L’anosognosie du dément

par Michel

Il est habituel de dire que le dément ne sait pas qu’il présente un trouble intellectuel. C’est ce qu’on appelle l’anosognosie, et ce trouble est repéré de manière si fréquente qu’on en fait volontiers un critère de diagnostic. Sur ce point la communauté gériatrique est unanime.

Si le lecteur s’est un tant soit peu promené sur ce site, il a probablement déjà l’intuition, lisant ces quelques lignes, que quelque chose cloche. Et c’est le cas : car la communauté gériatrique a beau être unanime, cette unanimité compte au moins une exception : moi. Cette idée que le dément ne saurait pas qu’il est malade ne correspond pas à ce que j’ai observé dans ma pratique.

Comment puis-je expliquer cela ? J’ai passé l’âge de me figurer que j’ai raison contre tout le monde. D’un autre côté il s’est trouvé des irresponsables pour prétendre que je connaissais mon métier. Essayons donc d’y voir clair.

QU’EST-CE QU’UNE AGNOSIE ?

Nous savons bien que notre cerveau n’est pas qu’une machine à produire de la pensée. Si d’ailleurs il se réduisait à cela nous serions bien en peine : s’il me fallait, chaque fois que je dois poser une vis, me demander dans quel sens je dois faire aller le tournevis, observer le filetage et faire mon choix, je serais un bricoleur bien peu efficace. Heureusement, mon cerveau le sait à ma place, et lance le mouvement dans le bon sens sans même me demander mon avis. On ne prend guère de risque en affirmant que la majorité des actes que nous posons dans une journée ne doivent pas grand-chose à la pensée construite, et que nous les réalisons de manière plus ou moins automatique. C’est d’ailleurs ce qui explique que la démence passe longtemps inaperçue : pour assumer le quotidien la pensée n’est pas aussi utile qu’on pourrait le croire.

Le cerveau dispose donc d’un certain nombre de fonctions qui permettent notamment de traiter l’information de manière automatique avant, si nécessaire, d’en présenter le résultat à la pensée. Je dis : si nécessaire, parce que tout automobiliste sait bien qu’il s’est arrêté au feu rouge, alors même qu’il n’en a pas réellement pris conscience. Parmi ces outils il y a ceux qu’on nomme les gnosies. Le plus simple pour comprendre de quoi il s’agit est de penser aux gnosies qui permettent de traiter les informations sensorielles.

Par exemple il existe une fonction qui me permet de trouver mes clés dans ma poche : il faut, pour que ce soit possible, que mon cerveau soit capable de calculer la forme des objets, leur taille, leur matière, etc., de synthétiser ces informations et de comparer le résultat à une liste d’objets pouvant de manière vraisemblable se trouver dans ma poche à cet instant. Le cerveau le fait, et à une vitesse record.

C’est une fonction du même ordre qui me permet de reconnaître les visages sans avoir à analyser longuement leur forme, la longueur du nez, l’écartement des yeux, etc. Cette fonction est si efficace que je peux même reconnaître quelqu’un alors qu’il me tourne le dos.

Il arrive que ces gnosies tombent en panne. C’est le cas chez le dément : parmi les raisons (car il y en a plusieurs) qui font qu’il cesse de faire sa toilette, il y a le fait qu’il ne reconnaît plus un morceau de savon ; et les soignants savent bien qu’il suffit parfois de lui dire : « Voici le savon » pour qu’il le prenne et l’utilise. Ou encore, le dément perd souvent la capacité de reconnaître les visages, dont nous venons de parler. Cette perte, qu’on nomme prosopagnosie, est nécessaire, par exemple, pour qu’il puisse confondre sa fille avec sa propre mère. Et on remarque souvent que les gnosies ne se perdent pas toutes en même temps : tel dément ne reconnaît plus sa femme quand elle vient le voir mais l’identifie sans hésitation quand elle lui téléphone ; c’est qu’il présente une agnosie visuelle mais pas, ou pas encore d’agnosie auditive. Ces phénomènes déroutants sont source de souffrance pour l’entourage, qui peine à comprendre ce qui se passe, d’où l’importance qu’il y a à les lui expliquer. Une des grandes étrangetés de la démence pour l’entourage est cette évolution par plaques, qui fait que certaines fonctions très altérées cohabitent avec d’autres, largement intactes.

L’ANOSOGNOSIE :

L’anosognosie est un trouble par lequel le sujet se montre incapable de reconnaître qu’il est malade.

Historiquement ce trouble a été décrit en 1914 par Joseph Babinski, l’un des plus grands neurologues de l’histoire de la médecine, qui l’avait observé chez des malades atteints d’hémiplégie. On ne va pas ici refaire toute l’histoire de la neurologie, mais Babinski avait observé que certains hémiplégiques très étrangement, ignorent leur trouble, pourtant massif. Ils ne se plaignent pas de leur paralysie, ils n’en parlent pas, et quand on l’évoque ils ne comprennent pas de quoi il s’agit. Bien entendu il serait assez facile de leur en faire la démonstration, et on arrive souvent à leur faire admettre qu’un des côtés de leur corps ne fonctionne plus, mais cette prise de conscience ne dure pas. Les conséquences sont multiples (à commencer par le fait que le malade se met volontiers en danger), et les choses ont souvent tendance à s’arranger avec le temps. Du point de vue conceptuel, parler d’anosognosie implique qu’il existe une "gnosie de la maladie", autrement dit une fonction cérébrale qui permettrait de percevoir qu’on est malade. C’est un peu ce que disent certains neurobiologistes.

Ce phénomène, très étrange, très intriguant, a donné lieu à plusieurs hypothèses, qui vont du trouble psychogène au trouble neurobiologique, là aussi passons. Il est bien plus important de resituer l’anosognosie dans le champ des divers comportements.

L’anosognosie n’est pas l’ignorance. Il va de soi que si j’ai un cancer et que le diagnostic n’a pas été fait, la moindre des choses est que je ne sache pas que j’ai un cancer. Pour parler d’anosognosie, il faut que le patient présente un certain nombre de symptômes dont il devrait pourtant se rendre compte.

Ce n’est pas davantage le déni. Il faut réserver le terme de déni aux situations où le sujet se comporte à la fois comme s’il savait et comme s’il ne savait pas. C’est un terme fréquemment utilisé en soins palliatifs, pour décrire par exemple la situation du patient à qui on a annoncé une mauvaise nouvelle, et qui déclenche une série de mécanismes psychologiques protecteurs qui font qu’il se comporte tantôt comme s’il n’avait pas entendu, tantôt comme s’il ne concevait pas les conséquences de ce qu’on lui a dit, ou encore oscille entre la pleine conscience et l’ignorance ; un exemple de déni est cette dame qui me disait : « Je ne verrai pas la chute des feuilles » (elle avait raison) et dans la minute qui suit : « Il faut que j’aille chez le dentiste, sinon dans deux ans mon bridge ne tiendra plus ».

Ce n’est pas non plus le mensonge, ou la dissimulation. Et les choses peuvent être très subtiles. Considérons par exemple le cas de l’alcoolique. On voit assez rapidement qu’il est conscient de la situation, mais qu’il la minimise, ou la cache, pour de multiples raisons. Cependant on tend à dire qu’il y a une anosognosie chez l’alcoolique, et effectivement la part des choses est très difficile à faire.
Bien entendu, il est très difficile de faire la part des choses, et d’ailleurs il est très vraisemblable que les choses ne sont pas du tout aussi tranchées que cela. Plusieurs mécanismes peuvent coexister.

Mais il y a encore une autre difficulté, qui est liée à la définition elle-même. Ce que nous observons chez le sujet anosognosique, c’est qu’il ne dit pas qu’il est malade ; c’est notamment sans doute le cas de nombreux malades psychiatriques. Reste à savoir s’ils ne le disent pas parce qu’ils ne veulent pas le dire, ou s’ils ne le disent pas parce qu’ils ne le savent pas. Je fais cette remarque parce que nous sommes influencés par la psychiatrie américaine, et que cette dernière a tendance à s’en tenir à ce qui est observable : il y a en somme les malades qui disent qu’ils sont malades et ceux qui ne le disent pas. Mais on sait bien que c’est là tout le problème théorique de la psychologie : comment puis-je développer un savoir sur l’autre, alors même que je n’ai pas, et pour cause, accès à ce qu’il ressent, mais seulement à ce qu’il dit ? La prudence américaine est donc respectable ; il n’en est pas moins fâcheux de renoncer à faire la différence entre celui qui méconnaît et celui qui dissimule.

L’ANOSOGNOSIE DU DÉMENT :

Une chose est certaine : le dément dit rarement qu’il a un trouble cognitif. Soyons cependant prudents :
- C’est rare mais non exceptionnel.
- Quand on l’interroge dans une atmosphère de confiance, il est souvent assez facile de parvenir à lui faire convenir de troubles dont on peut même retracer l’historique. Il faut certes le faire avec prudence, car ce n’est pas très utile, et cela peut être déstabilisant. On constate aussi que quand le patient admet son trouble il ne manque pas de le banaliser. Mais il y a une différence majeure entre cette sous-estimation et l’anosognosie, qui est le fait d’ignorer le trouble.
- Bien entendu, plus le trouble cognitif progresse plus il est difficile au malade d’en prendre conscience. Et bien entendu il vient un moment où il ne sait plus qu’il est malade ; du moins pour autant qu’on puisse en juger, car bien malin, ou plutôt bien présomptueux est celui qui se targue de savoir ce qui se passe dans l’esprit d’un dément.

Mais ce silence signifie-t-il qu’il ignore son trouble ? Cela peut se produire, mais dans le cas général de la démence de type Alzheimer, je ne le crois pas une seconde.

Entendons-nous : il n’est pas question pour moi de dire que le dément sait qu’il est dément. Mais dans le cas général le dément sait que quelque chose ne va pas, je crois même qu’il ne l’oublie jamais même si bien vite il est incapable de percevoir combien ses fonctions cognitives sont altérées.

On peut toucher du doigt cette connaissance de deux manières.

La première est lors de l’annonce du diagnostic. On sait probablement que de plus en plus on plaide pour que, au moins quand on voit le malade à un stade précoce (car quand la démence est évoluée il me semble que cela a beaucoup moins d’intérêt), il soit informé de ce qui se passe. Cette stratégie suscite toujours de fortes réticences chez l’entourage, mais c’est une erreur, car elle a fait ses preuves. Quand on annonce, par exemple, un diagnostic de maladie d’Alzheimer (je passe sur les débats sémantiques), on constate non seulement que le malade, contrairement aux craintes, ne s’effondre pas, mais qu’il est régulièrement soulagé. Il faut en effet une singulière dose de naïveté pour se figurer que son trouble lui avait échappé, et le plus souvent il a passé de longs mois, quand ce ne sont pas des années, à subir les remarques de son entourage, qui lui a parlé de dépression, de laisser-aller, d’inattentions répétées, etc. Le simple fait de mettre enfin un nom, même si ce nom porte une charge émotive inquiétante, sur une situation dont il savait bien qu’ « elle n’était pas normale » le remet, au contraire, dans une sorte de normalité, avec en plus cet avantage de lui confirmer qu’il ne perd pas la tête au point, précisément, de ne pas savoir qu’il la perd.

La seconde est encore plus éclatante. Dès que la démence est un peu installée, le meilleur moyen de la dépister (je ne dis pas : d’en faire le diagnostic, ce qui tout de même suppose d’autres outils) est de prendre un peu de recul et d’observer les efforts, souvent pathétiques, souvent désespérés, que le malade fait pour cacher son trouble. J’en ai parlé ailleurs (voir La démence ou l’art du camouflage), je n’y reviens pas, sinon peut-être pour rappeler que la principale raison pour laquelle la vieille personne refuse les aides est qu’elle redoute, plus ou moins confusément, certes, ce qui va se passer si quelqu’un met un peu trop le nez dans ses affaires. Le refus des aides doit être considéré, jusqu’à preuve du contraire, comme un signe d’alerte majeur.

Cela ne signifie nullement que le dément est réaliste sur son trouble. Il ne sait pas forcément quelle en est la nature, il ne manque pas de le sous-évaluer, et même il vient sans doute un moment où il ne sait plus ce qui ne va pas, mais très longtemps il sait que ça ne va pas ; on a même l’impression qu’il ne sait plus qu’une chose : il ne faut pas que ça se voie ; même quand il ne sait plus dire ce qui au juste ne doit pas se voir.

C’est pourquoi je persiste à penser que l’anosognosie du dément est un concept très dangereux, dans la mesure où il empêche de penser ce qui se passe ; du coup on perd toute chance de comprendre certains troubles du comportement, notamment les colères, certes, mais pas seulement ; et on passe à côté de ce qui est probablement une source majeure de souffrance.

Mais peut-être y a-t-il un malentendu, qui provient de ce que le concept d’anosognosie n’est pas clair pour tout le monde…