Cet article a été relu le 21 janvier 2013

La mort et la beauté II Inédit

6 | (actualisé le ) par Michel

MYTHOLOGIE DE L’ACCOMPAGNEMENT :

A quelles conditions l’équipe soignante est-elle satisfaite de son accompagnement ? Quel est le type de situation qui lui fait dire, en somme, que « tout s’est bien passé », que le malade a été conduit à bon port ? On ne se défait pas facilement du fantasme d’une mort sans histoire, d’un atterrissage en douceur, bref d’une mort idéale.

Toute l’activité palliative semble viser à la sérénité. La prise en charge des symptômes physiques a pour but de les éteindre ; qui s’en plaindrait ? S’agissant de la crise psychologique du mourant ce n’est certainement pas un hasard si rôde dans l’esprit des soignants le fantasme de « stades de Kübler-Ross » qui seraient, plus ou moins implicitement, conçus comme une mécanique bien huilée, et dont le résultat idéal serait en toute hypothèse l’acceptation, le consentement, parfois encore appelé résignation. On décrit enfin une crise spirituelle, qui se résout lorsque le mourant parvient à se remettre en accord avec lui-même, avec ses projets, ses aspirations, son entourage. Sentir son appartenance au cosmos et à la chaîne de la vie permet de remettre l’événement de mort à sa juste place, et ainsi de parvenir à l’apaisement. Une boucle se boucle, la mélodie se fait plus suave, et la vie s’éteint dans un decrescendo ineffable.

Soit. C’est légitimement qu’on mène toutes ces actions, et tout ce qui est apaisable doit être apaisé. Et cependant il est bien possible qu’on fasse ici fausse route. Déjà le projet est intrinsèquement suspect : le soignant, même s’il n’en est pas dupe, poursuit implicitement l’utopie de contrôler jusqu’au bout le maximum d’événements ; comme si la mort n’était pas par excellence l’événement qui échappe, comme si son irruption ne devait pas obligatoirement contredire l’effort entrepris... Assurément tout les soignants savent cela, et ils auront tôt fait de se récrier qu’ils n’ont garde de l’oublier. Sans doute faudrait-il cependant oser aller y voir dans le détail.

Mais il y a plus. Il n’est pas si certain que cela que la fin de la vie soit par essence une période susceptible d’être vécue paisiblement. L’un des textes de référence dans le milieu des soins palliatifs est celui que Michel de M’Uzan a écrit sous le titre « Le travail du trépas [1] ». Article souvent cité, surtout en raison de l’expression « embrasement du désir » par laquelle l’auteur désigne si heureusement l’un des phénomènes psychologiques majeurs de l’extrême fin de vie. Il faudrait toutefois être sûr que tous ceux qui font référence à ce travail l’ont lu ; ou tout au moins lu avec attention. Au demeurant le texte de de M’Uzan est plus énigmatique qu’il ne semble, surtout si l’on veut tenir compte des connexions qu’entretiennent entre eux les divers articles rassemblés dans cet ouvrage, et qui me semblent viser à pointer « une inquiétante étrangeté ». Peu importe. Relisons le texte en question à la lumière des considérations exposées plus haut.

Ce sur quoi de M’Uzan s’interroge, c’est au fond sur ce que la sagesse populaire appelle « le mieux de la fin » :

"A la veille de leur mort ou dans les heures qui la précèdent, le comportement de certains patients laisse déduire un surprenant élan pulsionnel, une avidité régressive, positivement unheimlich, qui ferait presque parler d’un embrasement du désir. Une malade qui avait complètement perdu l’appétit se jette voracement sur la nourriture : alors qu’on s’attendait à une extinction accélérée de tous les processus, voilà que, sous une forme certes insolite, qui crée quelque malaise, la vie semble soudain s’exalter."

Mais pour lui il ne s’agit nullement de le ramener à un simple mécanisme biologique : c’est à ses yeux une sorte de feu d’artifice, une explosion qui correspond non pas au désir de brûler les dernières cartouches mais à une réactivation de toutes les pulsions de vie, sans que soit posée la question de la durée. Il est vrai que tout se passe

"comme si la conscience était alors progressivement affectée par la loi d’intemporalité qui règne dans l’inconscient."

Désormais ce texte sonne curieusement à nos oreilles : nous y reconnaissons sans peine une position dionysiaque. Et de M’Uzan accroît encore notre soupçon :

"En fait il s’engage, en vertu de ce que j’imagine comme une sorte de savoir de l’espèce, dans une ultime expérience relationnelle. Alors que les liens qui l’attachent aux autres sont sur le point de se défaire absolument, il est paradoxalement soulevé par un mouvement puissant, à certains égards passionnel (...) comme s’il tentait de se mettre complètement au monde avant de disparaître."

Il se pourrait bien que ce que de M’Uzan appelle le savoir de l’espèce soit en réalité l’émergence de ce fonds culturel archaïque qui gouverne à notre insu de larges parts de notre comportement. Et il permet de pousser la comparaison plus loin : sont article prend son origine dans une réflexion sur l’euthanasie, que certains appellent de leurs vœux dès lors qu’est ressentie

"L’impossibilité de vivre pleinement, notion tout à la fois catégorique et imprécise, qui laisse deviner une problématique narcissique, la crainte de ne pas être à la hauteur des exigences de l’Idéal du Moi."

Quand ce n’est pas l’euthanasie qui est évoquée, c’est cette partie, réputée la plus noble, du travail d’accompagnement, dont le but est de procurer au mourant l’apaisement et la sérénité :

"L’agonie serait allégée si le patient était capable d’une sorte de travail de deuil sur ses objets d’amour, qui, en lui permettant de désinvestir le monde par avance, le conduirait à accepter la mort comme une « conséquence naturelle de la constellation économique du moment »."

Pour lui il semble s’agir de deux processus radicalement identiques :

"L’idée selon laquelle la mort serait plus douce pour qui réussit à se séparer de ses objets par avance revient pour moi à prôner une sorte d’euthanasie psychique."

La question qu’il pose ensuite est capitale :

"En désexualisant ses relations objectales, l’homme nie sa débilité et sa dépendance, et son acceptation raisonnée du destin peut contribuer à augmenter son estime de lui-même. Si imposante qu’elle paraisse cependant, la décision d’en finir n’en scelle pas moins la faillite de l’imaginaire, elle affirme la prééminence des fonctions de jugement et, par là, l’hypertrophie du Moi-réalité. Pourquoi le Moi-plaisir, avec les activités fantasmatiques qui le spécifient, devrait-il s’éteindre le premier ou être condamné à ne pas jouer son rôle jusqu’au bout ?"

Le parallèle est ici bien tentant : entre une conception raisonnée, muselée, apollinienne de la mort, et l’explosion dionysiaque, de M’Uzan ne semble pas long à opter, et son plaidoyer ne manque pas de solidité. Se pourrait-il que l’extrême fin de vie soit précisément l’occasion d’une irruption du dieu de la fécondité ? Il faudrait pour cela que les mécanismes psychologiques du processus décrit par de M’Uzan s’y prêtent. Or, justement, il découvre que dans cet état c’est tout l’édifice de l’individuation qui se trouve remis en cause : selon lui le désinvestissement progressif des objets d’amour, nécessaire au mourant s’il veut consentir à quitter ce monde, permet un redéploiement libidinal vers un nouvel objet choisi à cet effet :

"Si la jeune femme avait bien opéré vis-à-vis de ses proches un certain retrait, la libido ainsi libérée, exaltée même, avait été aussitôt engagée dans sa relation avec la thérapeute, personne dont, pour elle, il n’était justement pas question de faire le deuil."

Une sorte d’objet transitionnel, en somme, dont la fonction est de rendre possible le grand saut de la mort. Cet autre soi-même pourrait-il remplir le rôle du chaman psychopompe, guide des âmes vers le royaume des morts ? Le lien en tout cas est d’une force inouïe : il s’agit pour le mourant de réaliser

"un investissement constant et puissant du thérapeute. Ce mouvement allait même si loin que la patiente, tout en parlant de son imagination « sotte et illogique », avait parfois le sentiment que Janice Norton était près d’elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre et qu’elle ne cessait de lui parler."

Selon de M’Uzan l’accompagnant qui se trouve ainsi choisi est sommé d’accepter de ne pas se dérober :

"Le thérapeute de ces patients doit reconnaître et combler leurs souhaits avant même qu’ils n’aient été exprimés (...) le patient (...) peut transformer l’horreur d’avoir été « choisi » par la mort, alors que la vie continue dans le monde, en une mort partagée avec un autre qu’on entraîne avec soi - ce qui correspond peut-être à une nouvelle naissance."

Pour l’accompagnant cela signifie

"qu’elle accepte qu’une part d’elle-même soit incluse dans l’orbite funèbre du mourant. Je préfère cette dernière formule à celle d’empathie ou d’identification, toujours sélective, parce qu’elle tient mieux compte de ce fait essentiel qui est que, dans la désastreuse défaillance des objets d’amour ou de leurs substituts, ce qui est en jeu en réalité, c’est la crainte ancestrale d’être entraîné, dévoré par le moribond. Le folklore illustre abondamment ces craintes, mais même dans l’expérience courante, il n’est pas rare d’entendre un survivant affirmer que le défunt cherche toujours à le happer par-delà la mort."

Sans doute est-il inutile de pointer dans cette citation l’allusion aux thèmes archaïques véhiculés par le folklore. Le résultat de cette opération est la formation d’un être hybride :

"Le mourant forme ainsi avec son objet ce que j’appellerai sa dernière dyade, par une allusion à la mère, dont l’objet pourrait bien être une dernière incarnation."

Les conditions à cette mutation sont stupéfiantes :

"Cette relation est si fragile que non seulement tout retrait affectif lui est fatal, mais que, pour la maintenir, l’objet-clé devrait ne pas être constamment assujetti à une nécessité impérieuse de maintenir la stabilité de son identité."

Ce qui signifie que l’accompagnant doit effectivement accepter de perdre ce qu’il est, de se fondre dans l’ « Un originaire » dont parle Nietzsche à propos de Dionysos. Cette possibilité

"résulte naturellement de l’indifférenciation originaire du « je » et du « non-je » qui, selon moi, n’est jamais complètement réduite."

Plus loin l’auteur déclare :

"Grâce à la distension progressive de son être psychique"

Ce qui renvoie le mourant au statut du nouveau-né avant que l’absence de sa mère ne l’affronte à la problématique de l’être et de l’avoir,

"les frontières de l’être n’ont plus aucune stabilité."

Ainsi

"le « je » du mourant (...) est partout en même temps, ce qui équivaut à ne plus être."

et le mourant accède à un point où la question de la vie ne se pose plus. Il a en quelque sorte quitté le champ de l’existence et peut entreprendre le voyage initiatique du chaman.

"La communication non-verbale est essentielle à ce voyage qui exige un contact physique entre ses éléments."

Ce processus est si puissant que les théoriciens y perdent leur théorie :

"On a le sentiment que, là, des pensées opposées cheminent parallèlement, les unes dépendant essentiellement de données contre-transférentielles et de références théoriques - au deuil en particulier ; les autres découlant d’une attitude affective profonde, d’une intuition obscure, mais féconde. Et tandis que l’intuition permet de saisir au plus près ce qui se passe réellement, elle est reléguée au second plan dès qu’il s’agit de formuler une théorie.

On en vient à sous-estimer le rôle des représentations d’objets et des fantasmes dans lesquels elles sont prises."

En d’autres termes, qui veut ramener le mécanisme dans le champ d’Apollon ne peut le faire qu’en rendant hommage à Dionysos...

La question qui reste à poser ici est donc la suivante : cette explosion dionysiaque peut-elle être accompagnée, aidée, provoquée par le recours à sa manifestation la plus féconde et fécondante qui est la création ? Le malade en fin de vie et son accompagnant, dans l’être nouveau et provisoire qu’ils forment, peuvent-ils trouver leur accomplissement dans quelque chose qui serait la beauté ? Lorsque de M’Uzan dit que

"Le mourant devrait pouvoir ressaisir et assimiler toute une masse de désirs instinctuels dirigés vers eux que, jusque là, il n’a pas pu complètement intégrer."

peut-on espérer que ce travail se fera par ce moyen, bref, se pourrait-il qu’après qu’il ait écrit « De l’art à la mort » le secret soit d’écrire « De la mort à l’art » ?

Notes

[1In : De l’art à la mort, pp 182-199, Gallimard éd.