tournent autour de trois problèmes :

La fonte musculaire est extrêmement rapide, quelques jours suffisent ; ce sont les muscles des cuisses qui sont les premiers atteints. Or ces muscles sont indispensables à la station debout. Tout dépend alors de ce qu’on peut espérer, et il est bien difficile de tenir le juste milieu : l’erreur serait de capituler trop vite, mais il est interdit d’imposer une rééducation inutile à un patient qui va mourir. On peut inciter la personne à contracter ses muscles : on sait par exemple que les muscles des cuisses restent intacts si on prend soin de leur faire faire des séries de vingt contractions cinq à six fois par jour. Mais il est encore plus important de favoriser l’activité physique du patient : la toilette la plus difficile et la plus longue est la toilette au lit ; il faut pouvoir au moins laver la personne assise au bord du lit ; si possible la conduire à la douche, même si elle ne se tient que très mal debout, pourvu qu’on dispose des moyens de l’asseoir rapidement ou de lui donner une barre d’appui.

Les rétractions sont une hantise : les articulations s’ankylosent, les tendons se raccourcissent, et la tendance est au triple retrait : le patient se replie comme un mètre de menuisier, les talons sous les fesses et les genoux sous le menton. Les jambes se mettent de profil, et quand le patient est sur le dos les genoux sont sur un côté. Cette position catastrophique est impossible à rattraper, et il faut tout faire pour l’éviter. D’autre part le poids des draps sur les pieds tend à les mettre en extension (c’est ce qu’on appelle l’équin, et une fois fixé cela rendra la marche impossible car le patient sera sur la pointe des pieds). C’est le rôle du kinésithérapeute que de lutter contre ce phénomène, mais il faut multiplier les séances, ce qui fait que tout le monde doit s’y mettre, en respectant la règle absolue qui est de ne jamais faire mal ; le cerceau permet de lutter contre l’équin en supprimant le poids des draps.

Il faut toutefois corriger un peu cette image catastrophique : quand on étudie les amplitudes articulaires du malade, on est souvent surpris de constater qu’en fait il n’y a pas de rétraction et qu’on peut étendre totalement les membres inférieurs : ce n’était pas une rétraction mais une hypertonie qu’on peut vaincre. Cependant ceci ne nous avance guère car non seulement on ne peut y parvenir qu’à condition d’utiliser une attitude très précise et surtout très patiente, mais encore à peine a-t-on réussi à mettre les membres inférieurs en extension que le triple retrait se reproduit immédiatement. La lutte contre les rétractions a donc un sens si on espère remettre le malade debout ; sinon on n’a rien à y gagner, sauf peut-être des douleurs inutiles.

Mais la complication la plus fréquente est la perte du sens de l’équilibre : le système d’équilibration est réglé pour que quand le corps est vertical la tête soit dans l’axe du corps et que le regard soit horizontal. Si on met le corps dans une autre position, le système d’équilibration s’y habitue, et il perd le sens de la verticalité. Quand on veut remettre le patient debout il ne sait plus se tenir droit. Ce phénomène est appelé la désadaptation posturale : quand on met le sujet en position verticale il a l’impression de tomber en avant, ce qu’il corrige en se rejetant en arrière : c’est la rétropulsion, qu’on voit bien quand essaie de le faire marcher, ou quand on l’installe dans un fauteuil et qu’il se raidit, la nuque sur le dossier et les fesses au bord du siège. La lutte contre la rétropulsion doit être immédiate, en essayant de verticaliser le malade par tous les moyens. Il faut l’asseoir dans son lit, si on peut il faut l’asseoir au bord du lit, en essayant de ne pas trop le soutenir ; si on peut le mettre au fauteuil, alors il faut essayer d’aller plus loin et de le faire tenir debout, même avec aide, même si cela ne dure que quelques secondes.

Naturellement les choses sont différentes en fin de vie. Ici plus encore que dans d’autres domaines la stratégie doit se construire en fonction de ce qu’on peut espérer et de ce que le malade veut réellement. C’est l’évaluation qui sera la clé de tout. D’un côté, même à la toute fin de sa vie, le malade peut avoir encore des ressources et une volonté de bouger qu’il faut alors favoriser. Mais s’il est devenu incapable de s’asseoir, ou de participer aux soins, alors il serait ridicule de vouloir le rééduquer. L’essentiel du problème tourne ici autour de la question, si difficile en fin de vie : qui veut quoi ? Les actes de soin doivent être posés en fonction du désir du malade, et non en fonction du désir du soignant. Il arrive que les soignants soient amenés à désirer à la place du malade, mais alors il faut qu’ils s’en rendent compte et qu’il en rendent compte.

La douleur :

La douleur est extrêmement fréquente chez le grabataire. Elle participe par son caractère chronique à la gravité du tableau clinique et doit être systématiquement recherchée. Cette douleur a de nombreuses causes. Il y a en effet :
- Les douleurs liées à la maladie qui a causé la grabatisation.
- Tous les inconforts liés aux mauvaises positions, à la literie, etc.
- Les douleurs abdominales (fécalome, rétention d’urine, infection urinaire).
- Les douleurs circulatoires.
- Les douleurs d’escarre.
- Les douleurs des rétractions.
- Toutes les autres causes de douleurs : la grabatisation ne protège contre rien.

Si le patient ne peut s’exprimer, on surveillera l’existence de gémissements, grimaces lors des soins, de la toilette ou lors des changements de positions [4]. La douleur doit être traitée avec le plus grand soin : non seulement le grabataire est déjà suffisamment handicapé comme cela mais en outre une douleur persistante entretient l’état grabataire.

Les troubles psychologiques :

Ils revêtent plusieurs aspects principaux :
- La perte du regard horizontal est une conséquence évidente à laquelle pourtant on ne pense pas assez : être couché, c’est d’abord voir un plafond. Les humains normaux voient devant eux, le grabataire voit au-dessus de lui. Les regards ont du mal à se croiser, le grabataire ne vit pas dans le même monde que les autres. Cela entraîne de grandes modifications psychologiques, puisque de ce fait le grabataire est isolé. Il tend alors à se replier sur lui-même, et on aboutit à ce tableau, classique en institution, du grabataire qui ne communique plus avec personne, qui ne bouge plus et n’est plus capable de rien.
- La confusion mentale : il s’agit d’un état d’agitation avec délire et perte du sens de la réalité. Elle est très fréquente, et l’erreur serait de dire que le patient perd la tête alors que la confusion mentale se soigne souvent très bien (mais pas par des calmants). Elle est favorisée par le fait que le grabataire est isolé dans son lit et perd forcément le contact avec la réalité.
- La dépression est toujours présente lorsque l’immobilisation se prolonge. Elle donne lieu à des douleurs physiques ou morales, avec une anxiété et une angoisse face au devenir, à la mort, à la nécessaire dépendance face aux autres qui peut vite devenir insupportable et générer une agressivité ou un total renoncement.
- Le syndrome de glissement est un état de renoncement qui fait suite, après un intervalle libre, à la maladie déclenchante. Le sujet semble se renfermer, il ne mange plus, il se constipe, souvent la vessie se bloque, et la mortalité approche 100% malgré les soins [5].

L’équipe a un rôle essentiel dans la prévention des troubles psychologiques : il faut absolument maintenir avec la personne grabataire un environnement stimulant, en évitant de changer trop rapidement ses habitudes et son cadre de vie. C’est ainsi qu’il faudra veiller à maintenir un bon éclairage, à laisser des points d’intérêt (radio, télévision, lectures), à rendre (et à organiser) des visites fréquentes, à parler, surtout pendant les soins, tous ces petits moyens sont en réalité des gestes de la plus grande importance.

Cette lutte contre les troubles psychologiques est évidemment encore plus importante en fin de vie. Ce qui sous-tend la prise en charge des malades en fin de vie est la conviction que les derniers temps sont des temps qui méritent d’être vécus. Mais cela nous oblige à assister le malade jusqu’au bout, faute de quoi on perdrait des arguments contre l’euthanasie.

GRABATAIRE ASSIS ET GRABATAIRE COUCHÉ :

Un grabataire est un malade qui ne se lève plus. Il y en a de deux sortes : le grabataire horizontal, qui ne peut quitter son lit, et le grabataire vertical, qui peut aller au fauteuil. Ces deux situations ont des aspects semblables et des aspects très différents. Car si le fait d’être grabataire expose toujours au risque des complications qu’on vient de décrire, il y a des variantes selon que le sujet peut être assis ou non.

Le grabataire couché est évidemment le plus en danger. Mais il faut bien comprendre pourquoi.

La position assise est moins dangereuse que la position couchée :
- Moindre désadaptation cardio-vasculaire.
- Moins d’infections respiratoires.
- Moins de troubles de l’équilibre, du moins si la position au fauteuil est parfaite.
- Moins de troubles psychologiques parce que la socialisation est mieux préservée.
Par contre bien des troubles de la grabatisation ne sont pas ou peu influencés par le fait d’être assis : phlébites, infections urinaires, troubles digestifs, déshydratation, douleur, fonte musculaire, rétractions, escarres. Le fait pour un grabataire d’être assis au lieu d’être couché présente de avantages, cela ne modifie pas fondamentalement la situation.

D’autre part il ne faut pas se tromper : la position assise demande plus d’énergie que la position couchée. Si les grabataires assis vivent plus longtemps que les grabataires couchés, ce n’est pas parce que la position assise est beaucoup moins dangereuse, c’est surtout parce que si on peut les asseoir cela signifie qu’ils vont plutôt moins mal que les autres.

Alors que faut-il faire ? Ici encore il faut considérer le projet.

S’il s’agit d’un grabataire récent qu’on peut espérer remettre debout, alors il faut une attitude extrêmement agressive : chaque jour compte.

S’il s’agit d’un grabataire qui a encore du temps à vivre, alors il faut avant tout le maintenir le plus longtemps possible dans le lien social. Mais si l’effort qu’il doit consentir pour rester assis est trop important il sera illusoire d’espérer le socialiser. Il faut éviter d’inverser les problèmes : si le malade ne peut être assis il faut d’abord améliorer son état de santé avant de l’asseoir, ce n’est pas parce qu’il est assis qu’il s’améliore c’est parce qu’il s’améliore qu’il est assis.

Naturellement les choses sont encore plus délicates en fin de vie, puisque dans ces circonstances rien n’autorise à déranger un malade. En fin de vie les objectifs de rééducation sont évidemment revus à a la baisse, et on ne peut asseoir un grabataire que :
- 1.S’il est d’accord.
- 2.Si la position lui est confortable.
- 3.Si l’environnement lui permet de se socialiser.
- 4.Si on peut le surveiller étroitement.

L’UTILISATION DE L’ENVIRONNEMENT :

Quand le malade est grabataire, il est très important de ne pas transformer sa chambre en salle de soins. Si on consent tant d’efforts pour que la maison de retraite soit un domicile, ce n’est pas pour ce que ce domicile devienne une chambre d’hôpital. Il faut donc veiller à laisser le plus possible de son mobilier habituel, et à ne pas l’encombrer de matériel inutile. Les médicaments, les instruments de soins, tout cela doit être rangé en un lieu unique, le mieux étant une table roulante qu’on peut mettre dans le cabinet de toilette ; la chambre est le lieu de vie du patient, il faut l’organiser pour son plaisir et son confort, en veillant à ce qu’il ait de quoi recevoir, de quoi se distraire, bref de quoi être confortable.

Les malades grabataires ont souvent des aides techniques. Leur emploi demande un discernement sur lequel on peut donner quelques indications :
- Le lit médicalisé est très utile, non seulement pour le confort du malade mais encore pour celui de l’intervenant. La position normale du lit est basse : c’est là que le risque de chute est réduit au minimum. Mais pour faire les soins, pour bavarder, il faut mettre le lit à la hauteur qui permet le confort de l’intervenant ou du visiteur (rappelons que pour le sujet âgé il est plus facile de se coucher dans un lit bas mais qu’il est plus facile de se lever d’un lit haut).
- Les barrières de lit sont dangereuses : il y a de nombreux accidents à cause des membres ou de la tête coincés entre les ridelles. Elles ne doivent jamais être utilisées pour empêcher un patient de se lever, car elles n’y suffiraient pas, et les traumatismes les plus graves sont ceux qui arrivent aux malades qui font un cauchemar ou un délire et qui, voulant s’enfuir, passent par-dessus les barrières. En fait il n’y a pas besoin de barrières de lit quand on prend la précaution de mettre le lit en position basse ; leur seule indication est rare : il s’agit du malade qui bouge beaucoup la nuit et qui risquerait de tomber par inadvertance. Le malade qui bouge beaucoup la nuit est rarement un grabataire.
- La potence de lit permet au malade de se soulever. Elle ne lui permet jamais de s’asseoir. Pour cela il faut se procurer des échelles de corde qui se fixent au pied du lit, et qui permettent de se haler avec les bras.
- Les mouvements dans le lit, les retournements par exemple, sont grandement facilités par l’usage de draps de transfert. Il faut savoir faire glisser le malade au lieu de le soulever.
- Au fauteuil il est impératif d’asseoir le malade en bonne position. L’erreur la plus fréquente est de vouloir protéger le patient par de grands dossiers et des accoudoirs, ou de choisir des fauteuils à dossier inclinable : toutes ces protections permettent au patient de perdre son tonus musculaire et favorisent la désadaptation posturale, ce qui augmente le risque de chute. On tombe beaucoup moins d’une chaise que d’un fauteuil. Le patient est en position correcte quand il a le dos vertical, les cuisses horizontales et les jambes verticales. Il faut bannir les coussins derrière les reins, il ne faut pas attendre trop des coussins anti-escarres. Surtout il est capital que les pieds reposent sur le sol ou sur le repose-pieds.
- Le vêtement a une grande importance : il y a des tissus qui glissent et qui augmentent le risque de chute. D’autre part la robe est un sac ouvert vers le bas : le malade qui glisse tend à sortir du sac, ce qui augmente le risque ; le pantalon est un sac ouvert vers le haut : le malade qui glisse tend à rentrer dans le sac, ce qui diminue le risque.

Mais surtout, et d’une manière générale il faudrait que tout le monde prenne conscience des dangers de la sécurité : le pire danger, ce qui conduit le plus vite à la mort, c’est la grabatisation. Il y a deux manières de se grabatiser : la première est de se casser le col du fémur parce qu’on est tombé en marchant. Cela peut se produire. La seconde est de perdre la marche parce qu’on a été attaché de peur d’une chute. Cela se produit systématiquement. La seule sécurité est de prendre des risques.

Notes

[1On décrit une apraxie de la marche, dans laquelle le dément ne sait plus comment on fait pour marcher. Elle peut certes exister, notamment à la toute fin de l’évolution. Mais le principal danger est de la diagnostiquer trop tôt et de considérer comme inéluctable que le dément se grabatise. Bien au contraire il faut tout faire pour éviter cette grabatisation, et il est fréquent de constater que tel dément, qui ne s’est pas levé depuis longtemps, est parfaitement capable de le faire, pourvu qu’on sache s’y prendre.

[2Un vieil adage médical dit que "la pneumonie est l’amie du vieillard"...

[3Il faudrait exiger de tous les professionnels du soin qu’ils fassent pesronnellement l’expérience de l’état grabataire : qu’on essaie simplement de déglutir en état couché...

[4Mais il faut faire très attention à l’excès inverse : plus d’une fois sur deux, la vieille personne qui crie lors des soins le fait, non parce qu’elle a mal, mais parce qu’on la dérange, ou qu’on lui a fait peur. il y a une règle absolue : quand le malade crie de douleur lors d’un soin, il a mal quelque part, et pour une raison ; et si on ne recherche pas cette raison, on compromet gravement les chances de le soulager.

[5On laisse ici de côté la question de savoir si le syndrome de glissement, qui est une entité purement française, est autre chose qu’une dépression.